L’engagement de la responsabilité de l’Union européenne pour réparer les préjudices consécutifs aux mesures de rétorsion autorisées par l’OMC par Julie-Enni ZASTROW,
Dans l’arrêt FIAMM, la Cour de Justice rejette à la fois la responsabilité pour faute et la responsabilité sans faute des organes de l’Union européenne dans le contexte de la réparation des préjudices consécutifs aux mesures de rétorsion autorisées par l’OMC. CJUE, grande ch., 9 sept. 2008, affaires jointes C-120/06 P et C-121/06 P, FIAMM et FIAMM Technologies c/ Conseil et Commission, soutenus par l’Espagne et Giorgio Fedon & Figli SpA et Fedon America c/ Conseil et Commission, soutenus par l’Espagne.
A la suite de l’inexécution de la décision de l’organe de règlement des différends (ORD), condamnant le régime européen d’importation des bananes, les États-Unis ont pris des mesures de rétorsion à l’encontre de l’Union européenne (UE). Il s’agissait de mesures sous forme de surtaxes douanières, en particulier sur les accumulateurs et les étuis à lunettes en provenance des États membres de l’UE. Elles ont conduit l’entreprise FIAMM Technologies, visée par ces rétorsions croisées, à engager des actions en indemnité contre l'UE sur le double fondement de responsabilité pour faute et responsabilité sans faute. L'UE est un participant actif du système de règlement des différends de l'OMC. Mais les sanctions prononcées vont toucher les opérateurs économiques qui ne disposent d'aucun recours direct, ni devant l'ORD ni devant les juridictions internes des Etats-Unis (en tant qu’Etat adoptant des mesures de rétorsion). La seule possibilité ouverte est une action devant les juridictions de l’UE. Au vu de l’augmentation constante des affaires dans lesquelles l’Union est impliquée, la question de ces recours par les opérateurs économiques est tout à fait d’actualité et soulève de nombreux problèmes. L’action d’espèce a posé de nouveau la question de l’effet du droit de l’OMC à l’égard de l’Union. La décision FIAMM du 9 septembre 2008 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a dit clairement que la non-conformité avec le droit de l’OMC ou les recommandations de l’ORD n’engage pas la responsabilité de l’Union: La Cour confirme sa jurisprudence bien établie s’agissant de l’engagement de la responsabilité pour faute (I) et rejette pour la première fois le régime de la responsabilité sans faute (II).
I. La responsabilité du fait d’un comportement illégal des institutions européennes
En constatant la non-invocabilité des accords de l’OMC dans l’ordre juridique de l’UE (A), la Cour confirme sa jurisprudence antérieure (B).
A. La non-invocabilité des accords de l’OMC et des rapports de l’ORD dans l’ordre juridique européen
La CJUE a confirmé la décision du Tribunal de Première Instance (TPI) excluant la responsabilité de l’Union du fait d’un comportement illégal (de ses institutions) alors que l’incompatibilité de la réglementation sur les bananes avec les Accords de l’OMC avait été établie par l’ORD. D’abord, il incombe aux « juridictions compétentes et en particulier à la Cour dans le cadre de sa compétence en vertu du traité CE » (FIAMM, § 108) de déterminer si et dans quelles conditions un justiciable peut se prévaloir des dispositions d’un accord international en vue de contester la validité d’un accord européen. La Cour peut procéder à cette détermination en examinant notamment l’économie et les termes de l’accord, ainsi que le caractère précis et inconditionnel des dispositions conventionnelles en cause. De plus, la Cour énonce que le juge européen ne contrôle pas la conformité des actes de l’UE avec les accords de l’OMC (Idem, § 111). Les recommandations ou décisions de l’ORD identifiant le non-respect des règles de l’OMC, ainsi que les règles matérielles de l’OMC, ne donneraient aucun droit aux particuliers de demander une application directe de ces règles pour que le juge européen procède à un tel contrôle. La Cour se base d’une part sur la nature des accords de l’OMC, caractérisée par la réciprocité et la flexibilité, et d’autre part sur l’art. 3:2 Mémorandum d’accord. Conformément à cet article les recommandations et décisions de l’ORD ne peuvent accroître ou diminuer les droits et obligations énoncés dans les accords visés. Si un particulier ne détient pas un droit en vertu des accords de l’OMC en l’absence d’une décision de l’ORD, une telle décision ne peut pas obliger le membre de l’OMC en cause à reconnaître aux particuliers l’applicabilité directe des accords de l’OMC. Par conséquent, « le juge communautaire ne peut pas procéder à un contrôle de la légalité du comportement des institutions communautaires au regard des règles de l’OMC » (Idem, § 133), le particulier n’a pas le droit à une applicabilité directe de ces règles. En l'absence de la première condition de responsabilité, à savoir l'existence d'une violation suffisamment caractérisée de la légalité européenne, le Tribunal a pu à juste titre se dispenser de l'examen de la réalité du dommage et du lien de causalité. La Cour conclut qu’en l’espèce il n’y a pas de comportement illégal d’une institution susceptible d’engager la responsabilité extra-contractuelle de l’Union. Le raisonnement quant à la non-invocabilité des accords de l’OMC dans l’ordre juridique européen se fonde sur la jurisprudence antérieure de la Cour sur cette question.
B. La confirmation d’une jurisprudence classique
L’applicabilité des dispositions du droit de l’OMC dans l’UE constitue une question récurrente devant le juge européen. Le raisonnement donné dans l’arrêt FIAMM englobe les arguments de la jurisprudence précédente de la CJUE et constitue un nouveau chapitre dans les relations entre l’Union et l’OMC. Déjà en 1972 (International Fruit Company) la Cour a catégoriquement écarté une applicabilité directe du GATT (le prédécesseur de l’OMC) dans le droit européen, en se basant sur le caractère diplomatique du système de règlement des différends et ainsi la nature politique du GATT. La Cour de justice a gardé cette attitude jusqu’à aujourd’hui. Malgré cette jurisprudence constante, il y a eu des plaintes à plusieurs reprises. Les partisans d’une applicabilité directe du droit de l’OMC ont été incités par les exceptions développées par la jurisprudence Fediol-/ Nakajima. Selon celles-ci, la Cour accepte de contrôler la légalité des actes européens au regard des règles du GATT dans l’hypothèse où la CE exécute une obligation précise du GATT ou si l’acte en cause renvoie aux règles du GATT. Mais ces exceptions n’étaient pas pertinentes dans l’arrêt FIAMM, « ladite jurisprudence se référant à une question différente » (FIAMM, § 70). Un nouvel espoir d’évolution de la jurisprudence est né en 1995 avec l’entrée en vigueur de l’OMC. Le système diplomatique, basé sur des négociations, a été remplacé par un ordre plus juridique. Ce nouveau système a corrigé ou considérablement réduit les lacunes qui ont incité la CJUE à exclure l’effet direct dans le passé. Cet espoir, largement défendu au sein de la doctrine, a été réfuté par l’arrêt Portugal c. Conseil. Dans cette décision la CJUE a reconnu la judiciarisation du système, mais n’a pas vu de différence qualitative entre les systèmes du GATT et de l’OMC. Or, l’ORD est comparable à une juridiction : Les rapports des Groupes spéciaux et de l’Organe d’appel sont toujours adoptés par l’ORD, à défaut de consensus négatif pour les rejeter. Par ailleurs, la constatation d’une violation du droit de l’OMC nécessite la mise en conformité de la mesure nationale avec le droit de l’OMC (Art. 21 :1 Mémorandum d’accord), sinon le pays engage sa responsabilité internationale. Néanmoins la « Guerre de la Banane » (Simon D., Union Européenne, OMC et Etats-Unis, p. 8) mais aussi le différend CE – Hormones (sur les importations de viande bovine traitée aux hormones venant des Etats-Unis et du Canada) montreraient que même la décision de l’Organe d’appel ne termine pas les négociations. Une applicabilité directe du droit de l’OMC limiterait la possibilité de négocier des compensations avec l’autre partie selon l’art. 22.2 Mémorandum d’accord. D’ailleurs, les sanctions prévues par le Mémorandum d’accord, ayant en principe un caractère temporaire, ne garantiraient pas qu’il soit mis fin à l’illégalité en cause. Celle-ci subsiste tant que les membres de l’OMC concernés décident de ne pas transposer les recommandations de l’ORD. Mais d’un point de vue juridique, cette argumentation est infondée. Les compensations et suspensions de concessions ne constituent pas une alternative à la transposition du rapport de l’ORD. En outre, la Cour ajoute un argument fondé implicitement sur le principe de réciprocité : Les parties contractantes le plus souvent impliquées dans des litiges commerciaux avec l’Union ont généralement écarté l'invocabilité des normes de l’OMC devant leurs juridictions internes comme normes de référence du contrôle de légalité de leurs réglementations nationales. Mais d’un autre côté, on pourrait invoquer qu’un effet direct aiderait à garantir une application uniforme du droit de l’OMC. Il assurerait l’autorité du droit de l’OMC et pourrait constituer un exemple pour les autres membres de l’OMC. Dans l’affaire Biret, la Cour transpose sa jurisprudence par rapport à la non-invocabilité des dispositions matérielles des accords OMC aux décisions de l’ORD. Les critiqueurs de l’attitude la Cour de Justice allèguent que les décisions et recommandations de l’ORD constituent une clarification précise de la conformité de la mesure en cause avec le droit de l’OMC et la constatation d’une violation de ce droit. D’ailleurs, l’UE entend favoriser la résolution des litiges avec les États tiers par l’ORD. Mais elle se protège, à l’intérieur, de l’influence que pourraient exercer les règles de l’OMC. L’arrêt FIAMM a de nouveau confirmé l’attitude de la Cour. Ses précisions étant plus détaillées que dans le passé, ne laissent aucun doute à l’orientation de la Cour. En outre la CJUE a pris pour la première fois position en ce qui concerne une responsabilité extra-contractuelle sans faute dans le contexte du non-respect du droit de l’OMC par l’Union.
II. La responsabilité sans faute
Avant de remettre en question le refus d’une responsabilité sans faute (B), il faut démontrer le raisonnement de la Cour à ce sujet (A).
A. Le refus d’une responsabilité sans faute
Le TPI avait affirmé l’existence d’un régime de responsabilité sans faute de l’Union. Même en l’absence d’un comportement illégal des institutions de l’Union, l’UE pourrait être tenue de réparer le dommage encouru par des opérateurs qui doivent supporter une part disproportionnée des charges résultant d’un tel comportement. Néanmoins, en appliquant pour la première fois les conditions développées par la décision Dorsch Consult, le TPI a conclu qu’en l’espèce les conditions d’une telle responsabilité ne sont pas remplies car le préjudice subi n’avait pas un caractère anormal à la vue des aléas normaux du commerce international. La CJUE constate que le TPI a commis une erreur de droit en consacrant l’existence de la responsabilité sans faute. D’abord, la consécration du principe d’un tel régime ne peut pas être déduite de sa jurisprudence antérieure (FIAMM, § 168). Au contraire, « la Cour s’est (...) jusqu’à présent bornée, aux termes d’une jurisprudence constante, à préciser certaines des conditions auxquelles une telle responsabilité pourrait se trouver engagée dans l’hypothèse où le principe de la responsabilité de l’Union du fait d’un acte licite devrait être reconnu en droit communautaire » (Idem, § 169). Puis, la Cour rappelle que le régime de responsabilité en droit européen est fondé sur les « principes généraux communs aux droits des États membres » de l’art. 288, deuxième alinéa (Idem, § 170). Néanmoins il n’y a pas consensus entre les ordres juridiques des États membres par rapport à cette responsabilité « dans l’état actuel du droit communautaire » (Idem, § 176). Puis, la Cour rappelle qu’elle respecte les droits fondamentaux en tant que principes généraux. Un acte normatif européen dont l’application conduit à des restrictions des droits fondamentaux (notamment le droit de propriété et le libre exercice d’une activité professionnelle), pourrait engager la responsabilité de la CE, lorsque celle-ci implique « une atteinte démesurée et intolérable à la substance même desdits droits ». (Idem, § 184). Néanmoins, la CJUE refuse qu’un exportateur européen puisse faire prévaloir un droit de propriété sur une part de marché. Une telle part de marché ne constituerait qu’ « une position économique momentanée, exposée aux aléas d’un changement de circonstances » (Idem, § 185). La protection des droits fondamentaux est donc limitée. Selon la Cour, un exportateur doit « notamment avoir conscience de ce que cette activité peut se trouver affectée par diverses circonstances dont la possibilité de voir ce pays tiers adopter des mesures de suspension tarifaires dans les conditions prévues par les accords OMC » (Idem, § 186).
B. La remise en question de cette solution
L’arrêt FIAMM refuse les compensations de manière générale aux exportateurs européens subissant un préjudice du fait des rétorsions croisées permises par l’ORD. La Cour constate qu’un opérateur économique exportant dans un pays tiers doit avoir conscience des risques qui y sont liés. Ainsi chaque commerçant devrait suivre tous les marchés à tout moment, les développements juridiques et politiques à tous les niveaux d’interdépendance et assurer une sécurité suffisante. On peut se demander si les sanctions engagées par d’autres membres de l’OMC constituent vraiment des risques commerciaux normaux. En effet, ces sanctions font suite à des violations dans d’autres secteurs commerciaux et sont basées sur des décisions politiques prises dans l’intérêt général plutôt que sur de strictes préoccupations commerciales. Les rétorsions croisées étant une forme essentielle du pouvoir de sanction au sein de l’OMC, elles dépassent les limites de l’adéquation. Il est fortement douteux qu’il y ait un lien adéquat entre l’exportation des batteries d’accumulateurs et le marché européen de la banane. Une solution aurait été la proposition de l’Avocat général Poiares Maduro : indemniser les opérateurs économiques qui auraient subi un dommage « anormal » et « grave » (AG Poiares Maduro, affaires jointes C-120/06 P et C-121/06 P FIAMM et Fedon, § 82). De plus, la CJUE (ainsi que le TPI) fonde sa conclusion sur l’art. 288 alinéa 2 TCE sur les « principes généraux communs des États membres » sans procéder à une analyse comparative de tous les systèmes européens. En effet, une responsabilité pareille est prévue par le droit de certains États membres, (par exemple le contentieux administratif français et le droit civil et constitutionnel allemand). Néanmoins, la Cour constate que cette possibilité n’est envisagée que par « la moitié à peine des ordres juridiques des États membres » (FIAMM, § 141). Elle conclut qu’une convergence entre les principes de responsabilité n’est pas encore établie dans l’UE. Donc, la balle est renvoyée aux Etats membres : La Cour exclut une responsabilité sans faute « en l’état actuel du droit communautaire » mais n’exclut pas la reconnaissance d’une telle responsabilité dans l’avenir. Tout dépend d’une pratique vaste et uniforme des États membres. Ainsi, l’essai de décharger les opérateurs économiques a échoué. La Cour n’a rien osé – probablement par peur d’une vague des plaintes.
Les entreprises n’ont pas d’autres voies de recours. Le système de règlement des différends de l’OMC n’est ouvert qu’aux États membres. Une plainte devant les juridictions internes des Etats-Unis échouerait également du fait qu’ils n’appliquent pas le droit de l’OMC en droit interne. Grâce au système de règlement de l’OMC le commerce international a enfin un organe quasi-juridictionnel. Mais il faut encore attendre pour voir comment son impact changera l’UE si les entreprises européennes sont de nouveau visées par les sanctions.
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