ESPAGNE - L'enrichissement sans cause et le droit privé européen, par Sébastien Blanco

L’enrichissement sans cause n’a jamais fait l’objet d’aucune théorie générale et n’est le fruit que d’un développement jurisprudentiel, c’est pourquoi il me semble opportun d’inclure dans le projet de codification cette action et ainsi remédier à cette lacune, sans que cela constitue pour autant un grand effort compte tenu de notre tradition romaine. En effet, ce sont ces mêmes traditions qui nous ont transmis les conditions d’ouverture de l’action à savoir un enrichissement dans le patrimoine d’une partie, un appauvrissement dans le patrimoine de l’autre, un lien de causalité entre les deux et un défaut de cause ou de justification pour l’enrichissement et pour l’appauvrissement. La 5ème condition, admise dans certains systèmes juridiques, quant à elle ne fait pas l’unanimité, il s’agit de la subsidiarité.

Alors qu’il existe déjà un droit privé communautaire formé par un ensemble de normes communautaires qui touchent le domaine du droit privé, le chemin suivit actuellement mènerai à l’élaboration d’un droit privé européen, même si, il faut le dire, cet objectif unificateur ou tout du moins harmonisateur semble plus difficile à atteindre.
Une autre question se poserait alors, celle de savoir s’il faut procéder à une unification « par le haut », via l’élaboration d’un code civil européen, ou une unification « par le bas », suivant le mouvement actuel qui consiste à harmoniser les différents secteurs du droit privé par la voie des règlements communautaires. Néanmoins, quoique la tâche visant à l’élaboration d’un Code civil européen semble de prime abord plus complexe elle présente l’avantage de pouvoir coordonner les normes et d’obtenir un résultat plus cohérent et lisible : « L’uniformité est un genre de perfection qui saisit quelquefois les grands esprits et frappe infailliblement les petits »1 . C’est pourquoi de nombreux groupes de travail se sont afférés à la tâche, procédant notamment à des études comparées des différents régimes juridiques nationaux. (Nous laisserons de côté la question de la légitimité de la communauté pour adopter un tel instrument, puisqu’à mon sens cette question relève plutôt de la volonté politique des différents Etats membres).
Alors qu’on parle d’une future codification du droit privé européen ou tout du moins dans un premier temps du droit des contrats européens, il semble que la question de l’enrichissement sans cause, qui n’a jusqu’alors jamais fait l’objet d’une théorie générale reconnue légalement, doit s’intégrer dans ce processus unificateur ou harmonisateur et ce malgré le peu d’attention qui lui a été prêtée par les différents groupes d’études, mis à part dans le projet Von Bar.
D’autre part, il convient de remarquer que « la réapparition de la condictio indebiti dans le droit anglais marque la fin d’une différence de structure particulièrement gênante entre common law et civil law continental européen. Cette dernière évolution peut être vue comme un triomphe du comparatisme juridique » 2.
Quoi qu’il en soit, pour atteindre l’objectif d’unification au niveau européen de l’enrichissement sans cause, il faudra tout d’abord rechercher le/les lien(s) commun(s) qui unit (unissent) les différentes normatives, étude que nous réaliserons par la suite à travers une brève rétrospective historique de l’enrichissement sans cause (2).
Avant tout, nous procéderons à la définition de la notion d’enrichissement sans cause (1), puis nous verrons la question controversée et d’une importance pratique considérable de la subsidiarité de ce type d’action, question qui fait encore l’objet de polémique pour certains auteurs espagnols (3).

1. Définition de l’enrichissement sans cause

A défaut d’harmonisation communautaire spécifique en la matière, les États membres demeurent compétents à l’heure de définir les éléments constitutifs de l’enrichissement sans cause. Ceci a pour conséquence qu’on pourra noter des divergences dans les différents systèmes juridiques. Néanmoins nous tenterons de ramener ces conditions à un dénominateur commun, qui en l’espèce apparaît assez facilement compte tenu de la tradition romaine des différents systèmes juridiques qui reposent sur un « stock commun de notions et d’idées » (Reinhard Zimmermann).
La notion d’enrichissement sans cause a pour dénominateur commun dans les différents systèmes juridiques: il y a enrichissement sans cause lorsque le patrimoine d’une personne s’enrichit au préjudice du patrimoine d’une autre personne sans cause ni justification. Dans ces conditions, l’équité, la nécessité de s’opposer à un enrichissement injustifié, impose qu’une action en rétablissement de l’équilibre puisse être exercée.
Le défendeur à l’action devra alors prouvée qu’il existe une cause (causa) ou une justification à son enrichissement. Celle-ci existe dès que l’enrichissement trouve sa justification dans une base légale applicable, une obligation contractuelle ou une obligation naturelle 3. D’autre part, une cause ou une justification peuvent aussi se retrouver dans la volonté propre de l’appauvri. Quoi qu’il en soit, l’action fondée sur l’enrichissement sans cause constitue un principe général du droit, qui trouve à s’appliquer dans de nombreux cas et dans divers systèmes juridiques. Si l’on voulait résumer les quatre conditions requises pour procéder à ladite action : - l’enrichissement d’un des patrimoines ; - l’appauvrissement de l’autre patrimoine ; - un lien de causalité entre les deux ; - le défaut de cause ou de justification pour l’enrichissement et pour l’appauvrissement. Il convient de remarquer que la « subsidiarité » de l’action peut, mais ne doit pas nécessairement, constituer la cinquième condition d’application. Si les conditions d’application sont remplies, l’appauvri dispose, à cette fin, d’une action en rétablissement de l’équilibre ayant pour finalité l’annulation du transfert de patrimoine ou de l’enrichissement. L’utilisation homogène de ses critères à l’heure d’activer l’action en réparation, fait ressortir la tradition de droit romain commune, partagée par l’ensemble des systèmes juridiques européens. La jurisprudence communautaire elle-même a eut à se pencher sur la question de l’enrichissement sans cause mais elle s’est concentrée plus particulièrement sur trois cas qui sont : l’enrichissement injustifié à la suite de la demande de restitution d’un impôt ou d’une taxe payée en violation du droit communautaire, l’enrichissement injustifié à la suite d’une aide communautaire accordée de manière indue, l’enrichissement injustifié d’une institution communautaire (cas de l’amende indue par exemple).

2. Rétrospective historique de l’enrichissement sans cause

Conformément à l’objectif d’unification du droit privé européen et à ce titre de l’enrichissement sans cause, il faut déterminer un lien existant entre les différentes normatives européennes en la matière. Néanmoins nous avons pu voir avec l’étude des conditions de l’ouverture de l’action qu’il existe dans ce domaine une influence encore marquée du droit romain qui nous permet de penser qu’une harmonisation ne serait pas si difficile qu’il n’y paraît et qu’elle serait surtout opportune à l’heure de l’élaboration d’un code civil européen. En effet, Coing avait procédé à une étude concernant la réception des « condictiones »4 par le droit commun et avait laissé apercevoir la grande influence du droit romain dans les différentes législations. Déjà en droit romain on estimait que celui qui s’est enrichi sans cause ou de manière injustifiée au préjudice d’un autre, est tenu de réparer. Toutefois, le droit romain n’a pas élaboré une théorie générale de l’enrichissement sans cause : en droit romain, cette théorie ne s’appliquait que dans certaines hypothèses très concrètes. Ces principes se sont développés à travers une certaine casuistique. La source principale de l’enrichissement était bien le paiement indu. Celui qui, consciemment ou pas, avait reçu quelque chose par erreur, alors que cela ne lui était pas dû, était tenu de le restituer à celui dont il l’avait reçu. Le fait même du paiement indu faisait naître l’obligation de restitution par l’accipiens au solvens. Le solvens pouvait réclamer l’objet du paiement indu (sensu lato) en introduisant l’action fondée sur le paiement indu ou la condictio indebiti. Mis à part la condictio indebiti, étaient reconnus également : la condictio causa data causa non secuta (contrat synallagmatique dont une personne ne s’acquitte pas de son obligation), la condictio ob turpem causam (cas de l’acte juridique immoral), la condictio furtiva (victime d’un vol), les cas restants pouvant entrer dans la catégorie de la condictio sine causa. Il était également fait une distinction entre les condicitiones et l’actio de in rem verso qui concernait le cas du transfert de patrimoine ou d’un enrichissement issu d’un acte juridique réalisé par une personne frappée d’incapacité. Avec l’introduction de la notion de « cause » en droit des obligations et dans le droit des contrats, et l’apparition de nouvelles actions spécifiques, certaines de ces condictiones ne sont plus utilisées aujourd’hui. On peut citer à ce titre la condictio causa data causa non secuta. Malgré l’absence d’une théorie générale en la matière, puisque autant en droit français qu’en droit espagnol il s’agit d’une création jurisprudentielle qui n’a pas fait l’objet d’une codification (en droit espagnol il y est fait référence ponctuellement comme aux articles 360, 361, 383, 647, 797, 1255, 1306, 1334, 1342, 1343 et 1901 du Code civil espagnol ; mais également dans la loi 1/2000 relative à la procédure civile ou encore la loi relative à la compétence déloyale, loi relative aux contrats d’assurance ou même dans des lois promulguées par les parlements des « comunidades autonomas »), il a été soutenu à de maintes reprises le caractère subsidiaire de l’action en réparation en cas d’enrichissement sans cause.

3. La “subsidiarité” de l’action en réparation

La question de la subsidiarité est une question d’une importance majeure dans la pratique, en effet si l’on reconnaît le caractère subsidiaire de cette action, c'est-à-dire qu’on reconnaît la possibilité d’avoir recours à cette action lorsque aucune autre action est prévue pour réparer spécifiquement le dommage souffert (en l’absence d’une action spéciale, puisque sinon l’action spéciale prévalait sur l’action générale) et ceci sera alors une condition à l’ouverture de l’action. Alors que si le caractère subsidiaire de l’action ne trouve pas à s’appliquer on ne contrôlera pas cette condition, et on vise alors à protéger au maximum la victime de tels abus. La doctrine s’est alors posée la question de savoir comment appliquer l’absence de subsidiarité lorsqu’une action prévue pour un cas concret a prescrit et que la victime tente d’obtenir réparation par la voie de l’enrichissement sans cause dont le délai de prescription est normalement plus long. C’est par exemple le cas d’une action en dommage et intérêt qui prescrit au bout d’un an et passé ce délai la victime décide d’intenter une action sur la base de l’enrichissement sans cause. Dans ces cas il faudra voir si les deux actions visent des résultats identiques. Si c’est le cas alors ne sera pas admis l’action fondée sur l’enrichissement sans cause, alors que si le résultat qu’on est susceptible d’obtenir est différent à celui qu’on aurait pu obtenir avec l’action spécifique prescrite alors il n’y aura aucune objection à l’ouverture de l’action. Comme l’a justement déclaré M. Brutau : « no puede hacerse revivir una acción prescrita con la maniobra de disfrazarla de acción de enriquecimiento injusto »5 . S’est alors posée la question de savoir si le législateur voulait punir la victime qui a laissé prescrire l’action par faute ou négligence et ainsi laissé l’auteur de l’enrichissement impuni et bénéficiaire de ses gains. Les auteurs se sont alors prononcés pour un contrôle au cas par cas, le but étant de « evitar un fraude de Ley, pero no que se consolide una injusticia »6 . Après avoir vu l’intérêt pratique de la question pour la victime qui souhaite intenter une action sur le fondement de l’enrichissement sans cause nous allons voir qu’en Espagne cette question ne semble pas totalement tranchée puisque la doctrine n’est pas unanime et les tribunaux ne le sont pas non plus puisque nous avons pu recenser des arrêts contradictoires en la matière. En ce qui concerne la doctrine, certains tels Nicholas invoquent le « principe de l’économie des moyens » qui selon lui tendrait à refuser une action lorsqu’il en existe déjà une autre qui tend à un résultat identique et que dans les pays disposant d’un droit codifié et compte tenu du fait que l’action en réparation pour enrichissement sans cause est l’œuvre de la jurisprudence, celle-ci ne devrait être admise qu’en cas de défaut de la loi, afin que cette action n’entre pas en conflit avec les autres actions déjà prévues et ainsi éviter une insécurité juridique. Alors que de l’autre côté le professeur Brutau et Lacruz, prenant en compte la jurisprudence récente considèrent qu’une action fondée sur des faits déterminés n’exclue pas l’existence d’une autre action visant un résultat pratique similaire, il faut alors procéder à une étude cas par cas et voir s’il a été expressément prévu par la loi qu’une action a voulu supprimer la possibilité qu’une autre action qui poursuive substantiellement le même résultat puisse être intentée en se fondant sur les mêmes faits. Quant à la jurisprudence on ne peut pas dire qu’elle nous soit d’une grande aide puisqu’on peut noter des contradictions. Alors qu’elle semble reconnaître le caractère subsidiaire de cette action7 il semblerait qu’avec le temps sa position ait changée et qu’elle ne considère plus l’action en enrichissement sans cause comme une action subsidiaire8 : • STS du 19/05/1993 : « la condition de la subsidiarité propre au droit italien, n’est unanimement exigée ni par la doctrine ni par la jurisprudence espagnole et il est possible de nier l’existence de ladite condition comme règle générale» • STS du 08/06/1995: “il n’est pas nécessaire que l’action en enrichissement sans cause soit présentée subsidiairement, contrairement au droit français et italien, puis qu’aucun précepte légal ne le prévoit, c’est pourquoi la jurisprudence après une période d’hésitation doctrinale… a déclaré que l’action en enrichissement sans cause est tout à fait compatible avec d’autres actions… » Comme l’a affirmé le juge du « Tribunal Suprême » espagnol dans son arrêt en date du 8 juin 1995, en France c’est le principe dit de la subsidiarité qui trouve à s’appliquer. On veut dire par là que l’enrichissement sans cause ne peut servir à « suppléer une autre action qui se heurte à un obstacle de droit »9 , ou encore qu’il ne peut servir de fondement pour contourner un droit expressément refusé, ni « à titre de voie de rattrapage ».

En conclusion on peut donc dire qu’il existe une convergence non négligeable en la matière au sein de l’UE compte tenu de l’influence du droit romain et qu’il n’existe que quelques différences d’interprétation ponctuelles qui ne devraient pas poser de grands problèmes à l’heure de l’unification du droit privé européen. On pourrait conseiller au législateur communautaire comme le propose le professeur Antonio José Quesada Sanchez qu’il procède à une régulation qui ne soit pas excessivement détaillée. Il suffirait de reprendre les aspects fondamentaux pour éviter les grands problèmes, lignes directrices qui sont communes grâce au droit romain, et de faire confiance à l’acquis commun existant pour interpréter et résoudre les doutes qui pourraient surgir. « Les États nationaux ne jouent en effet qu’un rôle d’intermédiaire dans l’évolution en deux temps d’abord du ius commune originaire créé par le droit romain vers les introductions différenciées dans le droit des États nationaux et, ensuite, du droit national vers un ius commune en matière de droit communautaire »10 . Alors que l’épreuve de l’élaboration d’un code civil européen semble encore aujourd’hui compliquée il serait logique dans un but de sécurité juridique, de prévisibilité, de lisibilité et de cohérence d’inclure dans se grand projet le thème de l’enrichissement sans cause. Toute est désormais une question de volonté politique…

1 Montesquieu, L’Esprit des lois, Livre XXIX, chap. XVIII

2 Reinhard Zimmermann, Le droit comparé et l’européanisation du droit privé, RTD Civ, juillet/septembre 2007, p.464

3 TPICE de 16 de noviembre de 2006, Masdar, T- 333/03

4 H. Coing, “Derecho privado europeo”, Tomo I (Derecho común mas antiguo) y II (El siglo XIX), Fundacion Cultural del Notariado, 1996.

5 “On ne peut faire revivre une action prescrite par une manoeuvre visant à invoquer l’action en enrichissemetn sans cause »

6 “ Éviter une fraude à la loi sans pour autant consolider une injustice”

7 STS du 25/11/1985 (arrêt du “Tribunal Suprême”); STS du 12/03/1987 ou encore STS du 12/06/1994

8 Dans le même sens: STS du 20/05/1993 ; STS du 14/12/1994 ; STS du 05/05/1997

9 Com, 16 mai 1995, Bull. Civ, IV, nº149

10 Ghislain Londers, Premier président de la Cour de Cassation de Belgique

Bibliographie :

  • Reinhard Zimmermann, « Enriquecimiento sin causa: la moderna orientación de los ordenamientos jurídicos continentales », dans Estudios de Derecho Privado Europeo, p.238.
  • Reinhard Zimmermann, « Le droit comparé et l’européanisation du droit privé », RTD Civ. Juillet / septembre 2007, p.451-483.
  • L. Diez Picazo, « La doctrina del enriquecimiento injustificado », dans De La Camara et Diez-Picazo : Deux études sur l’enrichissement sans cause, Civitas, 1991, p.85-94.
  • P. Remy, « Les restitutions dans un système de quasi-contrats : l’expérience française », dans Arricchimento ingiustificato e repitizione…, p.73-74 et 78.
  • M.E. Sanchez Jordan, « Enriquecimiento injusto, cobro de lo indebido y gestión de negocios ajenos », dans Derecho privado europeo, p.597.
  • Ch. Filios, « L’enrichissement sans cause en Droit privé français. Analyse interne et vues comparatives », Ant. N. Sakkoulas/Bruylant, Athènes/Bruxelles, 1999, p.151-251.
  • J.A. Alvarez-Caperochipi, « El enriquecimiento sin causa », Ed. Comares, Granada, 1989
  • S. Garcia-Cueco Mascaros, « Los cuasicontratos. La doctrina del enriquecimiento injustificado. El cobro-pago de lo indebido. La gestión de negocios ajenos.. », Instituciones de Derecho privado, tomo III, vol.3, Thomson-Civitas, 2003, p.663-785.
  • H. Coing : « Derecho privado europeo », Fundación cultural del Notariado, 1996
  • Alain Bénabent, « Droit Civil. Les obligations », Montchrestien, 9ème édition, p.321-331.