L’arrêt « First Options v. Kaplan » ou l’appréciation du principe de « Negative Kompetenz-Kompetenz » aux Etats-Unis, par Laureen WOOD

La Cour Suprême des Etats-Unis dans l’arrêt de 1995,« First Option of Chicago, Inc. V. Kaplan, et UX. And MK Investments, Inc.», a établi les standards américains relatifs à la question de Kompetenz-Kompetenz. Ainsi, dès lors que les parties ont accepté de rendre l’arbitre compétent pour statuer sur sa compétence, il est le seul compétent pour juger de cette question.

Dans cet arrêt de 1995, la Cour Suprême des Etats-Unis (Supreme Court of United States) avait à connaitre de deux questions de droit apparues lors de la résolution du litige opposant la société First Options aux époux Kaplan et à la société MK Investments, Inc (MKI). Les époux Kaplan étaient les actionnaires de la société d’investissement MKI. A la suite de difficultés financières, les Kaplan et MKI avaient contracté avec la société First Options un accord de sauvegarde. Cet accord était composé de quatre documents, dont un contenant une clause d’arbitrage. Ce dernier document n’avait pas été signé par les Kaplan mais seulement par MKI et First Options. En 1989, la crise financière de la société ne se résorbant pas (la signature du présent accord avec First Options n’avait pas empêché MKI de perdre de nouveau 1.5 millions de dollars), First Options prit le contrôle de la société et liquida certains de ses actifs, demandant en même temps le paiement intégral de la dette due par MKI et les époux Kaplan. Suite au non-paiement de la dette, First Options saisit un tribunal arbitral arguant que le défaut de paiement de MKI engageait la responsabilité personnelle des époux Kaplan. Ces derniers n’ayant pas personnellement signé l’accord contenant la clause d’arbitrage, contrairement à MKI, remirent en cause la compétence des arbitres pour se saisir de l’affaire. Après s’être déclarés compétents, les arbitres rendirent une décision en faveur du demandeur et une Cour du district fédéral (Federal District Court) confirma la décision. Les défendeurs interjetèrent alors appel devant la Cour d’Appel du 3ème circuit (Court of Appeals for the Third Circuit), qui annula la sentence arbitrale au motif que le litige opposant First Options aux Kaplan n’était pas arbitrable. La Cour Suprême des Etats-Unis, saisie comme dernière voie de recours, accepta de trancher la décision sur le fond. First Options arguait que la Cour d’appel avait commis une erreur de droit en appréciant la confirmation de la sentence arbitrale rendue par la cour fédérale de première instance, en décidant que le litige n’était pas arbitrable et surtout que l’arbitre ne pouvait pas se déclarer compétent pour connaitre du litige.

Ainsi la Cour Suprême devait essentiellement trancher deux questions de droit : Qui des cours ou des arbitres détient la compétence première pour décider de l’arbitrabilité d’une affaire? Les juges de cour d’appel lorsqu’ils examinent un refus d’annuler une sentence arbitrale rendu par une cour inferieure, doivent-ils appliquer un standard spécial et rejuger l’affaire ?

En ce qui concerne cette deuxième question, First Options arguait que la Cour d’Appel devait de nouveau rendre un jugement de fait et de droit et appliquer un standard de révision plus stricte que celui appliqué en général. La Cour Suprême, tout en soulignant que l’approche prônée par First Options était appliquée par la Cour d’Appel du 11ème circuit, réfuta les moyens avancés par le demandeur et décida que l’examen par une Cour d’Appel d’un refus d’annuler une sentence arbitrale rendue par une cour inferieure n’entrainait pas l’application d’un standard de révision particulier.

Avançant le motif que la Cour Suprême n’apprécie pas les faits d’une affaire, les juges refusèrent unanimement d’examiner si la Cour d’Appel du 3ème Circuit avait commis une erreur en décidant que le litige opposant First Options aux Kaplan n’était pas arbitrable.

Cette décision unanime en matière d’arbitrabilité est intéressante à mettre en comparaison avec notre droit national ou encore avec la Convention Européenne sur l’arbitrage commercial international signée à Genève en 1961, qui dispose à l’article V(3) que l’arbitre dont la compétence est contestée n’a pas à se dessaisir et peut directement connaitre de la question (principe de la « positive Kompetenz-Kompetenz). Dans le présent article la Cour Suprême a fixé l’approche américaine à l’égard du principe de « negative Kompetenz-Kompetenz » (lorsque la Cour doit se prononcer sur l’aptitude d’un arbitre à statuer sur sa propre compétence).

Pour décider qui du juge ou des arbitres est prioritaire pour statuer sur l’arbitrabilité du conflit (à savoir, si le conflit peut être résolu par la voie de l’arbitrage), les juges de la Cour Suprême adoptent une approche contractuelle. Dès lors que les parties dans leur convention d’arbitrage ont stipulé que les arbitres examineraient eux-mêmes leur compétence, les termes de la convention doivent être scrupuleusement suivis et les arbitres seront prioritaires pour statuer sur leur compétence. La Cour Suprême est néanmoins formelle sur le fait que l’intention doit être matériellement présente dans la convention et que les cours ne pourront pas supposer son expression par un silence. Il est nécessaire de savoir si les parties ont accepté l’arbitrage, car dès lors que les parties ont décidé de soumettre leur litige à l’arbitrage, les Cours d’Appel auront moins de pouvoir de révision que s’il s’agissait d’une décision d’une cour inférieure. Un litige reconnu arbitrable ne pourra pas être de nouveau jugé par une cour et la question de la compétence ne déroge pas à cette règle (voir l’arrêt AT & T Technologies, Inc. v. Communications Workers, 475 U.S. 643, 649, 106 S.Ct. 1415, 1418, 89 L.Ed.2d 648 (1986)). Les cours n’annuleront la décision qu’en de rares circonstances (voir 9 U.S.C. § 10, décision entachée de corruption, fraude ou de manœuvres dilatoires ou encore lorsque l’arbitre a excédé ses pouvoirs). Les termes de la convention d’arbitrage seront donc cruciaux puisque s’il est reconnu que les parties avaient manifesté dans cette dernière l’intention que les arbitres aient le pouvoir de statuer sur leur compétence, alors les cours lorsqu’elles réviseront la sentence appliqueront un standard de révision plus faible que si les parties n’avaient pas signé de clause d’arbitrage et avaient décidé de régler leur litige judiciairement. Les conséquences d’une mauvaise interprétation de l’intention des parties étant lourdes, on peut mieux comprendre l’importance que la Cour Suprême attache aux termes de la convention d’arbitrage. Le fait que les termes de la convention d’arbitrage soient si cruciaux pour établir qui aura la « compétence de la compétence » implique, comme le souligne la Cour Suprême, une autre question : comment établit-on (ou comment la Cour établit-elle) que les parties par leur termes ont laissé aux arbitres le pouvoir de trancher la question de leur compétence ? La différence d’approche entre le droit français et le droit américain à l’égard de la compétence des arbitres est flagrante en ce qui concerne l’appréciation des termes de la convention d’arbitrage. En effet, en France, le principe est que les arbitres peuvent se prononcer sur leur compétence. Ainsi, si une cour est saisie en même temps qu’un tribunal arbitral sur le sujet de la compétence des arbitres dans un litige donné, il est du devoir de cette dernière de se dessaisir et d’attendre la décision du tribunal arbitral. Si aucun tribunal arbitral n’est saisi simultanément, la cour ne connaitra de la question que si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou inapplicable (Article 1458 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Voir , Ste Anhydro c. Ste Caso Pillet e.a 1ère Ch. Civ, Juin 1989Rev. Arb. , 1992 ou aussi American Bureau of Shipping c. Jules Verne et Al., 1ère Ch. Civ, 26 Juin 2001). En droit français la force obligatoire des contrats semble jouer un grand rôle dans cette pratique. L’existence du contrat (expression de la volonté des parties) est suffisante pour que l’arbitre statue en premier sur sa compétence. Aux Etats-Unis, comme précisé dans le présent arrêt, les juges estiment qu’il est tellement important que le recours à l’arbitrage soit volontaire, que les termes des conventions d’arbitrages ou que les preuves établissant la volonté des parties de donner compétence aux arbitres de trancher sur leurs compétence doivent être « clear and unmistakable”, c'est-à-dire, claires et sans équivoques (voir aussi, AT & T Technologies, supra, at 649, 106 S.Ct., at 1418-1419). Ce principe énoncé par la Cour Suprême a été et est encore longuement discuté en doctrine et dans l’ordre judiciaire. En effet, si la Cour dans l’arrêt Kaplan guide quelque peu les juges pour établir quels termes sont clairs et non équivoques, elle n’établit pas un standard précis et il est parfois reproché à cet arrêt de manquer de clarté (voir « Determining Arbitral Jurisdiction : Allocation of tasks between courts and arbitrators » par William W. Park, dans l’American Review of International Arbitration de 1997, 8 Am. Rev. Int’l Arb.133).

Dans le présent arrêt la Cour conclut que les faits et la convention d’arbitrage ne permettaient pas d’établir que les Kaplan avaient accepté que les arbitres se prononcent sur leur compétence. En effet, tout d’abord, seule la société MKI avait signé l’accord stipulant qu’en cas de litige les parties auraient recours à l’arbitrage, et, de plus, First Options se fondait sur une lettre des Kaplan envoyée aux arbitres et ayant pour sujet la compétence de ceux-ci. La cour dans sa décision est catégorique, cette lettre n’est pas suffisante pour démontrer la volonté des parties de rendre les arbitres compétents pour établir leur compétence. La Cour établit aussi que le silence ou l’ambiguïté de la convention ne peut pas être interprété comme donnant compétence aux arbitres de statuer sur leurs compétences.

Ainsi, si en France le principe est que l’arbitre est prioritaire par rapport aux tribunaux pour statuer sur sa compétence (dès lors qu’il y a une convention d’arbitrage), l’arbitre américain sera prioritaire seulement si les termes de la convention le désignent comme directement compétent pour connaitre de la question et si ils ne sont pas ambigus.

Ces deux solutions sont fondées sur le principe du respect de la volonté des parties, mais ce principe est appliqué de manière différente dans les deux pays. Si ces deux droits connaissent ce principe, ils abordent la question de l’interprétation de la volonté des parties de manière plus ou moins souples. Il en découle que les critères reconnaissant l’expression de la volonté diffèrent dans ces deux droits. La position française, si elle laisse une grande souplesse à l’arbitre pour statuer sur sa compétence, n’efface pas entièrement le rôle de l’ordre judiciaire. Comme le rappelle Nathalie Coipel- Cordonnier dans son livre, « les Conventions d’arbitrage et d’élection de for en droit International privé », citant M. Mayer, seul « le juge a l’autorité pour décider de son incompétence ». La 1ère Chambre de la Cour d’Appel de Paris dans un arrêt du 16 Juin 1988 Paris (St Swiss oïl c. Ste Petrogab et Rep du Gabon. Rev. Arb. 1989 p.309, note Ch Jarrosson) a rappelé qu’en matière de recours, les juges d’appel avaient le pouvoir de déterminer si les arbitres avaient correctement apprécié leur compétence au sujet de la compétence arbitrale. Dans ce dernier arrêt la Cour d’Appel fait une application directe de l’article 1484 du Nouveau Code de Procédure Civile. Ce présent article liste six situations où une partie qui aurait antérieurement renoncé à un recours en annulation peut néanmoins interjeter appel à la sentence arbitrable (nullité ou expiration de la convention d’arbitrage, irrégularité dans la composition du tribunal arbitral ou dans la nomination de l’arbitre, dépassement de ses pouvoirs par l’arbitre, non respect du principe de contradiction, cas de nullité énoncés à l’article 1480 du NCPC, violation d’une règle de droit public). Par conséquent si l’arbitre français a une grande marge d’action, il est loin d’être souverain. A l’inverse, il a déjà été établi que dès lors que la convention d’arbitrage stipule clairement que les parties donnent aux arbitres toute compétence pour statuer sur leur compétence, les juges américains, par application de la théorie de l’autonomie de la volonté n’annuleront la décision des arbitres que dans de rares circonstances. A la lecture de l’arrêt Kaplan une grande question pratique se pose : s’il faut pour décider que l’arbitre est prioritaire pour trancher la question de l’arbitrabilité du litige, établir que la convention d’arbitrage stipule clairement sa compétence, qui appréciera cette convention d’arbitrage ? Ne serait-ce pas ralentir l’issue du litige ? Concernant la première question la Cour Suprême dans l’arrêt Kaplan semble désigner l’ordre judiciaire comme étant l’ordre compétent. Pour la seconde question, il semble en effet que la solution envisagée par la Cour Suprême ralentisse la décision finale. Si par exemple, lors d’un litige devant un tribunal arbitral, la question de l’arbitrabilité est soulevée, l’application de l’arrêt Kaplan suppose que les arbitres sursoient à statuer pour que les tribunaux analysent les termes de la convention d’arbitrage. Dans l’hypothèse où la convention ou les parties dans leurs échanges n’ont pas expressément stipulé qu’ils soumettaient aux arbitres la question de l’arbitrabilité du litige, les juges devront trancher. C’est après le rendu de leur décision que le fond du litige pourra être examiné. Il est clair que l’application de cette solution pourrait être longue, car, à l’inverse des questions de procédure comme les limites de temps, la question de la compétence de la compétence n’est pas un domaine réservé à l’arbitre.