Italie- La théorie de l’imprévision et de la présupposition à la lumière d’un récent arrêt du 25 mai 2007 rendu par la Cour de cassation italienne-jurisprudence-Clotilde Dapei

La théorie de l’imprévision est accueillie de façon différenciée au sein des pays de civil law. La France est réticente à admettre cette théorie contrairement à l’Italie qui la reconnait par le biais de l’ « eccessiva onerosità sopravenuta ». Cependant les tribunaux italiens, en s’inspirant de la tradition allemande, ont également créé une autre institution voisine de la théorie de l’imprévision , la « presupposizione ». La Cour de Cassation italienne, par arrêt du 25 mai 2007 en redonne la définition et les contours.

La théorie de l’imprévision a toujours suscité de nombreux débats tant jurisprudentiels, doctrinaux que législatifs. La théorie de l’imprévision est une théorie en vertu de laquelle le juge doit rétablir l’équilibre d’un contrat dont les conditions d’exécution ont été gravement modifiées au détriment de l’une des parties, à la suite d’événements raisonnablement imprévisibles lors de la conclusion de la convention. Les conventions concernées par l’imprévision sont majoritairement les conventions de longue durée, c'est-à-dire à exécution successive.

La France, contrairement à l’Allemagne et à l’Italie est réticente à admettre la théorie de l’imprévision. Les arrêts de la juridiction administrative ont accepté la théorie de l’imprévision en droit français (Cass.,1916, Gaz de bordeaux ;Cass.,9 décembre 1932, Compagnie des tramways français de Cherbourg), mais la juridiction civile est traditionnellement restée hostile à l’acceptation de la théorie de l’imprévision. Dans l’arrêt « Canal de Craponne » de la Cour de Cassation rendu en 1876, le juge considérait que celui qui a pris un engagement est tenu de l’exécuter et encourt une responsabilité s’il ne l’exécute pas. Cette solution s’explique par le fait que pour les civilistes le principe « pacta sunt servanda » fondé sur l’article 1134 du Code civil était incontournable. Il semblerait cependant qu’une limite au refus de la théorie de l’imprévision soit en passe d’être acceptée par les juges des juridictions civiles, et ce, sur le fondement de la bonne foi (article 1134 alinéa 3 du Code civil ; Cass.,3 novembre 1992, Huard).

Le Code civil italien règlemente spécialement le problème de l’imprévision. Ainsi, lorsque l’une des prestations devient excessivement onéreuse (« eccesiva onerosità soppravenuta ») pour l’une des parties, l’article 1467 du code civil italien prévoit la possibilité pour cette partie de se rétracter en demandant la résiliation du contrat. Les événements qui rendent plus onéreuse l’une des prestations doivent être extraordinaires, imprévisibles et anormaux. Ils doivent être tels qu’ils bouleversent l’équilibre initial du contrat. Cependant, le bouleversement contractuel en question est davantage du au changement de circonstances qu’à la perturbation du fondement contractuel initialement voulu par les parties.

La jurisprudence italienne, en s’inspirant de la doctrine allemande, a créé une institution spécifique pour pallier le bouleversement contractuel du à la perturbation du fondement contractuel initialement voulu par les parties : la présupposition ( « presupposizione »). La Cour de cassation italienne, par arrêt en date du 3 octobre 1972 a défini la « presupposizione » en ces termes : « une situation de fait, commune aux parties et indépendante de leur volonté, dont les parties ont tenu compte au cours de la formation du contrat, bien qu’elles n’y aient pas fait référence dans le contrat même ». La jurisprudence italienne pour retenir la présupposition, soutient que la situation voulue par les parties à l’origine fait défaut faisant ainsi disparaitre le fondement du contrat. Il devient alors possible pour la partie lésée par le changement de circonstances de demander la résolution du contrat. Cependant, cette notion jurisprudentielle est sujette à interprétation de la part des tribunaux italiens et notamment de la Cour de Cassation italienne qui en a défini les contours. L’arrêt du 25 mai 2007 en est une illustration. La « presupposizione » doit elle être appréciée de façon subjective ou objective? Quels sont les critères permettant de distinguer la « presupposizione » des institutions qui lui sont voisines telles que l’eccessiva onerosità sopravvenuta ?

Les conditions de validité de la « presupposizione »

La « presupposizione » doit être commune à tous les cocontractants ; l’élément présupposé doit être certain et connu des deux contractants contrairement à la « condizione » qui constitue un événement futur et incertain ; l’élément présupposé doit être objectif, il constitue une situation de fait dont la réalisation doit être indépendante de la volonté des parties (Cass.31 octobre 1989 ; Cass.21 novembre 2001).

La jurisprudence a toujours refusé de prendre en considération les mobiles internes des parties pour admettre la présupposition (Cass.,15 février 1932 ; Cass., 15 juin 1985). Cependant, un récent arrêt de la Cour de cassation du 25 mai 2007 a levé toute ambiguïté en la matière en estimant que la présupposition était une circonstance extérieure au contrat, indépendante de la cause, de l’objet et des motifs du contrat. L’élément présupposé ne peut être assimilé à un motif du contrat, mais il constitue le fondement même du lien contractuel pour les deux cocontractants ou pour seulement l’ un d’entre eux (mais le cocontractant pour lequel l’élément présupposé n’est pas déterminant le reconnait néanmoins en tant que tel) sans lequel le contrat n’aurait aucune raison d’être.

Les faits de l’arrêt du 27 mai 2007

En l’espèce, deux sociétés anonymes italiennes avaient conclu un contrat avec la commune de Gênes afin que ces dernières lui fournisse une certaine quantité d’eau épurée en échange d’une parcelle de terrain. La quantité d’eau épurée restante, nécessaire au bon fonctionnement de leurs entreprises sidérurgiques, pouvait ensuite être utilisée par les deux sociétés. Cependant, les sociétés n’ont pas fourni la quantité d’eau potable convenue car l’installation pour la dépuration de l’eau était défectueuse ; notamment à cause du fait qu’une décharge de déchets se trouvait à proximité de la station d’épuration d’eau. La commune soutient que le bon fonctionnement du dépurateur était un élément présupposé du contrat, étant simplement admis un dysfonctionnement occasionnel de ce dernier. En effet, l’eau avait été apurée par les sociétés mais elle ne présentait pas les caractéristiques convenues lors de la conclusion du contrat. Cependant, la commune a été déboutée de ses demandes.

La distinction opérée par la Cour entre « presupposizione » et « eccessiva onerosità sopravvenuta »

La Cour de Cassation a nettement voulu distinguer l’hypothèse de l’ « eccessiva onerosità soppravenuta » et de la « presupposizione » en estimant qu’une prestation contractuelle rendue onéreuse à l’excès ne permettait pas de déduire l’absence de « presupposizione ».

En effet, l’ « eccessiva onerosità sopravvenuta » est un institut qui doit être utilisé en matière d’interprétation du contrat lorsqu’il apparait que la raison d’être du contrat a disparu au vu d’un grave bouleversement des conditions économiques de celui-ci. L’ « eccessiva onerosità sopravvenuta » est un institut indépendant de la cause du contrat, dont le seul but est de maintenir l’aléa de tout contrat lié l’aggravation des circonstances économiques dans des limites raisonnables. La Cour de Cassation a également estimé que la résiliation du contrat pour « eccessiva onerosità sopravvenuta » ne pouvait intervenir qu’en présence d’événements extraordinaires et imprévisibles dont l’existence doit être appréciée de façon objective par les juges du fond (Cass.,19 octobre 2006 ; Cass 23 fervier 2001 ;Cass.,9 février 1994). Les juges du fond doivent donc faire un travail d’interprétation du contrat et la Cour de cassation leur donne des directives en ce sens. La troisième Chambre civile de la Cour de cassation a estimé que l’interprétation littérale du contrat devait prévaloir afin d’éviter toute dénaturation du contrat lorsque les termes de celui-ci sont clairs et précis. Cependant, le contrat doit être interprété dans son entier, le juge ne pouvant se contenter d’une seule clause même si elle est claire et précise. L’interprétation du contrat doit certes être appréciée de façon littérale mais le juge ne peut faire fi du comportement des parties suite à la conclusion du contrat.

Cependant, l’apport de l’arrêt du 25 mai 2007 réside davantage dans l’interprétation que la Cour fait de la « presupposizione ».

Tout d’abord, la Cour redonne une définition de la presupposizione en précisant que cette notion d’inspiration allemande largement admise par la jurisprudence italienne n’est réglementée par aucune disposition législative. La presupposizione est une situation de fait ou de droit (passée, présente ou future) prise en considération par les cocontractants au moment de la formation du contrat sans laquelle le contrat ne serait ni valable ni efficace. Le fait que l’élément présupposé se réalise ou non doit être indépendant de la volonté des parties et celui-ci ne doit correspondre à aucune obligation prévue spécifiquement dans le contrat (Cass.,23 septembre 2004 ; Cass., 4 février 2002 ; Cass., 21 novembre 2001 ; Cass. 8 juillet 1995).

Interprétation de la notion de « presupposizione » par la Cour et distinction avec les institutions voisines de la « presupposizione »

La « presupposizione » est un phénomène complexe qui doit être évalué en fonction de critères objectifs assortis d’éléments faisant référence à la volonté des parties. La « presupposizione » est distincte des éléments qui forment le contrat. C’est pourquoi il faut distinguer la cause du contrat ( c’est-à-dire la raison, le but en vue duquel le contrat a été conclu) de la « presupposizione ». De même, il faut distinguer la « presupposizione » des « risultati dovuti » (c’est-à-dire de l’effet escompté) et en particulier des qualités du bien objet du contrat, puisque les caractéristiques essentielles que doit avoir le bien sont énumérées au sein du contrat, et dans l’hypothèse où celles-ci feraient défaut le cocontractant devrait agir sur le terrain de l’inexécution contractuelle et non sur celui de la « presupposizione ». La Cour de Cassation italienne applique un raisonnement analogue pour les contrats conditionnels, la condition étant un événement futur et incertain dont les parties entendent faire dépendre l’existence même du contrat. En effet, la presupposizione ne se trouve pas dans une clause conditionnelle du contrat contrairement à la condition.

Puis, la Cour de Cassation indique aux juges du fond la démarche à suivre afin de pouvoir admettre ou non l’existence de la presupposizione. Les « motivi» (les motifs) c’est-à-dire la volonté interne des cocontractants au moment de la conclusion du contrat qui les a poussé à conclure ce dernier, sont étrangers à l’institut de la « presupposizione » car ils sont davantage assimilables à la cause du contrat qu’à la presupposizione. L’élément présupposé doit être apprécié de façon objective en fonction de faits ou de circonstances extérieures à la cause du contrat ou au contenu de la prestation contractuelle, l’élément présupposé ayant une importance déterminante sans lequel le contrat n’aura pas de raison d’être pour les parties au contrat ou pour seulement l’une d’entre elle (l’autre partie doit cependant avoir conscience de l’importance que revêt la « presupposizione » aux yeux de la partie lésée par le bouleversement des circonstances initiales). La « presupposizione » n’est pas une condition du contrat mais elle constitue le fondement objectif de celui-ci sans lequel il serait impossible de maintenir le lien contractuel. L’absence de « presupposizione » aurait pour conséquence la résolution du contrat et non la résiliation de celui-ci (car la résiliation n’est retenue qu’en matière d’ « eccessiva onerosità soppravvenuta »).

Cet arrêt a permis une objectivation de la « presupposizione » qui était, malgré tout, souvent appréciée de façon subjective.