Commentaire de l’arrêt Lake River Corporation v. Carborundum Company de la Cour d'Appel fédérale américaine, septième circuit 9 août 1985, par Suzanne ANTUNES

L’arrêt Lake River Corporation v. Carborundum Company illustre la théorie de l’efficient breach, ou inexécution efficace. Cette théorie admet que dans certaines circonstances, il peut être judicieux et non blâmable de permettre à une partie au contrat de rompre le lien contractuel en versant des dommages-intérêts à l’autre partie. Ce principe reposant sur l’analyse économique du droit n’est pas admis en droit français, qui privilégie l’exécution forcée et considère cette analyse comme violant le principe de la force obligatoire du contrat.

Le droit des contrats américain moderne est influencé par les principes de l’analyse économique du droit. Selon ce mouvement, les sanctions juridiques à la rupture du lien contractuel doivent avant tout privilégier l’efficacité économique en équilibrant les coûts et avantages, pour les parties au contrat. Ainsi, le droit américain favorise l’octroi de dommages-intérêts pour sanctionner l’inexécution de ses obligations contractuelles par une partie, plutôt que de forcer celle-ci à s’exécuter. La partie qui choisit de ne pas respecter ses obligations est simplement tenue d'indemniser adéquatement la partie lésée. C’est sur cette analyse que repose le principe d'inexécution efficace. Dans un souci d'efficacité, un contractant devrait être autorisé à rompre volontairement l’exécution de ses obligations contractuelles, lorsque la poursuite de l'exécution du contrat résulterait pour ce contractant, en des pertes économiques bien supérieures à celles qu'il subirait en payant des dommages compensant le préjudice de l'autre partie, résultant de la non exécution du contrat. L’arrêt Lake River nous offre une illustration de ce principe dont l’objectif premier est de pallier l’interdiction des clauses pénales en droit américain. Cet arrêt est rédigé par le juge et écrivain Richard Posner, qui est l’un des premiers promoteurs de la théorie.

En l’espèce, Carborendum, un fabricant de poudre abrasive utilisée dans la fabrication de l’acier, a conclu un contrat avec un fournisseur de services, Lake River, pour que la poudre soit empaquetée dans ses entrepôts et envoyée aux clients de Carborendum. En contrepartie, selon les termes du contrat, le fournisseur s’est engagé à recevoir la poudre, l’empaqueter, la revendre, et pour être sûr de réaliser des profits, il a insisté pour qu’une quantité minimum de poudre fixée à l’avance par une clause du contrat lui soit fournie. La clause prévoit que si cette quantité minimum n’est pas fournie par le fabricant, celui-ci reste tout de même tenu de payer la totalité des services sur la quantité minimum garantie par le contrat. En raison de la hausse du coût de production de la poudre, le fabricant est dans l’impossibilité de fournir la quantité prévue au contrat et refuse de payer Lake River pour le prix correspondant à la quantité minimum garantie. Le fournisseur de services intente une action pour obtenir paiement en conformité avec la clause contractuelle. La Cour refuse de faire droit à la demande de Lake River, considérant que la clause contractuelle impose des coûts injustes, disproportionnés et trop importants au fabricant. Il s’agit d'une clause pénale interdite, destinée à punir le cocontractant en cas d'inexécution. La cour ordonne au fabricant de payer Lake River pour les services effectivement réalisés, et pour les pertes de profits subies par celui-ci, mais refuse de faire jouer la clause. Comme l’affirme le juge Posner, il est en effet des situations où la rupture est recommandée, et devrait être encouragée par mesure d'efficacité économique, dans le but de limiter les frais encourus par une partie du fait d'une altération des circonstances. Ainsi l’arrêt est un plaidoyer pour l’admission du principe d'efficacité et de juste compensation, dont l’application est encore contestée en droit américain. Après avoir analysé à quelles conditions cet arrêt préconise le principe de l’inexécution efficace, nous verrons en effet que la théorie n’est pas admise par tous les tribunaux américains et a fait l’objet de certaines critiques (I). Nous verrons ensuite que si le droit français est – au moins en apparence – opposé au droit américain en ce qu’il ne reconnaît pas la théorie de l’efficient breach, les deux droits se rapprochent en ce qu’ils partagent les mêmes craintes en ce qui concerne l’admission du principe de l’imprévision (II).

 

I) Une admission contestée du principe de l’inexécution efficace par les juridictions américaines.

La théorie de l’efficient breach, telle qu’admise par le droit des contrats américain, part du postulat qu’il existe des cas dans lesquels l’inexécution des obligations découlant du contrat est souhaitable et non fautive, ou blâmable, dans la mesure où elle garantit une efficacité économique pour les deux parties au contrat à travers une juste compensation. Cette rupture efficace du lien contractuel est notamment encouragée pour lutter contre les clauses pénales, interdites en droit américain. Cependant la théorie est contestée par la jurisprudence et la doctrine en ce qu'elle entraîne l’affaiblissement du lien contractuel.

 

Une juste compensation du préjudice résultant de l’inexécution comme condition de l’application du principe de l’inexécution efficace

En l’espèce le juge affirme que le fabricant est autorisé à rompre le contrat et qu’il ne doit au fournisseur que des dommages-intérêts pour les frais engagés par le fournisseur et une compensation pour les profits escomptés par l’exécution du contrat. Il est en effet moins onéreux pour le fabricant de payer des dommages-intérêts compensant le préjudice occasionné du fait de la rupture du contrat, plutôt que de respecter le contrat.

En ne respectant pas ses obligations le fabricant vise simplement à éviter des pertes supplémentaires bien supérieures. En contrepartie, le fournisseur est indemnisé en totalité pour son préjudice. C’est pourquoi le juge considère que dans une telle situation il est juste et économiquement efficace de permettre au fabricant de ne pas respecter ses obligations. L’application du principe profite aux deux parties, et en cela la rupture est profitable et devrait être largement encouragée, chaque fois qu’il est économiquement préférable de rompre volontairement le contrat. Cependant, une telle application n’est possible que si la rupture a une valeur économique. Il ne s’agit pas de permettre à chaque cocontractant qui se trouve dans une situation plus difficile que prévue lors de la conclusion du contrat, de se décharger des obligations qu’il s’est librement et valablement engagé à respecter. C’est pourquoi le préjudice de la victime de l’inexécution doit être justement compensé et, pour cela, la mesure des dommages doit être faite sur le principe des expectation damages. L’objectif de cette compensation est de mettre la partie victime de l’inexécution dans la même situation que si le contrat avait été respecté en totalité. Les espérances de gain que celle-ci escomptait réaliser avec le contrat doivent être justement compensées et ce n’est que s’il revient moins cher au cocontractant de compenser ces dommages que d'exécuter ses obligations, que l’inexécution efficace est permise. L’indemnisation ne doit donc pas se limiter à des reliance damages, c’est à dire au remboursement des frais occasionnés dans l’attente de l’exécution des obligations de l’autre partie, comme les coûts de personnel, ou de production des empaquetages de la poudre abrasive en l’espèce. L’indemnisation doit comprendre les gains anticipés, que la partie victime de la rupture aurait réalisés si le contrat avait été mené à bien. Dans le cas contraire, la rupture n’aurait aucune justification économique et l’inexécution ne poursuivrait qu’un objectif opportuniste. Un tel comportement doit évidemment être évité.

Dans notre arrêt Lake River, la théorie de l’efficient breach est appliquée pour faire échec à une clause pénale. En effet, le droit américain n’admet pas en matière contractuelle les clauses pénales. Il s’agit de clauses prévues au contrat, fixant par avance, le montant des dommages-intérêts qui devront être versés en cas d'inexécution de ses obligations par l’une des parties. Le droit américain interdit en effet les clauses qui viseraient à punir une partie pour son inexécution (à moins que celle-ci soit si grave qu’elle constitue une faute délictuelle). La finalité de l’octroi de dommages-intérêts en matière contractuelle est uniquement de compenser le préjudice subi par la victime de la rupture du contrat : Jaquith v. Hudson, (5 Mich. 123, 133 (1958)), les dommages-intérêts doivent rechercher « une juste compensation du préjudice effectivement subi ». Il est cependant permis de stipuler une clause au contrat anticipant les dommages-intérêts encourus en cas d'inexécution. Il s’agit des liquidated damages, mais ceux-ci doivent se limiter à une juste compensation des dommages anticipés, ils ne doivent donc pas être excessifs ou punitifs. Pour être valides ces clauses doivent correspondre à une estimation raisonnable, au moment de la conclusion du contrat, des préjudices éventuels, et/ou ces dommages doivent être difficiles à établir, incertains. MIG Investments, Inc. V. Marsala, ( 92 Ill.App.3d 400. Court of Appeal, Illinois, 1981).

En l’espèce, la clause obligeant le fabricant à fournir ou à payer l’équivalent d'une quantité minimum de poudre au fournisseur de service a précisément été considérée comme une clause pénale, car elle forçait le cocontractant à payer des dommages excessifs et disproportionnés par rapport au réel préjudice du fournisseur. La théorie de l’inexécution efficace a donc été appliquée par la Cour comme moyen de faire échec à l’application de cette clause. Par ailleurs, le juge Posner affirme dans l’arrêt que les clauses pénales ont pour effet de dissuader toute inexécution contractuelle, qu’elle soit efficace ou non : les risques encourus par la moindre inexécution seraient en effet trop importants. Selon le juge, cet effet dissuasif n’est pas toujours souhaitable.

La Cour, présidée par le juge Posner dans l’arrêt Patton v. Mid Continent Systems Inc, Cour d'appel fédérale, 841 F2d 742 (1988), précise que toutes les ruptures de contrat ne sont pas condamnables et que le cocontractant qui envisage l’inexécution peut simplement avoir trouvé une tierce personne prête à payer plus pour le même service. Par souci d'efficacité économique il devrait être permis de rompre ses obligations contractuelles même si c’est pour poursuivre le même contrat avec une tierce personne à moindre prix, à condition d'indemniser son cocontractant. Pour cela, il faut que le contractant qui souhaite rompre l’exécution ne soit pas obligé de payer plus que la juste compensation du préjudice de son cocontractant.

Le postulat des défenseurs de la théorie de l’efficient breach est en effet que les ruptures de contrat sont dans la plupart des cas involontaires. La théorie repose sur un principe du droit américain exprimé par le théoricien Oliver Wendell Holmes, selon lequel en droit des contrats en common law, la loi n’a pas pour objectif de forcer l’exécution du contrat mais uniquement d'imposer aux parties à un contrat de choisir entre l’exécution du contrat ou la compensation de tout préjudice qui résulterait de la rupture du lien contractuel (« The duty to keep a contract at common law means a prediction that you must pay damages if you do not keep it - and nothing else »). Le droit français, comme nous le verrons, retient une approche opposée.

Cependant l’application de la théorie de l’efficient breach reste encore minoritaire au sein des juridictions américaines et a fait l’objet de nombreuses critiques.

 

Le lien contractuel affaibli par l’application du principe

De nombreuses critiques ont été formulées en droit américain contre l’application de la théorie, et celle-ci n’est pas admise dans toutes les juridictions. Les principales objections formulées  reposent sur le fait que le lien contractuel se trouve fragilisé si l’on permet aux parties à un contrat de rompre leurs obligations à tout moment. La théorie porte également atteinte au principe moral du respect de la parole donnée et de l’échange de promesses, ou considération, sur lequel repose le droit des contrats américain. C’est l’efficacité même du lien contractuel qui est affaiblie, car les parties à un contrat ne sont pas encouragées à planifier ou investir dans une relation contractuelle si elles savent que le lien peut être rompu assez facilement, et qu’à tout moment la partie cocontractante peut choisir de rompre l’exécution de ses obligations pour conclure avec une tierce personne. L’efficacité économique retirée par les parties est donc toute relative si l’on considère que le principe de l’efficient breach augmente le nombre de contentieux. Les frais relatifs aux litiges sont assez conséquents et ceux-ci ne sont souvent pas pris en compte dans la mesure des dommages.

Par ailleurs, le recours au contentieux n’est qu’un remède exceptionnel, l’objectif de la loi n’est pas de favoriser le recours au contentieux comme moyen commun d'envisager la relation contractuelle. Ainsi plusieurs décisions de différentes juridictions américaines ont refusé d'appliquer la théorie comme dans l’arrêt Greer properties, Inc. v. La salle National bank, 874 F.2d (Cour fédérale 7th circuit 1989). La Cour, dans cet arrêt, rappelle que l’obligation de contracter de bonne foi s’applique implicitement à toute partie au contrat et implique également le devoir d'exécuter ses obligations de bonne foi. Ainsi la cour affirme que cette obligation pèse sur les parties et limite l’exercice de leur discrétion dans le choix de ne pas exécuter leurs obligations. De plus « un vendeur qui conclut un contrat avec un acheteur renonce à son droit de rechercher un meilleur prix auprès d'un tiers ». De même, L’arrêtCoppola entreprises, Inc. v. Alfone, Cour Supreme de Floride, 531 So. 2d 334 (1988) refuse à un vendeur le droit de rompre le contrat au motif qu’un vendeur ne doit pas tirer profit de son inexécution et ce, « même en l’absence de fraude ou de mauvaise foi, lorsque l’inexécution ne poursuit qu’un seul but, celui de conclure avec un tiers acquéreur ».

Enfin, accorder des dommages selon le principe de l’efficient breach, peut tout simplement ne pas être adéquat, car l’exécution forcée dans certaines circonstances est le meilleur moyen d'indemniser la partie victime de l’inexécution.

L’inexécution efficace est donc un principe qui a le mérite de favoriser l’efficacité économique, mais qui n’est pas adapté à tous les contrats. Il ne devrait donc pas être encouragé trop largement et devrait être encadré dans les limites imposées par l’obligation de bonne foi. Cette théorie soulève de nombreuses interrogations partagées par le droit français qui, quant à lui, rejette totalement l’application d'un tel principe.

 

II) Une opposition – au moins apparente – entre les droits français et américains, sur l’admission du principe de l’inexécution efficace

Le droit français reste encore imperméable à l’analyse économique, à tout le moins en matière d’inexécution contractuelle. Ainsi, alors qu’en matière de sanction de l’inexécution le droit américain privilégie la compensation des dommages, le droit français privilégie l’exécution forcée. Le droit français rejette catégoriquement la théorie de l’inexécution efficace, car elle contrevient au principe même de la force obligatoire du contrat, dont découle le principe d'exécution forcée. Cependant, l’opposition est plus apparente que réelle, car les deux systèmes juridiques font valoir les mêmes objections à l’encontre de la théorie de l’efficient breach, reprochant à cette dernière d’affaiblir le lien contractuel en admettant largement la théorie de l’imprévision.

 

Rejet du principe de l’inexécution efficace par le droit français, fondé sur la force obligatoire du contrat et le principe d'exécution forcée

En droit français, un contrat est valide dès l’échange des consentements. Le contrat a force obligatoire dès la rencontre des volontés, et contrairement au droit anglo-saxon, le droit français n’impose aucune obligation probatoire, comme le principe de la considération, pour que le contrat soit valide. Selon l’article 1134 du code civil, « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites », les contractants sont donc tenus d'exécuter les obligations auxquelles ils se sont engagés. Le droit américain, qui exige une considération, c’est à dire un échange de promesses comme élément supplémentaire de validité du contrat, et ne confère pas la même force à la volonté des parties, a donc plus de facilité à admettre que le lien contractuel puisse être volontairement rompu comme nous l’avons vu.

Ainsi le droit français fait preuve d'un certain rigorisme en ce qu’il considère que l’exécution du contrat, dans les termes convenus, est un droit, et que chaque partie peut à tout moment exiger cette exécution. Toute défaillance d'un contractant constitue un manquement contractuel, qui donne lieu à l’intervention de la force publique pour forcer le contractant fautif à s’exécuter. La jurisprudence française applique assez largement ce principe, en considérant, contrairement au droit américain, que toute inexécution est blâmable, et que l’exécution peut être poursuivie même si le créancier victime de l’inexécution ne subit aucun préjudice du fait du non respect du contrat. En effet, la 3ème chambre civile de la Cour de Cassation dans un arrêt du 6 mai 1980 a jugé que « l’action tendant à l’exécution d'une obligation contractuelle n’est pas subordonnée à l’existence d'un préjudice ». (Civ 3e, 6 mai 1980, Bull. civ., III, n°91).

Par ailleurs, selon l’article 1184, al 2 du Code civil, le créancier peut toujours préférer poursuivre l’exécution plutôt que d’obtenir la résolution du contrat, et/ou des dommages et intérêts : Civ. 1re, 9 juillet 2003, JCP 2004. I.163, n°4, obs. G. Viney. L’octroi de dommages et intérêts tels qu’énoncés à l’article 1142 du code civil,« toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d'inexécution de la part du débiteur », ne représente qu’un moyen d'obtenir l’exécution des obligations promises, à chaque fois que l’exécution en nature n’est pas possible. Il ne s’agit pas de compenser le préjudice du créancier, mais bien d’obtenir l’exécution indirecte de l’obligation en obtenant son équivalent en dommages et intérêts.

Selon le principe de la force obligatoire, qui impose de sanctionner le non respect des obligations contractuelles par l’exécution forcée, les clauses pénales qui fixent à l’avance dans le contrat le montant des dommages et intérêts dûs en cas d'inexécution, sont considérées comme des obligations contractuelles comme les autres, et leur respect est exigé de la même façon. Contrairement au droit américain, celles-ci sont bien accueillies par la jurisprudence française, malgré l’effet de peines privées qu’elles entraînent en cas d'inexécution contractuelle. En effet, lorsque la somme fixée est lourde, et même si elle peut apparaître disproportionnée par rapport au préjudice du créancier, elle présente un caractère dissuasif considérable, et cet effet redouté par le droit américain, est précisément recherché, et validé par la jurisprudence française. La Cour de cassation dans un arrêt de la chambre commerciale du 29 janvier 1991, (Com. 29 janvier 1991, Bull. civ., IV, n°43) a consacré cette double finalité de la clause pénale, peine privée qui a à la fois une fonction indemnitaire et une fonction comminatoire : « la clause pénale n’a pas pour objet exclusif de réparer les conséquences d'un manquement à la convention, mais aussi de contraindre le débiteur à exécution ». La jurisprudence a cependant admis que ces clauses peuvent présenter un caractère abusif et être imposées par une partie forte, c’est pourquoi la loi du 9 juillet 1975 a conféré un pouvoir modérateur au juge. Tout porte en tous cas à penser que la clause du contrat dans l’arrêt Lake river serait admise en droit français et que son exécution par Carborundum serait requise au même titre que n’importe quelle autre obligation du contrat. Le droit français ne reconnaît pas l’efficacité économique que pourraient retirer les parties d'une inexécution. Toutefois, le droit français et le droit américain se rejoignent en ce qu’ils voient tous deux la théorie de l’imprévision avec une certaine suspicion.

 

La méfiance vis-à-vis de la théorie de l’imprévision, partagée par les droits français et américains.

La théorie de l’inexécution efficace, telle que préconisée par le droit américain, fait en quelque sorte entrer « par la petite porte » le principe du changement de circonstances et de l’imprévision en matière contractuelle. En effet, le fait qu’une partie puisse être autorisée à rompre ses obligations contractuelles lorsque l’inexécution du contrat est devenue trop coûteuse, ou difficile du fait du changement imprévu des circonstances reviendrait à admettre le principe de révision du contrat. Ce pouvoir de révision du juge est catégoriquement refusé en droit français, selon une jurisprudence constante depuis le célèbre arrêt Canal de Craponne du 8 mars 1876 (Civ., 8 mars 1876, D. 1876.I.193, Voir également : Com. 18 décembre 1979, Bull. civ., IV, n°339. C’est une raison supplémentaire, qui justifie le rejet par le droit français de la théorie de l’inexécution efficace : le droit français ne reconnaît pas la nécessité économique de permettre la révision des obligations contractuelles lors d'un changement de circonstances.

 Le droit américain, s’il admet la théorie de l’imprévision à travers le principe de la frustration, refuse cependant, comme le droit français, d'admettre toute possibilité de révision du contrat lorsque, du fait de circonstances imprévues, l’exécution est rendue plus difficile. En effet, selon le concept de frustration posé par le célèbre arrêt des juridictions anglaises Krell v Henry [1903] 2 K.B. 740, si le but premier pour lequel le contrat a été conclu est devenu irréalisable du fait de la survenance de circonstances imprévues, le droit de la Common law permet la résolution du contrat. Mais ce principe proche de la force majeure, (bien que plus étendu que la conception française de la force majeure proprement dite), ne permet aucunement de réviser le contrat, de revoir les termes du contrat, ni de permettre de libérer le contractant de ses obligations, rendues simplement plus difficiles à réaliser pour des raisons tenant à la survenance de circonstances imprévues. Or, c’est précisément ce que permet le juge dans l’arrêt Lake River. Le fabricant n’exécute pas les obligations prévues au contrat car l’exécution de celles-ci, du fait de la hausse du coût de production de la poudre abrasive, lui est devenue trop coûteuse. Cependant il faut garder à l’esprit que l’arrêt Lake River permet l’application du principe de l’efficient breach essentiellement pour refuser la mise en œuvre de la clause pénale.

Cet arrêt, et de façon plus générale la reconnaissance du principe de l’efficient breach en droit américain, soulève donc des interrogations et des objections. L’application générale du principe par les juridictions américaines n’est pas encore unanimement acceptée. On peut relever que les critiques de la théorie formulées par la jurisprudence et la doctrine américaines se rapprochent des raisons pour lesquelles l’application du principe est rejetée par le droit français.

 

Bibliographie

 

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Articles:

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- Richard R.W. Brooks, « Who chooses what and who gets what : efficient breach and efficient performance hypotheses »,116 Yale L. J. Pocket part 414 (2007)

 

 

Décisions :

Lake River Corp. v. Carborundum Co.769 F.2d 1284 C.A.7 (Ill.),1985.August 09, 1985

Jaquith v. Hudson, Supreme Court of Michigan (5 Mich. 123, 133 (1958))

MIG Investments, Inc. V. Marsala, ( 92 Ill.App.3d 400. Court of Appeal, Illinois (1981))

Patton v. Mid Continent Systems Inc, United StatesCourt of Appeal, 841 F2d 742 (1988)

Greer properties, Inc v. La salle National bank, 874 F.2d (Cour fédérale 7th circuit 1989)

Coppola entreprises, Inc. v. Alfone, Supreme Court of Florida, 531 So.2d 334. (1988)

Krell v Henry [1903] 2 K.B. 740

 

Civ. 3e, 6 mai 1980, Bull. civ., III, n°91

Civ. 1re, 9 juillet 2003, JCP 2004. I.163, n°4, obs. G. Viney

Com. 29 janvier 1991, Bull, civ., IV, n°43

Civ., 8 mars 1876, D. 1876.I.193

Com.18 décembre 1979, Bull. civ., IV, n°339