ALLEMAGNE - La répudiation islamique (Talaq) et l’ordre international privé français et allemand, par Amany CHAMIEH

Les sociétés occidentales accordent beaucoup d’importance à l’égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines, et surtout dans le droit de la famille. Le non-respect de cette égalité est une des causes d’atteinte à l’ordre public international en droit international privé allemand et français.

 En droit allemand, la réserve d’ordre public international est soulevée lorsque le droit applicable étranger n’est pas en accord avec des principes de droit allemand et des valeurs allemandes. Selon l’article 6 du« Einführungsgesetz zum Bürgerlichen Gesetzbuche » (EGBGB : recueil des dispositions de droit international privé) », l’application d’un droit étranger ne doit pas conduire à un résultat qui est en contradiction avec les principes importants du droit allemand. Selon l’alinéa 2 de l’article 6 du EGBGB, l’application d’un droit étranger ne doit surtout pas conduire à une atteinte aux droits fondamentaux. Cet article a pour but de protéger les fondements de l’ordre juridique allemand. Par conséquent, certaines dispositions de droit étranger ne peuvent être appliquées par le juge allemand.[1]

En France, l’ordre public international permet au juge français d’évincer les règles applicables de droit étranger, « dont le contenu contredit des valeurs essentielles de l’ordre juridique du for »[2] et en « heurte des conceptions fondamentales »[3]. Selon la Cour de cassation, l’ordre public international est « l’ensemble des principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue »[4]. Ainsi, non seulement l’ordre public international français permet d’évincer une règle étrangère, mais il peut constituer un barrage à la reconnaissance de jugements étrangers en France.

Cependant, en France comme en Allemagne, il n’y a pas liste exhaustive des règles étrangères contraires à l’ordre public international. La considération de certaines règles de droit étranger comme portant atteinte à l’ordre public international relève de l’appréciation des juges. La notion d’ordre public international étant très compliquée, cela rend la tâche des juges assez difficiles.

 La décision de la Cour d’appel de Francfort en date du 11 mai 2009 est relative à la reconnaissance d’un divorce par répudiation devant les tribunaux allemands. Dans cette décision, il est question d’un couple de réfugiés pakistanais, appartenant à la confession « Ahmadiyya », s’étant marié en 2000 au Pakistan et ayant leur dernière résidence habituelle commune en Allemagne.[5] Depuis le 1er octobre 2008, ils étaient séparés car l’époux avait répudié l’épouse en son absence.

L’époux, demandeur, souhaite la prononciation du divorce par cette action ainsi que l’octroi d’aide au paiement des frais de procédure. Cette action est équivalente à l’action en condamnation au paiement des dépens de l’article 700 du Code de procédure civile. L’épouse, défendeur, approuve l’action en divorce. Cependant, elle refuse de payer les frais de la procédure.

Le tribunal d’instance déboute l’époux de sa demande seulement relative à l’octroi d’aide au paiement des frais de la procédure au motif que « le droit du divorce pakistanais n’était pas applicable en raison de son incompatibilité avec d’importants principes de droit allemand, surtout avec les droits fondamentaux selon l’article 6 du EGBGB ». La répudiation serait tellement différente des autres activités judiciaires, qu’elle n’entrerait pas dans le cadre des obligations du juge en Allemagne. Le demandeur interjette appel devant la Cour d’appel de Francfort.

La Cour d’appel de Francfort, dans sa décision du 11 mai 2009, explique que pour que l’aide  au paiement des frais de procédure soit octroyée, il faut prouver le divorce des deux époux, selon l’article 114 et suivants du Code de procédure civile allemand.

En l’espèce, la loi applicable au divorce est, selon les articles 14 alinéa 1er, n°1 et 17 alinéa 1er du EGBGB, la loi pakistanaise, étant donné que les deux parties sont des ressortissants pakistanais. Selon l’article 260 alinéa 3 de la Constitution du Pakistan, les « Ahmadis » ne sont pas musulmans ; cependant, les mariages des « Ahmadis » dans leur centre religieux suivant le rite musulman sont reconnus par l’Etat. De même, les divorces sont soumis au droit du divorce pakistanais. Le droit qui y est applicable est alors le droit sunnite, donc les règles de l’école Hanéfite. « Par conséquent, le droit applicable au divorce des parties est le droit de l’école Hanéfite. »[6]

La Cour d’appel de Francfort infirme le jugement du tribunal d’instance et affirme qu’un divorce en l’espèce peut être prononcé. En effet, l’époux a le droit unilatéral de répudier sa femme sans cause (Talaq), et ce même en son absence. En l’espèce, cette condition est remplie, le demandeur a bien répudié son épouse en son absence.

La Cour d’appel développe sa décision en insistant sur le fait que les dispositions de l’article 6 du EGBGB ne s’opposent pas à la répudiation. Dans ce cas, ce qui est pris en compte n’est pas le fait que les droits pakistanais et allemand reposent sur des principes contradictoires, mais le fait de savoir si le résultat concret de l’application du droit pakistanais est à condamner par le droit allemand. Par conséquent, il n’y pas d’atteinte à l’ordre public international allemand de l’article 6 du EGBGB lorsque le divorce aurait été prononcé si le droit allemand était applicable.[7]

En l’espèce, l’épouse est formellement d’accord avec le divorce. Ainsi, le résultat de l’application de la répudiation, du divorce donc, ne constitue pas d’atteinte à l’ordre public allemand.

                En principe, la réserve d’ordre public de l’article 6 du EGBGB prend une grande signification à l’encontre des règles étrangères de divorce qui défavorisent la femme. En effet, le juge allemand est lié par l’interdiction de discrimination posée par l’article 3 alinéas 2 et 3 de la Loi fondamentale (Grundgesetz)[8]. Le droit de répudiation dans le droit islamique est visé par ce principe car dans la majorité des ordres juridiques islamiques, ce droit n’est octroyé qu’à l’homme. Selon l’article 17 alinéa 1er du EGBGB, la loi applicable au divorce est la loi applicable aux conséquences générales du mariage de l’article 14 du EGBGB. Un droit étranger peut être donc applicable au divorce. Dans ce cas, si la loi applicable au divorce ne reconnait pas de droit au divorce à la femme, mais si cette même loi en reconnait un à l’homme, il s’agit d’une atteinte à l’ordre public international allemand. Le divorce est alors soumis au droit allemand[9]. Cependant, les conséquences du divorce restent soumises au droit applicable en principe au divorce.[10]

Le droit de répudiation donné à l’homme par le droit islamique ne porte pas atteinte à l’ordre public international allemand uniquement parce qu’aucun droit de divorce n’est reconnu à la femme.  Ceci dépend du lieu de la répudiation, en territoire allemand ou à l’étranger.

Lorsque la répudiation a lieu à l’étranger, le problème de la reconnaissance se pose alors. La condition nécessaire à la reconnaissance d’un divorce est le fait que le divorce doit être effectif en application des règles de conflit de l’article 17 du EGBGB et qu’il ne doit pas porter atteinte à l’ordre public international allemand. La reconnaissance d’un divorce entre les parties, sans intervention judiciaire, ne représentant aucune atteinte en soi aux pouvoirs de l’Etat dans le cadre des droits fondamentaux de la femme, l’ordre public international allemand ne peut pas être applicable dans ce domaine. La répudiation étant un divorce entre les parties sans intervention judiciaire, la réserve de l’ordre public international n’entre en compte que si un lien de proximité avec l’Allemagne est prouvé, par exemple la nationalité ou le domicile des parties. De plus, une atteinte à l’ordre public international est à exclure, lorsque l’épouse avait donné son accord pour le divorce ou que le divorce aurait pu être prononcé si le droit allemand était applicable.[11]

                En Allemagne, sur le territoire allemand, un couple ne peut pas divorcer en privé, sans intervention judiciaire, d’après l’article 17 alinéa 2 du EGBGB. Le problème se pose lorsque la répudiation est conforme à la loi étrangère applicable. Est-ce qu’un tribunal allemand peut fonder un divorce sur la répudiation ? En d’autres termes, peut-il utiliser la répudiation comme cause du divorce ? Lorsque la proximité avec l’Allemagne est grande, la répudiation islamique porte en principe une atteinte à l’ordre public international. Néanmoins, la répudiation peut être invoquée comme cause de divorce, lorsque l’épouse donne son accord[12]. Dans ce cas, l’atteinte aux droits fondamentaux de la femme est rendue légitime par son accord. Le deuxième cas où la répudiation peut être invoquée comme cause de divorce est le cas où le divorce peut être prononcé selon le droit allemand[13]. L’application du droit étranger contraire aux droits fondamentaux allemands n’a alors pas de conséquences sur le résultat.

En l’espèce, il s’agissait bien d’une répudiation sur le territoire allemand. La Cour d’appel de Francfort, en 2009, en confirmant le divorce entre les époux a donc fondé sa décision sur la répudiation en accord avec la volonté de l’épouse. Par conséquent, elle ne fait qu’appliquer une jurisprudence constante en la matière.

                En France, la jurisprudence a connu une évolution. La Cour de cassation, pendant des années, a reconnu des répudiations, pour des motifs différents, dès lors que la répudiation était d’un consentement mutuel. Parfois, elle a été reconnue sur le critère de « la possibilité éventuelle pour le femme de faire valoir ses prétentions et défense »[14]. Parfois, la répudiation a été reconnue car l’épouse avait, en échange, reçu une compensation pécuniaire[15]. Le divorce était alors reconnu comme un divorce par consentement mutuel et ses effets étaient ceux du divorce par consentement mutuel.

Cependant, il était souvent question de cas où l’épouse intentait une action en divorce en France et où l’époux la répudiait par la suite dans l’Etat d’origine des époux, installés en France, pour opposer cette répudiation comme fin de non-recevoir à l’action de l’épouse. La Cour de cassation a ensuite sanctionné cette attitude des époux comme une fraude.[16]

La Cour de cassation change son point de vue en 1994[17] en refusant la reconnaissance d’une répudiation pour atteinte à l’ordre public international français. La répudiation n’était pas conforme au principe d’égalité des époux consacré par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans l’article 5 de son protocole n°7.[18] Dans un arrêt de la première chambre civile en date du 11 mars 1997, la Cour de cassation consacrent ces « conditions (celles exigées des jugements de divorce rendus à l’étranger pour être reconnus en France) qui exigent, notamment que la décision étrangère ait respecté les droits de la défense et que sa reconnaissance ne soit pas contraire à l’ordre public international ; qu’au titre de cette dernière exigence figure l’égalité des droits et responsabilités des époux lors de la dissolution du mariage, droit reconnu par le troisième texte précité (l’article 5 du protocole du 22 novembre 1984) et que la France s’est engagée à garantir à toute personne relevant de sa juridiction ».[19]

Le 3 juillet 2001, la Cour de cassation, dans un arrêt de la première chambre civile, revient sur sa vision, engendrant ainsi un revirement de jurisprudence en la matière. Elle décide que « la conception française de l’ordre public international ne s’oppose pas à la reconnaissance en France d’un divorce étranger par répudiation unilatérale par le mari dès lors que le choix du tribunal par celui-ci n’a pas été frauduleux, que la répudiation a ouvert une procédure en faveur de laquelle chaque partie a fait valoir ses prétentions et défenses et que le jugement algérien, passé en force de chose jugée et susceptible d’exécution, a garanti les avantages financiers à l’épouse en condamnant le mari à lui payer des dommages-intérêts pour divorce abusif, une pension de retraite légale et une pension alimentaire d’abandon ». Cette décision et les suivantes en la matière engendrent beaucoup de commentaires de la part de la doctrine, divisée dans ce domaine

Sous l’influence probable d’une partie de la doctrine, par cinq arrêts de la première chambre civile rendus en date du 17 février 2004, la Cour de cassation écarte des répudiations portant atteinte à l’égalité des époux, lorsqu’ils entretiennent des attaches fortes avec la France et que la femme n’a pas acquiescé à la répudiation[20] et fixe ainsi sa jurisprudence. Elle affirme désormais qu’ « une décision constatant une répudiation unilatérale du mari sans donner d’effet juridique à l’opposition éventuelle de la femme et en privant l’autorité compétente de tout pouvoir autre que celui d’aménager les conséquences financières de cette rupture du lien matrimonial, est contraire au principe d’égalité des époux lors de la dissolution du mariage reconnu par l’article 5 du protocole du 22 novembre 1984, n° VII, additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme ».

Néanmoins, les deux conditions posées par la Cour de cassation dans les arrêts de 2004 semblent laisser une ouverture à la reconnaissance des répudiations dans certains cas. En effet, a contrario, elle serait reconnue dans le cas où la répudiation serait la conséquence d’un accord entre les époux, ou que l’épouse y acquiescerait, ceci étant en fait « assimilable respectivement aux deux formes de divorce par consentement mutuel prévues par la loi française »[21].Ainsi, la répudiation ne serait pas repoussée car elle ne porterait pas atteinte à l’ordre public international français.

                En comparant les solutions des solutions de droit français et allemand, il est clair que le principe est que la répudiation islamique (Talaq) est contraire à l’ordre public international des deux Etats en principe. Cependant, la réserve d’ordre public n’est pas soulevée systématiquement, ce qui peut être considéré soit comme un respect de la liberté des époux de rompre leur union, soit comme une brèche dans la protection des droits de la femme.

 

Bibliographie

Textes législatifs :

  • Einfürungsgesetz zum Bürgerlichen Gesetzbuche (EGBGB)
  • Zivilprozessordnung (ZPO), Code allemand de procédure civile
  • Code de procédure civile

Manuels :

  • Internationales Privatrecht, Kegel/Schurig, Juristische Kurz-Lehrbücher, 9. Auflage
  • Internationales Privatrecht, Art. 3-46 EGBGB, Dirk Looschelders, Springer
  • Die Privatscheidung im deutschen und gemaintschaftlichen Internationalen Privat- und Verfahrensrecht, Veronika Gärtner
  • Droit international privé, Bernard Audit, Economica, 5ème edition
  • Droit international privé, M.-L. Niboyet/G. de Geouffre de La Pradelle, L.G.D.J.

Sources web :

  • Publication de la Cour de cassation, Rapport 2004, L’application du droit communautaire et du droit international, courdecassation.fr, dernière consultation le 17/05/2011



[1] Internationales Privatrecht – Art. 3-46 EGBGB, Dirk Looschelders, Art 6, n° 1 et 2

 [2]Droit international privé, M.-L. Niboyet, G. de Geouffre de La Pradelle, n°305

 [3]Droit international prive, B. Audit, n° 308

[4]Chambre civile, 25 mai 1948, Lautour

 [5]OLG Frankfurt a. M. 11.5.2009 - 5 WF 66/09

[6]OLG Frankfurt a. M. 11.5.2009 - 5 WF 66/09

 [7]BGH, FamRZ 2004, 1952, 1955 / NJW 2007, 1730, 1731

 [8]Münchener Kommentar-Sonnenberger, article 6, n° 54

 [9]OLG Hamm IPRax 1995, 174

 [10]Internationales Privatrecht – Art. 3-46 EGBGB, Dirk Looschelders, page 258

 [11]Internationales Privatrecht – Art. 3-46 EGBGB, Dirk Looschelders, page 259

 [12]OLG Frankfurt a. M. IPRax 1985, 48

 [13]OLG Köln FamRZ 1996, 1147

 [14]Première chambre civile de la Cour de cassation, 18 décembre 1979, Dahar

 [15] Première chambre civile, 3 novembre 1984, Rohbi

 [16] Droit international privé, B. Audit, 5ème édition, n°687

 [17] Première chambre civile, 1er juin 1994

 [18] Droit international privé, M.-L. Niboyet, G. de Geouffre de La Pradelle, n°25

 [19] Publication de la Cour de cassation, Rapport 2004, L’application du droit communautaire et du droit    international

 [20] Droit international privé, M.-L. Niboyet, G de Geouffre de La Pradelle, n°320

 [21] Droit international privé, B. Audit, 5ème édition, n°689