Commentaire du paragraphe 350 du Restatement second de droit des contrats, par Madia CAMARA

Aux Etats-Unis comme dans la plupart des pays de Common Law existe en droit des contrats ainsi qu’en droit de la responsabilité délictuelle, un « devoir » pour la victime de limiter son propre dommage. En effet, selon cette règle, une partie ne peut pas demander réparation d’un dommage qu’elle aurait pu éviter par des moyens raisonnables. Cette règle semble entièrement contraire à la loi française qui impose le principe de la réparation intégrale de la victime, et ne semble guère se soucier du comportement de la victime après la faute de la partie en manquement. Pourquoi donc une telle différence de règles ? Cette règle a t elle un avenir possible en droit français ou existe-t-il des mécanismes équivalents ?

Restatement 2ND of contract paragraph 350: (1) Except as stated in Subsection (2), damages are not recoverable for loss that the injured party could have avoided without undue risk, burden or humiliation. (2) The injured party is not precluded from recovery by the rule stated in Subsection (1) to the extent that he has made reasonable but unsuccessful efforts to avoid loss.

(1) Soumis à l’exception de l’alinéa (2), les dommages que la partie victime aurait pus éviter sans risques, efforts ou humiliations inconsidérés, démesurés, déraisonnables ne sont pas réparables. (2) La partie victime ne se voit pas privée de réparation par la règle énoncée à l’alinéa (1) si celle-ci a usé d’efforts raisonnables afin d’éviter un dommage mais n’y est pas parvenue.

Le droit américain, tout comme le droit anglais, contient un devoir fondamental qui bouleverse la détermination des dommages et intérêts en cas de manquement contractuel : le « duty to mitigate », en français le devoir de limiter son propre dommage. Celui ci est un principe général en droit américain qui gouverne aussi bien la responsabilité contractuelle que délictuelle. Ce devoir est très bien résumé par le restatement 2nd of contract paragraphe 350. Les Restatements sont des traités publiés par l’American Law Institute décrivant l’état du droit dans une branche donnée, et guidant son développement. Bien qu’ils ne fassent pas partie du droit positif en tant que tels, ils le deviennent dès lors qu’ils sont adoptés par une juridiction (ce qui est le cas de celui-ci) et restent des reflets pertinents du droit positif même en absence de leur adoption explicite. Ce restatement très souvent cité par les juges, énonce en son alinéa premier qu’une partie créancière ne peut pas être compensée pour la partie du dommage qu’elle aurait pu raisonnablement éviter. L’alinéa 2 vient cependant préciser cette règle qui apparait de prime abord relativement sévère pour la partie innocente, en ajoutant que si la partie créancière a usé de moyen raisonnable pour minimiser son dommage mais n’y est pas parvenue, elle n’est pas privée de la réparation de celui-ci. Qu’en est-il en droit français ? Un tel devoir peut-il et devrait-il exister ? Pour répondre à cette question il serait judicieux d’analyser cette règle et son entendue en droit américain ainsi que d’en connaitre la cause, pour ensuite s’attarder aux solutions apportées en droit français.

Le devoir de minimiser son propre dommage en droit anglais veut que la victime prenne tous les moyens raisonnables et nécessaires pour limiter l’aggravation de son préjudice. Ce devoir a une importance capitale car la victime sait que si elle ne prend pas les mesures nécessaires pour limiter son dommage, elle ne pourra pas en demander réparation (sauf à prouver que ses efforts auraient inévitablement été vains). La conséquence directe du manquement à ce devoir est que le montant du dommage qu’elle aurait pu éviter sera déduit du montant du préjudice réparable. En d’autres termes le juge fait d’abord le calcul du montant de l’ensemble du préjudice causé par le manquement contractuel, pour ensuite déduire de celui-ci la portion que la partie victime aurait pu éviter. . La notion de « devoir » peut être discutée car la partie victime ne sera pas responsable envers la partie en manquement si elle n’essaie pas de limiter son propre dommage, il s’avère en fait que peu importe si la victime a cherché à limiter son devoir ou non, elle recevra le même montant en dédommagement ( c'est-à-dire celui qu’elle aurait reçu si elle avait limiter son dommage).

Tout ceci semble laborieux mais est justifié par leur politique juridique : l’efficacité économique des lois, ou le bien être général. Laisser s’aggraver un préjudice sous prétexte que celui-ci pourra ensuite être réparé sans problème par une autre partie est considéré comme un gaspillage des ressources. En résumé cela irait à l’encontre de l’intérêt général. Le droit américain ne cherche pas à punir la partie qui manque à son obligation, mais bien à gérer de la façon la plus efficace possible les ressources générales. En effet le bon sens nous ferait bien penser qu’une telle situation constitue un gaspillage et n’est pas souhaitable. Donner à la victime tous les droits ne serait ni juste, ni bénéfique pour la société. La partie victime doit donc par exemple chercher d’autres arrangements afin de les substituer au contrat d’origine. En droit commerciale, une partie victime qui n’essaie pas de vendre son produit sur le marché, s’il en existe un, lorsque l’acheteur est en manquement n’aura droit à réparation qu’à hauteur de la différence entre le prix de vente de son produit dans le contrat et celle de son prix moyen sur le marché même si celle-ci n’a pas dans les faits vendu son produit. On peut donc observer que le devoir qui pèse sur la partie victime peut aller très loin. Dans certaines circonstances, pour satisfaire cette exigence, la partie doit agir avant même que la rupture du contrat n’ait effectivement lieu. Par exemple, si elle sait que l’autre partie ne va plus exécuter ses obligations, elle se doit afin de minimiser ses dommages de ne plus exécuter les siennes (cf. Rockingham County v. Luten Bridge Co., 35 F.2d 301 (4th Cir.1929). Dans cette affaire, la partie en manquement avait prévenu son co-contractant qu’il ne serait plus en mesure d’exécuter ses obligations contractuelles peu après la signature du contrat, cependant le co-contractant a quand même dépensé une somme considérable dans l’exécution de son obligation et en a ensuite demandé l’entière réparation au juge. Celui-ci a refusé d’inclure dans les dommages réparable la somme supplémentaire qu’il avait dépensé en sachant que l’autre partie ne serait pas en mesure de remplir ses obligations car il a estimé qu’il aurait du dès lors prendre les mesures nécessaire pour éviter l’aggravation de son dommage. Ce raisonnement est justifiable dans la mesure où on veut responsabiliser la victime et ne pas la laisser aggraver son dommage en connaissance de cause juste pour en demander la réparation, mais cela peut aussi être à double tranchant : si la partie cesse donc d’exécuter son contrat en prévention d’un futur manquement et que finalement l’autre partie exécute son obligation, ce sera elle qui se retrouvera en faute. Cependant afin de ne pas caricaturer le droit américain il convient de mentionner l’existence d’exceptions : par exemple en cas de départ fautif du locataire du logement loué, le propriétaire n’a pas forcément ce devoir de limiter le dommage en cherchant un remplaçant immédiat (cf. Stonehedge Square v. Movie Merchants, 552 Pa. 412, 715 A.2d 1082, 1084). Cette jurisprudence est à prendre avec précaution car plusieurs décisions se sont ensuite distinguées de celle-ci. Cette décision fait exception aux autres car les juges disent ici qu’en cas de manquement contractuel du locataire, le propriétaire qui est ici la partie victime et qui selon la règle classique devrait limiter ses dommages, n’a pas de devoir de les limiter. Il est en droit de recevoir l’intégralité des loyers que le locataire fautif aurait du payé, avant même que ceux-ci ne soient tous dus. Les juges considèrent qu’en ce cas précis, le devoir de limiter les dommages doit reposer sur la partie fautive, qui devrait prendre toutes les mesures nécessaires pour trouver un nouveau locataire. Mais il convient de préciser que c’est une décision qui concerne un contrat de bail commercial (le locataire commercial étant sûrement considéré comme ayant plus de pouvoir pour trouver un remplaçant qu’un particulier) et qu’elle provient de l’Etat de Pennsylvanie et n’a pas été citée par d’autres Etats. Cette règle permet donc de limiter les dommages liés aux manquements contractuels, la victime elle même stimulée par le risque de ne pas voir son dommage entièrement réparé, va mettre tous les efforts raisonnables en œuvre afin de les limiter, ce qui évite de faire payer la partie en manquement plus qu’elle ne le mérite et permet effectivement de réduire les dépenses générales. Cependant, faire peser un tel poids sur les épaules de la victime peut sembler discutable: n’échangeons nous pas ainsi quelque peu les rôles ?

Le droit français lui n’accueille pas une telle règle, peut être pour des raisons idéologiques, mais aussi parce qu’il contient des principes qui lui sont contraires. En effet il existe en droit français le principe de la réparation intégrale du préjudice. Le préjudice doit être réparé dans son intégralité, et à première vue le juge ne se soucie guère du comportement de la victime, en tout cas, il n’exige pas d’elle d’efforts particuliers pour limiter ce préjudice. De plus la hauteur du préjudice doit être estimée au jour du jugement, ce qui permet au juge de tenir compte de la dépréciation et de l’aggravation dues au temps et à la lenteur de la justice. Ce principe aussi semble poser un problème face à ce devoir, qui requiert que l’on examine le degré du préjudice au moment du manquement pour savoir si la parie victime a laissé s’aggraver le préjudice. Cependant, cette opposition reste illusoire, car il est possible de concilier les deux : le juge évalue le dommage au jour du jugement, mais regarde ce que la partie aurait pu faire pour le diminuer depuis le jour du manquement. Pourtant en France, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le juge ne laisse pas toujours à la partie victime la possibilité d’être passive. A maintes reprise les cours françaises ont limité les dommages de la victime car elle avait par son action ou son inaction laissé son dommage s’aggravé. L’arrêt Auchan (Douai, 15 mars 2001) en est une bien sévère illustration. La cour d’Appel a diminué de 25% le montant des dommages intérêts que la société PBC aurait pu recevoir car elle a considéré que la société avait été imprévoyante et qu’elle avait de ce fait accepté le risque dans l’indemnisation du préjudice. En l’espèce, la Cour a jugé que la société PBC aurait du prévoir que ses relations contractuelles avec Auchan allait prendre fin et agir en prévoyance de cette rupture. La victime n’était pourtant pas fautive, elle a été tout au plus négligente en ce qu’elle aurait du anticiper que leurs relations contractuelles ne pourraient pas se prolonger. Cette solution, bien que ne citant pas le devoir de limiter son dommage, semble presque plus sévère que bien des décisions américaines. Elle n’est pourtant pas l’unique dans ce sens. En effet lors de deux arrêts de 2006, la Cour utilise un langage très proche de celui du restatement 2nd (bien qu’une fois encore elle ne cite pas l’obligation de limiter son dommage). La cour énonce qu’il est le rôle de l’assureur "de prendre toute mesure utile pour éviter cette aggravation" et "qu'il était à même de faire cesser le préjudice en finançant lui-même les travaux de réparation nécessaires à la remise en état de l'ouvrage" (Civ, 3e, 1er mars 2006, n°263 et 264). Prendre toute mesure utile pour éviter l’aggravation de son dommage n’est il pas l’équivalent du devoir de limiter son dommage ? Cela semble identique. Le juge ne se fonde pas sur ce devoir car des principes juridiques l’en empêche, mais il exige effectivement un comportement raisonnable de la victime face à son dommage conformément aux principes de bonne foi ou en se fondant sur la faute de la victime ayant contribué à son propre dommage afin de limiter la réparation de la victime. L’article 1150 du Code civil qui exige que le dommage soit prévisible pour être réparable pourrait aussi selon la doctrine être le fondement pour l’introduction d’un devoir de limitation du dommage. De plus le droit français n’a pas cette même vision de nécessité d’efficience du droit, cette différence idéologique constitue également un frein à l’adoption d’une telle règle. Mais comme nous l’avons vu, les juges restent sensibles à la bonne foi dans la gestion de son propre dommage par la victime en ne lui permettant de rester totalement attentiste, même si l’exigence de limiter son dommage est beaucoup plus tempérée et rare. Mais en ce qui concerne la vente internationale de marchandise, la France à travers la Convention de Vienne doit elle aussi se plier à se devoir de limiter son dommage.

Le droit américain consacre bien un devoir qui est absent en droit français, cependant cette bonne foi dans la gestion de son propre dommage est aussi recherchée par les juges français même s’il n’utilise pas ce terme de devoir ou d’obligation car cela serait contraire au principe de réparation intégrale. La seule application explicite de ce devoir de limiter son dommage se trouve dans la convention de vente internationale de marchandise (Convention de Vienne) mais elle pourrait bien voir le jour en droit des contrats à travers le rapport Catala sur l’avant projet de réforme du droit des obligations, et elle est déjà préconisée dans les principes Unidroit. Même si cela nécessiterait une adaptation du devoir et une modification du principe de réparation intégrale, ce devoir qui vise à responsabiliser la victime et à ne pas gaspiller les ressources disponibles semble donc avoir un possible avenir en France.