À propos de l´étude de P. Royla sur la coordination des règles de commerce communautaire et international : le spectre de « l´isolation clinique » du droit communautaire par Alexandra FRELAT
La force obligatoire du droit de l’Organisation Mondiale du Commerce au sein de l’ordre juridique communautaire est au cœur des débats doctrinaux. La position isolationniste des institutions européennes est majoritairement rejetée. M. P. Royla a défendu en 2001 un point de vue plus nuancé, estimant que le refus du juge communautaire de contrôler la conformité du droit dérivé au droit de l’OMC pouvait être justifié. Ce commentaire propose de discuter cette analyse à la lumière de développements intervenus ces dernières années. Royla Pascal, WTO-Recht – EG-Recht : Kollision, Justiziabilität, Implementation, Europarecht Heft 4, 2001, p. 495
L’interaction entre l’ordre international et l’ordre communautaire est des plus complexes et laisse apparaître un besoin de reconnaissance réciproque. Cette interaction est d’autant plus complexe lorsque normes internationales et normes communautaires ont le même objet. Or une comparaison du préambule de l’Accord instituant l’OMC avec le Traité instituant la Communauté Européenne (CE) laisse clairement apparaître la similitude des compétences de ces deux organisations. Pour l’une comme pour l’autre il s’agit de contribuer au progrès économique et social en éliminant les obstacles au commerce entre les Etats membres. Les rapports entre l’OMC (incluant l’ancien système du GATT, General Agreement on Tariffs and Trade) et la CE ont fait l’objet de nombreuses analyses critiquant en majorité la position des institutions communautaires. Celles-ci refusent en principe une invocabilité des normes devant le juge communautaire et priveraient ainsi le droit international commercial de la crédibilité lui étant due. Dans son étude « WTO- EG-Recht : Kollision, Justiziabilität, Implementation » paru en 2001 dans la revue juridique allemande Europarecht, P. Royla offre une lecture plus modérée de la pratique communautaire. Il rappelle tout d’abord que le premier contact entre le droit international commercial et le droit communautaire est redevable à la grande souplesse de l’ordre communautaire. Celui-ci donne en effet aux compétences de ses institutions une nature évolutive (cf. entre autre par l’arrêt C-22/70 AETR du 31 mars 1971 de la Cour de Justice des Communautés Européennes et l’article 308 Traité CE). Introduisant le GATT de 1947 dans l’ordre communautaire, la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) considère néanmoins que les accords de commerce international, compte tenu de leur nature et de leur économie, ne figurent pas en principe parmi les normes au regard desquelles il contrôle la légalité des actes communautaires. Beaucoup avaient annoncé la fin de cette jurisprudence avec la signature de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation Mondiale du Commerce le 15 novembre 1994. Cette organisation devait servir de cadre institutionnel commun pour la conduite des relations commerciales et ainsi pérenniser les règles de commerce international. Refusant la rupture, le juge communautaire a néanmoins réitéré sa position avec force. Lors de l’écriture de son article en 2001, la seule question restant encore ouverte était celle de savoir quel effet aurait une décision de l’Organe de règlement des différends (ORD) institué par l’Accord de Marrakech sur l’ordre communautaire. À contre-courant, P. Royla affirme qu’une décision de l’ORD n’est pas de nature à contraindre le juge communautaire. Le temps semble lui avoir donné raison : Le juge communautaire dans plusieurs arrêts postérieurs (Affaire C-377/02, Van Parys du 1er mars 2005 commenté par L. Laithier, www.m2bde.u-paris10.fr/blogs/idie/index.php, Affaire T-19/01, Chiquita Brands et a. du 3 février 2005 et Affaire C-351/04, IKEA du 6 avril 2006) refuse ainsi de contrôler la validité du droit communautaire dérivé au regard du droit de l’OMC alors même qu’un arrêt de l’ORD (notamment l’arrêt WT/DS27/AB/R du 25 septembre 1997 en cause dans les affaires citées ci-dessus) constate l’incompatibilité du droit communautaire avec le droit de l’OMC. L’isolation clinique du droit communautaire (terme consacré par une jurisprudence Essence de l’ORD, Arrêt du 20 mai 1996, WT/DSB/M/17) refusant que le droit de l’OMC soit invoqué devant ses tribunaux semble néanmoins être en contradiction avec l’affirmation selon laquelle le droit international commercial fait partie intégrante de l’ordre communautaire (Affaires jointes de C-21/72 à C-24/72, International Fruit Company du 12 décembre 1972). Comment concilier cette intégration du droit de l’OMC avec le principe de non-invocabilité devant les tribunaux ? M. Royla tente d’expliquer la position a priori contradictoire de l’ordre communautaire - être partie à une organisation internationale puis dénier un effet direct à son droit – qu’il est intéressant de confronter à la pratique communautaire postérieure. Les arguments apportés par P. Royla au soutien de la jurisprudence communautaire laissent ainsi apparaître que l’isolation du droit communautaire est facilitée par la souplesse du droit international mais aussi sollicitée par l’ordre communautaire (I). Dégageant les problèmes de cette position, notamment du fait de la superposition des ordres juridiques, P. Royla expose certaines solutions qui semblent néanmoins avoir perdu beaucoup de leur vigueur (II).
I - Une « isolation clinique » sollicitée par les institutions communautaires et facilitée par la souplesse du droit international
Avec la création de la Communauté économique européenne en 1957, les Etats membres ont transféré de nombreuses compétences à cette organisation internationale perdant ainsi le droit de les exercer. Sur la scène internationale ces Etats s’étaient pourtant engagés à respecter les normes économiques du GATT de 1947. Ces deux ordres juridiques ayant l’objectif commun de régir le commerce entre Etats, ils ont donné lieu à des interactions. Elle fut constatée dans l’arrêt International Fruit Company et a. du 12 décembre 1972 (cité en introduction), où la CJCE constate que « les dispositions de cet accord le GATT de 1947 ont pour effet de lier la Communauté ». Ainsi le juge communautaire accepte de faire du droit international économique un paramètre de légalité communautaire. S’il accepte de lier l’ordre communautaire à l’ordre international, le juge communautaire refuse dans un deuxième temps de se porter garant de son respect. En effet il considère que le GATT de 1947 n’est pas de nature à être invoqué par les justiciables de la Communauté pour se prévaloir de la nullité d’un acte communautaire. Il revient dès lors aux institutions communautaires d’assurer la conformité du droit communautaire avec le droit international. Cette isolation clinique du droit communautaire restreint fortement la force contraignante du GATT de 1947 puisque personne ne pourra faire constater la violation de ce droit. Cette « doctrine de la non invocabilité » (Mariatte F., La juge communautaire et les effets des décisions de l’Organe de règlement des différends de l’OMC, Europe, juin 2005, p. 8) était fondée sur la grande souplesse du GATT de 1947, laissant une large place à la négociation. Avec la fin du GATT et la création de l’OMC chargé de « la mise en œuvre, l’administration et le fonctionnement » des accords commerciaux internationaux (Art. III de l’Accord instituant l’OMC du 15 avril 1994) une grande partie de la doctrine a plaidé pour une évolution de la jurisprudence communautaire. C’est un Etat membre, le Portugal, qui a provoqué la réaction du juge communautaire (Aff. C-149/96, Portugal/Conseil du 23 novembre 1999). Par sa demande d’annulation d’une décision du Conseil, la CJCE a pu confirmer sa jurisprudence vis-à-vis du droit de l’OMC : « Compte tenu de leur nature et de leur économie, les accords OMC ne figurent pas en principe parmi les normes au regard desquelles la Cour contrôle la légalité des actes des institutions communautaires » (pt. 47 de l’affaire précitée). En outre, alors que l’une des innovations fondamentales du système de l’OMC est la création d’un Organe de règlement des différends chargé de l’application du droit de l’OMC (Annexe 2 de l’Accord instituant l’OMC, cf. Daillier P. / Pellet A., Droit international public, L.G.D.J., 7eme édition, 2002 p. 1112 pour plus de détails), le juge communautaire sape son autorité en refusant à ses décisions tout effet direct au sein de la CE (Arrêts Van Parys du 1er mars 2005, commenté par Laithier L., L’arrêt Van Parys, Acte IV Scène II de l’affaire de la banane, www.m2bde.u-paris10.fr/blogs/idie/index.php, Affaire T-19/01, Chiquita Brands et a. du 3 février 2005 et Aff. C-351/04, IKEA du 6 avril 2006). Si la position de la CJCE et de son tribunal de première instance peut paraître contradictoire, P. Royla tente d’en donner les raisons. Cette jurisprudence est tout d’abord facilitée par un droit international souple. En effet, ni le GATT de 1947, ni l’Accord instituant l’OMC (art. XVI n°4 de l’Accord instituant l’OMC) ne définissent leur régime d’application dans l’ordre juridique des Etats membres. Ainsi l’invocabilité devant les Cours n’est qu’une des modalités d’application qui, selon un arrêt de la Cour permanente de Justice internationale (Aff. C14/1, Compétence des tribunaux de Dantzig, 3 mars 1928) ne se présume pas. De même, les règles d’interprétation des traités peuvent aussi appuyer les arguments du juge communautaire. La CJCE fonde, en effet, ses arrêts récents sur le fait que les autres parties à l’Accord instituant l’OMC ne donnent pas le droit aux particuliers de l’invoquer. Or en vertu de l’art. 31 n°3 b) de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (en tant que codification de la coutume, cf. Arrêt de la Cour Internationale de Justice, Projet Nabcikovo-Nagymaros du 25 septembre 1997), il sera tenu compte de « toute pratique ultérieure suivie dans l’application du traité ». En outre cette position est aussi sollicitée par les institutions communautaires qui, dans la décision 94/800, expriment clairement leur souhait de ne pas voir le droit de l’OMC invoqué devant les juridictions communautaires. Cette emprise des institutions communautaires sur l’interaction entre l’OMC et la CE est très nette. La CJCE se refuse ainsi à opérer un contrôle de légalité au regard du droit de l’OMC car cela reviendrait à priver les organes législatifs ou exécutifs de leur marge de manœuvre sur la scène internationale (Arrêt Van Parys, opcit, pt. 53). Cette isolation clinique répond donc à une volonté de protection de l’ordre communautaire. Cependant le contexte de l’ordre juridique communautaire est différend de celui de tout autre Etat membre de l’OMC. En effet, on est en présence de trois ordres juridiques superposés (international, communautaire et national).
II - Un enchevêtrement des systèmes rendant nécessaire une adaptation de la jurisprudence communautaire
Le refus de la CJCE de constater la nullité d’un acte communautaire au regard du droit de l’OMC n’a pas uniquement pour effet de protéger l’ordre communautaire des intrusions du droit international économique. Il pose aussi problème dans l’ordre juridique de chacun des Etats membres qui sont eux aussi liés par l’Accord instituant l’OMC (l’accord de l’OMC est ce que l’on appelle un accord mixte, c’est-à-dire signer par les Etats membres et la CE). En effet les décisions de l’ORD, dont le juge communautaire refuse de tenir compte, sont assorties de sanctions (art. 21 et 22 du mémorandum d’accord sur les règles et procédure régissant le règlement des différends). Ainsi dans la célèbre affaire de la banane (cf. le commentaire de l’arrêt Van Parys par Lucie Laithier, opcit.) opposant les CE à plusieurs Etats dont les Etats-Unis, l’ORD a adopté le 25 septembre 1997 un rapport condamnant le régime européen d’importation de la banane (Affaire CE-Bananes III, WT/DS27/AB/R). Sur la base de cet arrêt, les Etats-Unis ont pu prélever des droits de douane plus élevés lors des échanges avec les pays de la CE et ainsi compenser le manquement communautaire au droit de l’OMC. Finalement ce sont les Etats membres et les particuliers qui subissent les effets de la violation du droit international économique. P. Royla considère donc qu’un aménagement de la jurisprudence communautaire est nécessaire. Il invoque dans son article plusieurs exceptions possibles au principe de la non invocabilité du droit de l’OMC. Le juge communautaire a lui-même consacré des exceptions à la non-invocabilité dans ses arrêts Fediol (Aff. C-70/87 du 22 juin 1989) et Nakajima (Aff. C-69/89 du 7 mai 1991). Selon ces arrêts, le droit de l’OMC peut être invoqué devant le juge communautaire si la CE a manifesté son intention de donner exécution à une obligation issue des accords de l’OMC (Nakajima) ou si un acte communautaire fait référence à une disposition des accords de l’OMC (Fediol). Si ces exceptions ont été reconnues, elles n’ont jamais conduit in concreto à un contrôle de légalité. Le juge communautaire a en effet toujours considéré que les conditions applicables à ces exceptions n’étaient pas remplies. De plus, les arrêts Van Parys et Chiquita Brands et a. précités témoignent de la volonté du juge communautaire de donner à l’exception Nakajima une application très restrictive. Le Tribunal considère que l’acte communautaire contesté « doit avoir été adopté dans le but de donner exécution à une obligation particulière assumée dans le cadre des accords de l’OMC ». Or dans les cas d’espèce la CE avait modifié le règlement portant organisation commune des marchés dans le secteur de la banane suite à un arrêt de l’ORD (cf. ci-dessus, WT/DS27/AB/R). Cependant le Tribunal – comme la CJCE dans l’espèce Van Parys concernant ce même règlement – considère que les conditions d’application de la jurisprudence Nakajima ne sont pas réunies (pt. 126). Compte tenu de la réticence du juge communautaire à appliquer cette jurisprudence, se pose la question de savoir s’il existe réellement une jurisprudence de l’exception au principe de non invocabilité du droit de l’OMC. P. Royla invoque ainsi une autre nuance à la jurisprudence du juge communautaire. L’interprétation conforme du droit communautaire ou national au droit de l’OMC admise dans les arrêts Hermès (Aff. C-53/96 du 16 juin 1998) et Parfums Christian Dior (Aff. C-392/98 du 14 décembre 2000). Il s’agit d’un mimétisme des rapports entre le droit national et le droit commercial (Royla P., p. 506). Le droit national doit être interprété à la lumière des directives communautaires non transposées pour donner un effet minimum à celles-ci. De même, l’interprétation conforme du droit national ou communautaire au droit de l’OMC lui donne une place, certes minimale, dans l’ordre communautaire (Laget-Annamayer A., Le statut des accords de l’OMC dans l’ordre communautaire, Revue trimestrielle de droit européen, 2006, p. 262 s.). C’est donc dans la complexité de l’ordre communautaire que les Etats membres ont cherché des solutions. L’Allemagne avait en effet invoqué l’art. 307 TCE stipulant que les traités conclus avant l’adhésion à la CE ne sont pas affectés par le droit communautaire, pour se libérer du droit communautaire contraire au GATT de 1947. Depuis l’entrée en vigueur de l’Accord instituant l’OMC, une application de cet article est cependant incertaine. Chacun semble donc attendre une décision politique redonnant au droit de l’OMC la place qu’il mérite au sein de l’ordre communautaire. Dans le cas du conflit de la banane, cette décision prend peut-être la forme de l’Accord de Cotonou conclu avec les Etats ACP (Afrique, Pacifique et Caraïbes) censé conformer le régime d’import favorable à ces pays au droit de l’OMC, conformité prenant néanmoins la forme d’une union douanière, exception à la clause de la nation la plus favorisée, pierre angulaire du droit de l’OMC.
Bibliographie
OUVRAGE
• DAILLIER Patrick/ PELLET Alain, Droit international public, 7. Edition, L.G.D.J., Paris, 2002, p. 1111 et s.
REVUES
• ROYLA Pascal, WTO-Recht – EG-Recht : Kollision, Justiziabilität, Implementation, Europarecht Heft 4, 2001, p. 495 s. • MARIATTE Flavien, La juge communautaire et les effets des décisions de l’Organe de règlement des différends de l’OMC, Jurisclasseur Europe, juin 2005 • LAGET-ANNAMAYER Aurore, Le statut des accords de l’OMC dans l’ordre communautaire, Revue trimestrielle de droit européen, 2006, p. 262 s
JURISPRUDENCE / DROIT APPLICABLE
• Décision du Conseil de la CE du 22 décembre 1994, 94/800 • Arrêt de la Cour Permanente de Justice Internationale, Compétence des tribunaux de Dantzig du 3 mars 1928, aff. C14/1 • Arrêt de la Cour Internationale de Justice du 25 septembre 1997Projet Nabcikovo-Nagymaros • Arrêt de la CJCE, IKEA du 6 avril 2006, aff. C-351/04 • Arrêt de la CJCE, Van Parys du 1er mars 2005, aff. C-377/02 • Arrêt, Chiquita Brands et a. du 3 février 2005, aff. T-19/01 • Arrêt de la CJCE, Parfum Christian Dior du 14 décembre 2000, aff. C-392/98 • Arrêt de la CJCE, Hermès international du 16 juin 1998, aff. C-53/96 • Arrêt de la CJCE, Portugal/Conseil du 23 novembre 1999, aff. C-149/96 • Arrêt de la CJCE, Nakajima du 7 mai 1991, aff. C-69/89 • Arrêt de la CJCE, Fediol du 22 juin 1989, aff. C-70/87 • Arrêt de la CJCE, International Fruit Company et a. du 12 décembre 1972, Affaires jointes de C- 21/72 à C-24/72 • Arrêt de la CJCE, AETR du 31 mars 1971, aff. C-22/70 • Arrêt de l’ORD, CE-Bananes III, du 25 septembre 1997, WT/DS27/AB/R