L’arrêt Ezokola (Cour Suprême du Canada, 19/07/2013) en droit des réfugiés: illustration d’un mouvement international refusant la « complicité par association » à un groupe criminel pour déterminer si une personne est complice d’un crime international

Résumé : La Cour Suprême du Canada a rendu un arrêt dans lequel elle redéfinit la notion de complicité en matière de crime contre l’humanité: elle refuse le critère de complicité par association à une organisation criminelle, lui préférant la notion de complicité par contribution significative. Cette décision va dans le sens des décisions récentes des juridictions internationales et nationales. Un mouvement international se dessine pour refuser la complicité par association et pour lui préférer la complicité par contribution significative en cas de crime international.

 

Introduction :

Le 19 juillet 2013, la Cour Suprême du Canada a rendu un jugement en matière de droit des réfugiés. Il s’agissait de Monsieur Ezokola qui avait demandé le statut de réfugié au Canada. Ce statut lui a été refusé par la Commission de l’immigration et du statut du réfugié et par la Cour d’appel fédérale en raison du fait qu’il a travaillé pour le gouvernement de la République Démocratique du Congo (RDC), gouvernement qui, au cours des années 2000, aurait laissé son armée commettre certains crimes internationaux (crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité)  envers des populations civiles.

La Cour Suprême du Canada a été saisie de l’affaire. Le problème qui s’est posé était l’interprétation de l’article 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés qui refuse l’application de la convention aux personnes dont on peut avoir des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime international au sens des instruments internationaux.

La Cour a examiné le critère retenu par la Commission et par la Cour d’appel fédérale : la participation personnelle et consciente au crime. Le fait que Monsieur Ezokola ait appartenu à une organisation criminelle en tant que haut fonctionnaire remplirait ce critère. La Cour Suprême rejette l’argument de complicité par association appliqué par la Cour d’appel et lui préfère le critère de complicité par contribution significative, volontaire et consciente.

Cette notion de complicité par contribution est en accord avec les critères retenus par la Cour pénale internationale (CPI) en matière de crime international dans un « dessein commun », d’après l’article 25-3-d du Statut de la CPI, ou de l’entreprise criminelle commune (ECC) d’après la jurisprudence des tribunaux ad hoc. Ces juridictions internationales refusent la complicité par association pour déterminer si une personne a commis un crime international.

Enfin, on remarque un mouvement général des juridictions internes qui, en interprétant l’article 1 Fa) de la Convention relative aux réfugiés, ne retiennent pas la complicité par association.

L’enjeu de cette interprétation est, comme l’exprime le préambule de la Convention sur les réfugiés, de protéger les réfugiés, tout en ne permettant pas de donner  refuge aux auteurs de crimes internationaux.

De quelle manière l’article 1 Fa) est-il interprété par les juridictions internes des pays ayant signé et ratifié la Convention sur les réfugiés, et la complicité par association est-elle refusée de la même façon par les juridictions internationales ?

 

Rejet par la Cour Suprême du Canada du critère de complicité par association

L’article 98 de la loi canadienne sur l’immigration et la protection des réfugiés a incorporé directement l’article 1 Fa) de la Convention sur les réfugiés à laquelle le Canada a adhéré le 4 juin 1969.

Avant la décision du 19 juillet dernier, le critère utilisé pour savoir s’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’une personne avait commis un crime international au sens de l’article 1 Fa) de la convention des Nations Unies sur les réfugiés, et ainsi lui refuser le titre de réfugié, était celui de sa participation personnelle et consciente. Cette notion a pour la première fois été évoquée dans l’arrêt Ramirez (p. 314 et suivantes). Le problème est qu’il a souvent été donné une interprétation large à ce critère ce qui a entraîné le refus d’accorder le statut de réfugié à des personnes à qui l’on ne reprochait que le fait d’avoir travaillé pour un organisme criminel, sans se pencher sur la contribution de la personne en tant que telle au crime commis par l’organisation. Les exemples où les juridictions canadiennes ne se sont attachées qu’au caractère criminel de l’organisation à laquelle la personne a appartenu ne manquent pas : Osagie c. Canada, Mpia-Mena-Zambili c. Canada (par. 45 à 47), Fabela c. Canada (par. 14 à 19) ou encore l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Ezokola (par. 44, 46, 57 et 72). La Cour d’appel fédérale a ainsi estimé, dans le cas Ezokola, qu’un haut fonctionnaire pouvait être exclu du statut de réfugié du fait qu’il demeure à son poste à défendre les intérêts du gouvernement alors qu’il a connaissance des crimes commis par celui-ci : ceci pourrait démontrer sa «participation personnelle et consciente » aux crimes.

La Cour Suprême a rejeté cette interprétation extensive de l’article 1 Fa) de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés. Pour trouver la bonne interprétation à donner à cet article, la Cour Suprême va examiner l’objet de la Convention des Nations Unies de 1951 : le préambule exprime le fait que la communauté internationale veut assurer aux réfugiés le respect des droits de l’homme, alors que l’article 1 Fa) exige que soit refusé le statut de réfugié à toute personne dont on peut sérieusement penser qu’elle a commis un crime international. La Cour Suprême va donc tenter de trouver un critère qui concilie ces deux idées : un critère ni trop restrictif pour ne pas exclure les personnes pouvant légitimement demander le statut de réfugié, ni trop large pour éviter d’accueillir des personnes dont on peut sérieusement penser qu’elles ont commis ou participé à la commission d’un crime international.

Ainsi, au lieu de se concentrer sur la seule activité criminelle de l’organisation, la Cour Suprême va se focaliser sur la contribution de la personne aux crimes commis par cet organisme : cette contribution doit être volontaire, significative et consciente. Le deuxième élément qu’est la contribution significative permet d’éviter de retomber dans la complicité par association.

La Cour Suprême a aussi donné d’autres critères à prendre en compte lors d’un l’examen de la complicité potentielle d’une personne demandant l’asile et ayant appartenu à une organisation criminelle : la taille et la nature de l’organisation, les fonctions, le grade, le mode de recrutement ou encore la durée d’appartenance à l’organisation sont des éléments importants. Le simple fait d’appartenir à un organisme criminel ne suffit pas.

De plus, pour rejeter la complicité par association, la Cour Suprême affirme que celle-ci n’est pas compatible avec deux principes du droit pénal. Le premier est le fait que l’omission n’entraîne pas la responsabilité pénale (Cassese’s International Criminal Law, p.180‑182). Ainsi, une personne ne peut être complice par le simple fait de continuer à exercer ses fonctions sans protester. Le deuxième est le principe de la responsabilité pénale individuelle : il ne peut y avoir de culpabilité par association (Van Sliedregt, p. 17)

Enfin, pour prendre sa décision, la Cour a examiné la pratique internationale et a affirmé que les juridictions internationales pénales ne prennent pas en compte la complicité par association (Ezokola, par. 42 et suiv.).  

 

De la complicité en droit pénal international dans les cas d’un « dessein commun » (article 25-3-d du Statut de la CPI) et d’une entreprise criminelle commune 

Ces deux concepts sont examinés ici car ils font partie des instruments développés par le droit international pour punir les différents crimes internationaux lorsqu’ils sont commis de manière collective. L’exercice ici sera de voir si ces deux notions excluent la complicité par association comme l’affirme la Cour Suprême du Canada. Ces deux concepts font référence à la participation d’une personne à l’action collective d’un groupe ayant commis un ou des crimes internationaux.

-  En ce qui concerne la responsabilité de la personne contribuant à la commission d’un crime international par un groupe de personnes agissant de concert d’après l’article 25-3-d du Statut de la CPI, l’article précise que la contribution doit être intentionnelle et faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre un crime. Il semble donc qu’il faut se concentrer sur l’état d’esprit de la personne et regarder quel a été son degré de contribution. Dans tous les cas, une simple appartenance au groupe criminel ne paraît pas suffire.

La Chambre préliminaire I de la CPI a, dans l’affaire Mbarushima (par. 280), affirmé en 2011 qu’il fallait qu’un seuil de contribution soit impérativement fixé pour l’application de l’article 25-3-d, afin que toute personne ayant eu affaire avec une organisation criminelle ne soit pas reconnue coupable de contribution au crime. Ce degré de contribution doit être « significatif » (la Cour Suprême du Canada a d’ailleurs repris ce terme) et l’importance de cette contribution doit être fixée en fonction des faits. La contribution doit aussi être intentionnelle, autrement dit, « être faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre ce crime ». L’appartenance au groupe criminel ne semble donc pas suffire pour appliquer l’article 25-3-d du Statut de la CPI.

-  L’entreprise criminelle commune (ECC), développée dans l’arrêt Tadic de 1999 (par. 196 à 206), est également un point de comparaison intéressant. L’ECC appartient à la théorie de la responsabilité commune en droit pénal international, il s’agit d’un concept permettant d’étendre la responsabilité pénale d’une personne ayant commis un crime international à toutes les personnes ayant poursuivi la même entreprise criminelle. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) développe en 1999 trois formes d’entreprise criminelle commune : la première concerne le cas ou les accusés partagent tous la même intention de commettre un crime international. Le deuxième se rapporte aux personnes qui participent à un système de mauvais traitement : elles doivent avoir connaissance de ce système et avoir l’intention d’y contribuer. Enfin, le troisième vise les personnes ayant participé et contribué au crime, même si ce crime n’était pas directement prévu ou planifié mais était une conséquence logique du plan élaboré (contribution due à l’insouciance).  Pour ces trois cas d’ECC, l’intention et la conscience de la personne semblent être des éléments essentiels. Il semble donc qu’il faille aller au-delà de la simple considération qu’une personne ait appartenu à une organisation criminelle.

On peut ainsi conclure que les juridictions pénales exigent plus que l’appartenance à un organisme criminel pour considérer qu’une personne a commis ou a été complice d’un crime international. Cette tendance se reflète également dans l’interprétation que d’autres Etats que le Canada ont donné à l’article 1 Fa) de la Convention des Nations Unies.

Il faut tout de même noter que les juridictions pénales internationales sont des juridictions qui établissent si une personne a commis ou aidé à commettre un crime international, elles se prononcent sur sa culpabilité. Le degré de preuve exigé est bien plus élevé que les simples « raisons sérieuses de penser » évoquées par l’article 1 Fa) de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés qu’appliquent les Etats pour déterminer si un individu peut se voir accorder le statut de réfugié.

 

Développement du rejet de la complicité par association par certaines juridictions à travers le monde

Le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la France sont des pays au solde migratoire positif et ont signé et ratifié la Convention relative au statut des réfugiés, ils ont donc eu l’occasion d’interpréter l’article 1 F a) de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés. Ils vont tous dans le même sens que le Canada en ne prenant pas en compte le seul fait qu’une personne ait appartenu à une organisation criminelle pour lui refuser le titre de réfugié.

La Cour Suprême du Royaume-Uni a rendu en 2010 l’arrêt JS qui parait avoir influencé la Cour Suprême du Canada dans l’affaire Ezokola (Ezokola, par. 70 et suiv.). La Cour Suprême du Royaume-Uni a énoncé qu’un individu pouvait se voir refuser le statut de réfugié si, d’après l’article 1 Fa), « il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative à faire en sorte que l’organisation puisse poursuivre son objectif de commettre des crimes de guerre, alors qu’elle savait que son aide permettrait la réalisation de cet objectif ». La Cour emploie donc ici le critère de la contribution significative, volontaire et consciente tout comme la Cour Suprême du Canada. Pour déterminer si cette contribution a eu lieu, la juridiction a énoncé quelques critères dont le grade de la personne dans l’organisation, la façon dont la personne a été recrutée ou encore la durée de son appartenance à l’organisme. La Cour a catégoriquement refusé d’interpréter l’article 1Fa) de manière à présumer que l’appartenance à une organisation criminelle entraîne la participation de la personne demandant l’asile (par. 31, 43,44).    

Les Etats-Unis quant à eux ont aussi affirmé à plusieurs reprises que la « culpabilité par association » n’était pas juridiquement valable et que l’on ne pouvait refuser le droit d’asile à une personne en se basant sur le simple fait qu’elle ait appartenu à une organisation criminelle. C’est par exemple ce qu’a affirmé la Cour d’appel du second circuit en 2007 dans l’arrêt Xu Sheng Gao.

En France, les juridictions se sont également prononcées sur l’article 1 Fa) (retranscrit dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile à l’article 712-2a)). La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a ainsi rendu l’arrêt M.T. en 2010 où elle a du déterminer s’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’une personne demandant le statut de réfugié avait commis des crimes de guerre. Pour ce faire, la CNDA a examiné la volonté de la personne de rejoindre la zone où les crimes de guerre étaient commis,  sa participation à la création d’une plateforme politique ayant promu un chef de guerre responsable de crimes internationaux, la fonction exercée dans l’organisation du demandeur d’asile (en l’espèce : entraînement et encadrement de troupes miliciennes), le recrutement d’enfants soldats ou encore la participation à la fondation d’une organisation criminelle (par.4). On remarque donc que la CNDA ne concentre pas son argumentation sur la simple association de la personne à une organisation criminelle, mais sur l’importance de sa contribution au crime international (contribution significative).  

Ainsi, on peut affirmer que d’autres Etats que le Canada interprètent l’article 1 Fa) en refusant le critère de complicité par association.

 

Pour conclure, on peut remarquer que la Convention des Nations Unies sur les réfugiés a un effet sur les ordres juridiques internes et internationaux qui l’appliquent et l’interprètent. Il semble qu’une tendance soit en train de se former pour refuser la notion de complicité par association dans plusieurs juridictions. Il faut tout de même remarquer que les juridictions internationales, qui se prononcent sur la culpabilité d’un individu, exigent un degré de preuve bien plus élevé pour déterminer s’il y a eu participation à un crime international, par rapport aux juridictions internes qui se contentent de « raisons sérieuses de penser » que la personne a commis un crime international pour lui refuser le titre de réfugié. Le fait que le Canada ait révisé sa jurisprudence, qui permettait d’accepter le critère de complicité par association tout en s’inspirant du droit international et de décisions juridiques prises par d’autres pays, est révélateur du fait que, même si les Etats restent souverains en matière de législation et d’interprétation, les différents ordres juridiques dans le monde ne peuvent pas s’ignorer, notamment en ce qui concerne le sujet sensible que sont les réfugiés et les crimes internationaux où la coopération internationale est exigée dans un but d’efficacité.

 

 

Bibliographie

 

Doctrine :

 

- G. Werle, Individual Criminal Responsibility in Article 25 ICC Statute, 2007, 5 J.I.C.J., p.953

 

- A. Cassese et P. Gaeta, Cassese’s International Criminal Law, Oxford Edition, 2013, p. 180-182

 

- E.van Sliedregt, Individual Criminal Responsibility in International Law, Oxford : Oxford University Press, 2012, 337 pages

 

- O. de Frouville, Punir les crimes de masse - Entreprise criminelle commune ou co-action?, Anthemis, Droit & Justice, 2012, 238 pages

 

Décisions de justice :

. Droit international :

 

-  Cour pénale internationale, Prosecutor c. Callixte Mbarushimana, ICC-01/04-01/10, 16 décembre 2011

 

- Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, Prosecutor c. Duško Tadić, IT‑94‑1‑A, 15 juillet 1999

 

. Droit interne :

Canada :

- Cour d’Appel Fédéral du Canada, Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F 306

 

- Osagie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15817

 

- Cour Fédéral du Canada, Mpia‑Mena‑Zambili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1349 (CanLII)

 

- Cour Fédéral du Canada, Fabela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1028 (CanLII)

 

Royaume-Uni :

- Cour Suprême du Royaume-Uni, R. (J.S. (Sri Lanka)) c. Secretary of State for the Home Department, [2010] UKSC 15

 

Etats-Unis:

- Cour d’appel des Etats-Unis du second circuit, Xu Sheng Gao c. United States Attorney General, 500 F.3d 93, 4septembre 2007

 

France :

- Cour nationale du droit d’asile, M. T., 17 novembre 2010, n°08015887, C+

 

Traités internationaux:

 

-Statut de Rome de la Cour pénale internationale, adopté le 17 juillet 1998 et entrée en vigueur le 1er juillet 2002 : article 25-3-d

 

- Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, adoptée à Genève le 28 juillet 1951 lors d’une conférence de plénipotentiaires sur le statut des réfugiés et des apatrides convoquée par l'Organisation des Nations Unies, en application de la résolution 429 (V) de l'Assemblée générale en date du 14 décembre 1950 : préambule, article 1Fa)

 

- Convention de Vienne sur le droit des traités 1969, faite à Vienne le 23 mai 1969 et entrée en vigueur le 27 janvier 1980 : article 31

 

Documents officiels des Etats :

 

Canada :

- Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, adoptée par le Parlement canadien en octobre 2001 et entrée en vigueur le 28 juin 2002 : article 98

 

France :

- Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, article L 712-2 : codifié par l’ordonnance 2004-1248 2004-11-24 JORF du 25 novembre 2004 et la loi 2006-911 2006-07-24 art. 120 JORF du 25 juillet 2006