ESPAGNE - La prise en compte des règles non étatiques à l’échelle nationale et communautaire, par Virginie MAURY
Que ce soit à l’échelle communautaire ou à l’échelle nationale, les règles étatiques ne semblent plus avoir, aujourd’hui, le monopole des sources juridiques. Depuis quelques années déjà, les Principes Unidroit, les Principes du droit européen des contrats, ou encore la Lex mercatoria sont sur toutes les lèvres, et pas seulement sur celles des universitaires spécialisés en règles « para-étatiques » mais aussi sur « celles » de la Commission européenne ou encore plus récemment des juges nationaux. Ces règles ont-elles un avenir ?
Pourquoi faire appel à ces normes non-étatiques, les normes traditionnelles auraient-elles quelques choses à leurs envier ? Ces « principes et règles de droit matériel des contrats, reconnus au niveau international ou communautaire » (Définition du droit non-étatique tel qu’énoncée dans la Proposition de Règlement Rome I) par leur mode d’élaboration plus minutieux, moins enfermé dans des délais, peuvent présenter des intérêts que les règles traditionnelles n’ont pas. Leurs auteurs ne sont pas les législateurs habituels, ce sont la plupart du temps une commission de praticiens et d’universitaires d’origines différentes qui permettent en théorie de regrouper le meilleur des ordres juridiques ou des usages. C’est ainsi que ces règles par leur originalité peuvent paraître attrayantes et plus en phase avec la réalité. Tous ces éléments pourraient expliquer qu’à l’avenir les ordres nationaux et non pas seulement les arbitres internationaux, leurs donnent plus de considération.
Dès les années 60, se développe un droit du commerce international non étatique _un ensemble d'usages, de pratiques et de principes que les opérateurs du commerce international s'efforcent de respecter_ baptisé par la doctrine : lex mercatoria. L’Institut international pour l’unification du droit privé les publie en 1994 les Principes UNIDROIT (P.U.), destinés à régir les contrats du commerce international et largement inspiré de la Convention de Vienne sur la Vente Internationale de Marchandise de 1980. Trois ans plus tard, sont publiés les Principes de Droit Européen des Contrats (P.D.E.C) dégagés par la Commission Lando qui se veulent «le reflet du fonds commun de chaque tradition juridique européenne ». Ces travaux sont le fruit de groupes d’experts représentants les principaux systèmes juridiques. Leur compétence est renforcée par leur neutralité mais en contrepartie ils ne peuvent bénéficier de la force contraignante des instruments internationaux, ils ne sont « que » des "moyens non législatifs d'unification ou d'harmonisation du droit » (P.U. p. VII). Ils prévoient tous deux leur application lorsque les parties désignent comme règle applicable la lex mercatoria, les Principes Généraux du droit ou une formule similaire (préambule des P.U et l’art. 1.103 3 des PEDC). Ils ont donc vocation à s’appliquer dès lors qu’une règle non étatique est désigné par les parties ou que le juge décide de les appliquer.
Il serait intéressant d’étudier sur une base comparative comment sont prises en compte ces règles non étatiques, aussi bien à l’échelle nationale que communautaire. Ne sont-elles qu’une nouvelle théorie vouée à rester le fait de quelques spécialistes ou ont-elles un avenir dans ces ordres juridiques ?
De nombreux indices tels que la Proposition de Règlement « Rome 1 », l’arrêt du Tribunal Supremo du 4 juillet 2006, dans lequel pour la première fois sont invoqués des dispositions des principes Unidroit et des P.D.E.C., ou encore le projet de Cadre Commun de référence peuvent laisser à penser que les règles non étatiques ont un bel avenir devant elles, mais en y regardant de plus près rien n’est moins sûr. L’arrêt du Tribunal Supremo se révèle n’être qu’un moyen de plus pour légitimer une décision de justice à l’impact minime, l’entrée des normes non étatiques dans la Convention de Rome est avortée, seul le Cadre Commun de Référence semble apporter un peu d’espoir dans l’application de ces règles.
UNE UTILISATION LIMITEE DE NORMES NON ETATIQUES CANTONNEES A LEUR DOMAINE DE PREDILECTION.
__ Un domaine de prédilection imposé : l’arbitrage__ Bien avant même la publication des P.U. et des P.D.E.C., leur application dans les ordres juridiques était biaisée, faussée, la Convention de Rome de 1980 ayant implicitement réparti les compétences entre juge et arbitre. Au juge étatique, soumis au respect de la Convention de Rome, il revient exclusivement l’application de la Loi en dehors de tout autre norme non étatique. N’étant pas soumis au respect de la Convention de Rome, l’arbitre international se voit offrir la possibilité d’appliquer des normes non étatiques. L’avenir des normes non étatiques semblait donc jeté : l’arbitrage.
En droit français dès 1981, et l’adoption d’un décret créant l’article 1496 du Nouveau Code Procédure Civile, l’arbitrage s’ouvre à ces règles, prévoyant que « L'arbitre tranche le litige conformément aux règles de droit que les parties ont choisies » (en opposition aux lois choisies) mais en pratique c’est dans un arrêt du 22 octobre 1991 que la Première chambre civile de la Cour de cassation consacre la possibilité pour un arbitre de trancher un litige en appliquant au contrat en cause la lex mercatoria, consacrant ainsi la juridicité de « l’ensemble des règles du commerce international dégagées par la pratique et ayant reçu la sanction des jurisprudences nationales »
Pourtant une application arbitrale marginale et des critiques présentes. Dès lors ces Principes non étatiques ne sont que très rarement choisis sans la conclusion en parallèle d’une clause compromissoire. Cependant, dans la pratique, même devant les instances arbitrales l’utilisation de ces normes reste marginale. Ainsi à l’aube de l’an 2000 seules 2,3% des sentences de la Chambre de commerce internationale tranchaient le litige au regard de la lex mercatoria (cf. « La jurisprudence arbitrale de la CCI et la lex mercatoria »), et dans la plupart des cas ce n’était pas en application de la volonté des parties mais bien par désignation par l’arbitre lui-même. Et lorsque ces principes sont choisis par les parties, il s’agit rarement de régir la relation contractuelle dans son ensemble mais davantage de compléter des normes étatiques ou de régir des aspects spécifiques du contrat.
La question de l’adaptabilité de ces principes aux attentes des utilisateurs est largement soulevée. La faible utilisation de ces principes serait due à un défaut d’adéquation de ces règles aux besoins des acteurs. Pourtant dégagés par bon nombre d’experts et d’universitaires renommés, le manque de consultation de la société civile revient sans cesse dans les cahiers de doléance comme cause de l’inadaptabilité de ces principes aux enjeux réels du marché, et ce bien avant la forme non étatique qu’ils revêtent car dans le domaine de l’arbitrage leur forme n’a que peu d’importance. Cependant on ne peut nier qu’une méfiance existe à l’égard de ces règles dites a-nationales, ne connaissant pas leur valeur juridique ni l’interprétation qui peut en être faite.
Une utilisation très rare et inégale des règles non étatiques dans les ordres nationaux français et espagnol. C’est en 1998 que le Tribunal Supremo (équivalent de notre Cour de cassation) applique pour la première fois la CVIM, montrant ainsi qu’il n’est pas totalement hostile aux normes non étatiques. Il faudra cependant attendre 2006 et l’arrêt de la chambre civile du 4 juillet 2006 pour que le Tribunal supremo, face à un conflit de loi, se réfère aux P.U. et P.D.E.C. Dans un conflit de loi, après avoir désigné la loi allemande comme loi applicable à la relation contractuelle, il s’appuie sur deux articles de ces principes pour différencier une disposition du droit allemand du droit espagnol et pour rejeter un moyen, le support des PU et PDEC lui permet de légitimer sa décision, comme il le fera en 2007 à trois reprises. Les juridictions françaises ont rarement à connaître de l’application d’une règle non étatique à un contrat, celle-ci est plus courante en arbitrage du commerce international cependant dans un arrêt de la Cour d’appel de Montpellier du 3 décembre 2002, il va être fait application au regard de la volonté des parties des règles et usages d’une fédération internationale, norme pourtant non étatique, sans rechercher ni la loi applicable ni d’éventuelles loi de police. On ne peut pas pour autant se fonder sur un arrêt de Cour d’appel pour consacrer le principe de l’applicabilité à une relation contractuelle de normes non étatiques devant le juge.
UNE OUVERTURE AUX NORMES NON ETATIQUES AMORCEE MAIS MOMENTANEMENT COMPROMISE.
Dans son Livre vert sur la transformation de la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles en instrument communautaire ainsi que sur sa modernisation, la Commission demande aux parties intéressées (question n°8) si les parties au contrat doivent « pouvoir choisir directement une convention internationale, voire des principes généraux du droit ? »
LA PROPOSITION R1 D’ORIGINE : OUVERTURE AUX NORMES NON ETATIQUES.
Cette consultation de janvier 2003 a abouti sur une Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations contractuelles en date du 15 décembre 2005 dans laquelle l’autonomie de la volonté des parties est renforcée par la possibilité pour les parties de désigner comme loi applicable à leur contrat des règles dites non étatiques. La grande innovation de cette proposition tient dans l’idée que le juge national pourra statuer au regard de loi non étatique choisie par les parties, compétence « a priori » réservée auparavant aux arbitres.
Des règles non étatique « a priori » réservées aux arbitres, car selon une interprétation répandue de l’article 3 de la Convention de Rome : le droit applicable au contrat ne peut être qu’une loi étatique. Cependant, selon Paul Lagarde, rapporteur de la Commission lors de l’adoption de la Convention de Rome (issu d’un article de Rev. Crit. DIP 1991, p. 287 et non pas soutenu dans le rapport officiel de la Commission) la Convention ne se serait pas opposée dans son article 3 à l’application de normes a-nationales, mais considérant qu’il ne s’agit pas d’un choix de droit international privé elle s’en serait seulement remis à la loi objectivement applicable afin de définir la place dans son droit interne faite aux de normes non étatiques. Toujours est-il que les juges étatiques n’ont pas suivi la position de M. Lagarde et ont considérés que le choix de telles normes était inefficace, les règles non-étatiques restant ainsi cantonnées au domaine arbitral. Avec la proposition de Règlement R1, les normes a-nationales pourraient prendre leur revanche et voir leur application étendue.
La place centrale des droits non étatiques dans la Proposition de R1 : la volonté des parties. Avec l’entrée en vigueur, le 1er août 2004, du 1er protocole du 19 décembre 1988, permettant l’interprétation par la CJCE de la Convention de Rome, l’un des principaux arguments en faveur de la communautarisation de la Convention de Rome tombe à l’eau. Le Parlement ne fléchit pourtant pas et décide de poursuivre le processus amorcé. Le choix de la loi des parties est recentré : des règles de désignation de la loi applicable sont érigées en présomption et les parties peuvent choisir « des principes et règles de droit matériel des contrats, reconnus au niveau international ou communautaire ». Le juge pourra même combler les lacunes de ces règles au regard des principes généraux dont elles s’inspirent, la loi normalement applicable n’ayant alors qu’un rôle subsidiaire. L’exposé des motifs nous renseigne sur la volonté du « législateur communautaire » : il souhaite autoriser « notamment » les P.U. les P.D.E.C., « un éventuel futur instrument communautaire optionnel, tout en interdisant le choix de la lex mercatoria , insuffisamment précise, ou de codifications privées qui ne seraient pas suffisamment reconnues par la communauté internationale»
UNE TENTATIVE AVORTEE En dépit de la Proposition de règlement R1 postérieure, les réponses au livre vert reçues par la Commission étaient dans l’ensemble plutôt hostiles à l’ouverture du choix des parties aux règles a-nationales, préférant que les parties incorporent contractuellement le contenu desdits principes ou aient comme actuellement recours à l’arbitrage. Les détracteurs de cette ouverture se sont fait entendre et la Présidence allemande leur a donné raison : la dernière version en date, celle du 13 avril 2007 (Justciv 73 Codec 306), supprimant la possibilité pour les parties de choisir une loi non étatique. Les raisons non officielles évoquées par Catherine Kessedjian « Les normes a-nationales et le fu... seraient l’absence de base démocratique de ces normes qui ne pourraient dès lors pas apparaître dans un règlement communautaire relatif aux conflits de lois. Sa suppression peut largement être critiquée alors que la Commission avait limité l’application de ces normes aux choix des parties, ne pouvant dès lors par être appliqué par la seule volonté du juge, que son application était réservée aux contrats entre professionnels et enfin, que les dispositions impératives de la loi normalement applicable étaient imposées aux parties.
LE CCR : UNE PORTE DE SORTIE ? Au-delà des applications alternatives qui sont possibles et dont il ne faut pas minorer l’influence _telle que la prise en compte des normes étatiques lors de la révision des droits nationaux (cf. billet n°2), la possibilité de voir ces normes devenir des usages, ou consacré comme des Principes Généraux du Commerce International_ la création d’un Cadre Commun de Référence pour les principes de droit européen des contrats laisse présager un nouveau départ. La place centrale des normes non étatiques dans le projet de CCR, tel que imaginé par la Commission européenne, laisse entrevoir un avenir plus faste pour ces normes non étatiques. Le CCR est envisagé comme une loi modèle et son troisième volet « règles types » empruntera huit de ses neuf sections aux PDEC (Communication de la Commission–Un droit européen des contrats plus cohérent- Un plan d’action COM/ 2003/ 68). La possibilité est même posée de choisir les P.D.E.C., dont l’élaboration fut largement subventionnée par la Commission, comme Cadre Commun de Référence. Les P.D.E.C. la nouvelle « boîte à outils communautaire » ?
BIBLIOGRAPHIE :
Décisions • STS sala de lo civil n° de recurso 2421/1999 4 de julio de 2006
• Cass. Civ. 1ère 22 oct. 1991 rev. Arb. 1992 p.457 note P. Lagarde JDI 1992 p.177 note B Goldman.
• CA Montpellier 3 décembre 2002 JDI 2004 p888 note S. Poillot Peruzzetto.
Textes • Livre vert sur la transformation de la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles en instrument communautaire ainsi que sur sa modernisation, COM(2002) 654 final.
• Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), COM(2005) 650 final, Rev. crit. DIP 2006, p. 349
Commentaires : • P. Deumier, « Les Principes Unidroit ont 10 ans : bilan en demi-teinte », Revue des Contrats, 2004, p 774.
• C. Kessedjian, « Les normes a-nationales et le futur Réglement Rome 1-une occasion manquée (jusqu’à nouvel ordre ?) », Revue des Contrats, 2007, p. 1470.
• E. Jolivet, « La jurisprudence arbitrale de la CCI et la lex mercatoria », Gazette du Palais, 2001, p. 36.
• A. Marais, « Plan d’action sur le droit européen des contrats », Revue des contrats 2004, p. 460
• D. Bureau, « La mise en chantier des travaux de rénovation de la Convention de Rome », Revue des contrats 2003, p. 197
• P. Deumier, « Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (COM 2005 650 final) », Revue des contrats 2006, p. 507
• P. Lagarde, « Remarques sur la proposition de règlement de la Commission européenne sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) », Rev. crit. DIP 2006, p. 336.