Le rapport et les recommandations de la Competition and Markets Authority : la fin de la toute puissance de Google et Facebook ?

En 2020, le Royaume-Uni et la France ont tous deux publié des rapports respectivement nommés « Online platforms and digital advertising »[1] et « Rapport d’information par la Commission des Affaires Economiques sur les plateformes numériques »[2]. Le 15 décembre 2020, l’Union Européenne a également publié deux propositions : le Digital Market Act [3]et le Digital Services Act[4] régissant respectivement les rapports avec les utilisateurs professionnels et les consommateurs dans un cadre numérique. Cette synchronicité s’explique par la réalisation grandissante de la place qu’occupent les plateformes numériques dans notre quotidien, et de la menace que représentent ces quasi-monopoles, tant d’un point de vue économique que démocratique ; comme avec l’affaire Cambridge Analytica[5] qui nous permit de réaliser l’importance des réseaux sociaux dans le processus démocratique, ainsi que la facilité avec laquelle une élection peut être manipulée via les publicités personnalisées.

En 20 ans, nous sommes passés d’une compétition acharnée sur internet avec très peu de régulations, à une situation d’oligopole, où le temps que nous passons en ligne est partagé entre très peu de plateformes. De plus, nous pouvons passer d’un site à l’autre tout en restant dans le même écosystème : YouTube appartient à Google, et Facebook a racheté Instagram et WhatsApp.

En Europe, 90% des recherches en ligne sont réalisées par Google, et Facebook est depuis 2009 le plus grand réseau social en nombre d’utilisateurs. Au sein de leurs écosystèmes en avril 2020, Google et Facebook se sont partagés 39% de l’attention des consommateurs au Royaume-Uni. Cette situation montre une inaptitude du droit de la concurrence, et présente un fort argument pro-régulatoire : le marché ne s’autorégule pas, une intervention est nécessaire. De plus, internet est la seule industrie qui n’a pas souffert de la pandémie de CoVid-19, mais qui a réussi à se développer et à étendre son influence.

Le droit de la concurrence classique, que ce soit au niveau national ou européen, a montré son inaptitude à gérer les situations anti-compétitives dans ces nouveaux marchés : l’affaire Google Shopping[6], dont la procédure a duré 7 ans et a abouti à une amende de 2,4 milliards d’euros pour abus de position dominante en est un exemple phare. La lenteur de la procédure, due à un manque d’expertise de la part de la Commission Européenne et des critères d’analyse inadaptés, a creusé l’écart entre Google Shopping et ses compétiteurs, défavorisés par le moteur de recherche. Dans sa proposition, l’Union européenne propose désormais la création d’un Comité européen des services numériques, qui travaillera en collaboration avec la Commission et les autorités nationales pour s’assurer de la protection des consommateurs en ligne.

 

Dans son rapport, la France se concentre sur les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), alors que le Royaume-Uni limite son analyse à Google et Facebook. Cette dernière approche est, à mon sens, bien plus pragmatique car elle ne considère pas seulement la taille de la plateforme, basée sur son chiffre d’affaire ou son nombre d’utilisateurs, mais également son mode de fonctionnement. Parmi ces 5 entreprises, seules les deux susmentionnées sont entièrement gratuites pour l’utilisateur et financées uniquement par la publicité. Il convient donc de se demander comment ces plateformes ont atteint une telle position dominante dans leurs marchés respectifs, et les conséquences qui en découlent pour leurs utilisateurs.

Conformément au rapport britannique, nous nous concentrerons uniquement sur ces deux plateformes et les problèmes spécifiques qui leurs sont liés.

            Face à la situation de quasi-monopole dans laquelle se trouvent Facebook et Google, quelles sont les réponses étatiques pour le rétablissement d’une situation concurrentielle ?

 

            Il conviendra d’abord d’identifier les problèmes principaux découlant du manque de concurrence (I), puis les stratégies mises en place pour remédier à l’absence de législation adaptée dans ce domaine (II).

 

  1. Les principaux problèmes liés aux plateformes structurantes dont le modèle économique repose sur la publicité

 

Les deux rapports s’accordent sur l’objectif primordial du droit de la concurrence : le bien-être du consommateur (A), mais le rapporteur français ne s’est pas attardé sur le sort des partenaires commerciaux qui utilisent ces plateformes à des fins publicitaires (B).

 

  1. Le bien-être du consommateur et l’enjeu économique que représentent les données personnelles

 

Les deux rapports se retrouvent pour reconnaître que le bien-être du consommateur est malmené par l’absence de réelle concurrence pour leur moteur de recherche et leur réseau social. Certes, depuis la mise en place du Règlement général sur la protection des données (RGPD)[7], le consentement de l’utilisateur est nécessaire pour le traitement de données à caractère personnel, mais une grande partie des utilisateurs déplore encore le manque de clarté dans le traitement de ces données. L’architecture de choix, utilisée par ces plateformes, rend très aisé le partage de données et complique la tâche quant au refus de traitement de ces données.

Il existe un sentiment d’impuissance de la part du consommateur, qui considère que la plateforme fera comme bon lui semble, peu importe son choix. Une infime quantité de personnes lit les conditions d’utilisation de ces plateformes, qui sont longues, et rédigées de telle manière que leur compréhension est difficile. Le pouvoir des choix par défaut, qui vont souvent dans le sens des plateformes, incite les utilisateurs à accepter le traitement de leurs données à des fins publicitaires, et rend difficile la modification de ces paramètres par la suite.

De plus, Facebook est une des plateformes qui ne peut être utilisée sans publicités personnalisées. Les autres acteurs majeurs, dont Google, imposent tous les publicités personnalisées par défaut, ce qui peut être modifié par la suite dans les paramètres. Les utilisateurs ne considèrent pas que la lecture des longues conditions d’utilisation est utile, et cette asymétrie d’information joue en leur défaveur. Considérant la valeur économique de ces données, dans un marché plus compétitif, le consommateur pourrait être payé par les plateformes pour le partage de ses données à des fins publicitaires !

Néanmoins, le consommateur ne devrait pas être infantilisé, et même si une plus grande transparence est nécessaire de la part des plateformes, il reste possible de désactiver la collecte de données à des fins publicitaires sur Google et les autres plateformes majeures.

Le RGPD est également utilisé par les plateformes pour refuser le partage de données aux partenaires commerciaux, sous prétexte que le partage de données non identifiantes vers des tiers serait une violation du règlement, alors qu’elles-mêmes utilisent ces données à des fins publicitaires. Ce refus de partage de données non identifiables à des tiers creuse l’écart entre les plateformes majeures et leurs potentiels concurrents. Sur ce point, les propositions européennes souhaitent imposer un partage d’information non identifiantes avec les utilisateurs professionnels et la possibilité pour ces derniers de communiquer directement avec les consommateurs sans obligation de passer par une plateforme s’ils le souhaitent.

 

Ces partenaires commerciaux sont aussi mis en difficulté quant au prix des publicités en ligne, qui sont devenues incontournables pour la majorité des secteurs d’activité.

 

  1. Des prix excessifs pour les partenaires commerciaux qui n’ont pas d’autre choix que de contracter avec Facebook et Google

 

Le marché des publicités en ligne est le segment majeur de la publicité au Royaume-Uni, et celui avec la croissance la plus rapide. Google et Facebook, de part leur nombre d’usagers et leur temps d’utilisation, sont devenus nécessaires pour nombre d’entreprises, peu importe leur taille et domaine. La possibilité d’atteindre un public ciblé et précis empêche la possibilité de substitution avec des moyens de publicité dits classiques, tels que la radio, les journaux ou la télévision.

Cette absence de choix dans le domaine de la publicité en ligne mène à une hausse des prix, qui est reflétée au niveau du prix proposé au consommateur final. De plus, les intermédiaires qui offrent des placements publicitaires sur les plateformes reçoivent plus d’un tiers du prix payé par l’entreprise, et Google est l’entreprise qui possède le plus de parts de marché à tous les niveaux de la chaîne de distribution. Un marché plus compétitif permettrait l’entrée de différents intervenants, qui se feront concurrence en baissant les prix proposés aux entreprises qui souhaitent faire de la publicité en ligne. Bing, le moteur de recherche de Microsoft et principal concurrent de Google, facture ses espaces publicitaires 30% à 40% moins cher, preuve du grand déséquilibre au sein de ce marché.

Ces intermédiaires sont cependant pour l’instant nécessaires, les prix étant fixés par un système d’enchères complexe et opaque, inaccessible pour les petites entreprises. Le Digital Services Act contraindrait les plateformes à partager le prix payé par les utilisateurs professionnels concurrents, ce qui remédierait à l’asymétrie d’information dont souffrent les professionnels utilisant les plateformes numériques à des fins publicitaires.

Il est important de noter l’absence de mention de ce problème par le rapporteur français, qui est pourtant un excellent indicateur de la position de dominance de Google et Facebook.

 

Il convient désormais d’analyser et de comparer les réponses étatiques à ces problèmes causés par les positions dominantes occupées par Google et Facebook.

 

  1. Le Digital Markets Unit (DMU) : La réponse britannique ex ante aux problèmes concurrentiels relatifs aux plateformes structurantes

 

Le rapport britannique définit trois objectifs principaux, qui sont le fil conducteur des solutions apportées : un commerce équitable, une liberté de choix et confiance et transparence entre la plateforme et ses utilisateurs. Pour y parvenir, la mise en place d’un Code de conduite (A) et la possibilité d’interventions pro-concurrentielles sont recommandées (B).

 

  1. L’instauration d’un Code de conduite, applicable uniquement aux plateformes numériques structurantes

 

Le Royaume-Uni a clairement défini le terme de plateforme structurante, seul type de plateforme étant concernée par ce Code. L’absence de précisions du rapport français en ce sens est à déplorer, car le rapporteur mentionne seulement des faisceaux d’indices, tels que l’intégration verticale, l’activité sur les marchés voisins, l’exercice d’une position dominante et durable sur le marché européen, le fait d’être incontournable... Il existe d’autres faisceaux subsidiaires et paramètres à prendre en compte, laissant au législateur la tâche ardue de définir ce qu’est une plateforme structurante.

L’approche anglo-saxonne est basée sur le modèle économique de la plateforme et non sa taille, ce qui permet une gestion plus uniforme des problèmes posés. Bien que tous deux occupant une position majeure dans leurs marchés respectifs, Microsoft et Google ont des modèles économiques très différents, et une gestion similaire des problèmes concurrentiels posés par ces plateformes ne serait pas productive.

Le Code de conduite applicable aux plateformes structurantes doit être accompagné d’un pouvoir contraignant fondé par une loi. La rédaction des lignes directrices devrait être rédigée en collaboration avec les acteurs principaux qui sont les plus à mêmes de définir les points de progrès nécessaires. Ce Code gouvernerait le comportement des plateformes structurantes financées par la publicité en ligne, et permettrait un système de prévention, contrairement au droit de la concurrence actuel qui offre un système de rectification ex post. Le Digital Services Act prévoit également l’instauration de standards ainsi que des Codes de conduite, dont certains spécifiques aux publicités en ligne.[8] Cela permet une plus grande clarté pour les plateformes, les utilisateurs et les partenaires commerciaux, ainsi qu’une prévention des dommages plutôt que des réparations postérieures. La multiplication de Codes de conduite pourrait se révéler contre-productive, et ne devrait en aucun cas remplacer un pouvoir contraignant.

De plus, le droit existant est incomplet et morcelé, et l’existence d’un Code réunissant les règles applicables aux plateformes majeures couplé à des règles contraignantes permettrait également le développement d’une expertise régulatoire, tant au niveau national qu’européen.

Au sein d’un marché extrêmement mouvant et en innovation constante, la vélocité des procédures est d’une importance fondamentale. L’objectif du Code est de régler les litiges en quelques semaines, et de se concentrer sur le changement du comportement de l’entreprise plutôt que la sanction d’actions illégales. L’existence d’une autorité compétente chargée de la prévention des dommages est cruciale à cet égard.

Le rapport français recommande aussi la mise en place d’un Code, et les deux Etats s’accordent pour reconnaître qu’une approche coordonnée au sein de l’Europe est nécessaire à la rectification du déséquilibre concurrentiel. Les modifications imposées par les différents Codes seront coûteuses pour les plateformes, et il semble logique de s’assurer qu’elles ne seront pas drastiquement différentes d’un pays à l’autre.

Le Digital Market Act et le Digital Services Act préconisent tous deux une coopération des autorités publiques pour une application uniforme des règles. Pour remédier aux coûts importants découlant des nouvelles obligations, la Commission européenne définit différentes catégories : les services intermédiaires, les plateformes en ligne et les très grandes plateformes. Cela permet d’adapter les obligations à la taille de la plateforme, définie par le nombre d’utilisateurs au sein de l’espace économique européen et le chiffre d’affaire annuel de la plateforme.[9]

 

En plus de ce Code, qui ne s’applique qu’aux plateformes en très forte position dominante, le rapport de la Competition and Markets Authority introduit la possibilité pour l’Autorité de réaliser des interventions favorisant la concurrence auprès de toute plateforme numérique.

 

  1. La possibilité pour le DMU de réaliser des intervention pro-concurrentielles en amont

 

La possibilité d’interventions ex ante non limitées aux plateformes structurantes permet d’éviter l’apparition d’autres positions dominantes. Cette idée innovante reflète le pragmatisme du rapporteur anglo-saxon, et considère la rapidité des avancées technologiques et la difficulté de légiférer aujourd’hui pour les problèmes de demain. L’Union se réserve également le droit de modifier les obligations incombant aux plateformes en fonction des changements dans l’écosystème des plateformes, reconnaissant qu’une souplesse est nécessaire à la prévention et au traitement des dangers pour le consommateur.

 Les principaux objectifs mentionnés par le rapporteur anglais sont la création de silos de données au sein des grands écosystèmes, pour que les données récoltées sur un site ne soient pas utilisées sur un autre site de la même plateforme à des fins publicitaires, ainsi que la possibilité de forcer une plateforme à partager des données personnelles non identifiantes avec des partenaires commerciaux. Cela permettrait d’abaisser largement les barrières d’entrée qui empêchent l’apparition de nouveaux concurrents efficaces, ce qui bénéficie actuellement aux écosystèmes de Google et Facebook.

Le rapport français préconise également le développement de mesures conservatoires à l’échelle européenne, et partage les mêmes objectifs que ceux mentionnés pour le DMU. L’interopérabilité des services et la portabilité des données sont considérées comme essentielles pour éviter les effets de verrouillage et faire tomber les barrières d’entrée sur les marchés du moteur de recherche et du réseau social. En pratique, la mise en place de l’interopérabilité des services pourrait poser de nombreux problèmes techniques et se montrer coûteuse.

Le but est de donner au législateur une « boite à outils » lui permettant d’agir en ce sens, et au cas par cas, pour créer un marché plus neutre et transparent. Toutefois, le contenu de cette boîte n’est pas précisé dans le rapport.

 

Bien que la France souhaite mener le mouvement Européen pour contrer le monopole des principales plateformes, son rapport reste très limité en termes de propositions concrètes et de moyens pour parvenir à réaliser ses objectifs. Le Royaume-Uni, à travers un rapport bien plus précis et détaillé, semble avoir une meilleure compréhension du fonctionnement de ces marchés et de la démarche nécessaire pour rétablir une situation concurrentielle. L’objectif du Code de conduite est, à terme, de devenir inutile grâce à la disparition de ces plateformes structurantes, permettant ainsi une meilleure répartition des parts de marché pour les moteurs de recherche et réseaux sociaux. De son côté, l’Union n’a pas attendu le rapport français pour établir la marche à suivre et propose un cadre précis et détaillé pour légiférer celles qui sont devenues des « quasi-espaces publics ».[10]

 

[3] Proposal for a Regulation of the European Parliament and of the Council on contestable and fair markets in the digital sector (Digital Market Act) https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/proposal-regulation-single-market-digital-services-digital-services-act_en.pdf

[4] Proposal for a Regulation of the European Parliament and of the Council on a Single Market for Digital Services (Digital Services Act) and amending Directive 2000/31/EC https://eur-lex.europa.eu/legal-content/en/TXT/?uri=COM:2020:825:FIN

[6] Affaire AT.39740 — Moteur de recherche Google (Shopping)

[7] Règlement (UE) 2016/679 du Parlement Européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE

[8] Cécile Crichton, « Le Digital Services Act, un cadre européen pour la fourniture de services en ligne », Dalloz actualité 8 janvier 2021

[9] Cécile Crichton, « Le Digital Market Act, un cadre européen pour la concurrence en ligne », Dalloz actualité 8 janvier 2021

[10] “Commission proposes new rules for digital platforms”, EU Focus 2020, 400 35-35