L’erreur sur la valeur dans l’arrêt Wood v. Boyton, par Coline Dermersedian
Résumé
En droit américain, comme en droit français, l’erreur commise par une partie au contrat lors de la formation du contrat constitue un vice du consentement. Cependant, aucun des deux systèmes n’accepte l’erreur sur la valeur de l’objet du contrat, comme l’on peut le constater dans cet arrêt rendu par la Cour suprême du Wisconsin en 1885 (Wood v. Boynton,64 Wis. 265, 25 N.W. 42 (1885)). Les seules possibilités d’annulation d’un contrat de vente pour erreur sont l’erreur résultant d’un dol ou l’erreur sur l’identité de l’objet vendu.
En droit américain, comme en droit français, le consentement vicié d’une partie à un contrat peut fonder une action en annulation du contrat. Les systèmes de Common Law, comme ceux de traditions romano-germaniques, reconnaissent l’existence de différents types de vices du consentement, généralement regroupés en quatre catégories : capacité, erreur, dol et violence. Les actions en annulation fondées sur la théorie de l’erreur sont certainement les plus courantes. Cependant, elles sont soumises, dans les deux systèmes de droit, à de strictes conditions, notamment concernant leur nature. En d’autres termes, tous les types d’erreur ne sont pas recevables.
L’un des premiers arrêts à traiter de l’erreur sur la valeur en droit américain a été rendu par la Cour suprême du Wisconsin le 13 octobre 1885. Dans l’affaire Wood v. Boynton (64 Wis. 265, 1885), une femme a vendu à un bijoutier une pierre qu’elle croyait sans valeur, pour 1 dollar. La pierre s’est par la suite révélée être un diamant brut d’une valeur d’environ 800 dollars. Au moment de la vente, la vendeuse n’avait aucune idée de la nature et de la valeur de la pierre en sa possession. Le bijoutier, n’ayant pas d’expérience en matière de pierres non taillées, n’avait aucune idée non plus de la valeur de la pierre qu’il achetait. Les deux parties au contrat de vente étaient donc chacune dans l’ignorance de la valeur exacte de l’objet du contrat.
Lorsque la vendeuse s’est rendue compte de son erreur, elle a tenté de récupérer son bien en proposant au bijoutier de lui racheter la pierre au même prix (plus intérêts), mais celui-ci a refusé. Elle a alors intenté une action en justice devant le tribunal de première instance du comté de Milwaukee (Wisconsin, USA) afin de faire annuler la vente pour erreur sur l’objet vendu. Le tribunal de première instance s’étant prononcé en faveur du défendeur, la demanderesse a interjeté appel.
Dans cet arrêt, la Cour suprême du Wisconsin a rappelé de manière très claire l’impossibilité en droit américain d’annuler un contrat pour erreur sur la valeur de l’objet du contrat. Comme souvent dans les arrêts rendus par des cours suprêmes, les juges énoncent dès le début de l’arrêt, après le rappel des faits, la question de droit, puis le principe d’application générale qui y répond. Cet arrêt ne fait pas exception et, après l’exposé des faits et le rappel des décisions d’instances inférieures, la Cour suprême du Wisconsin pose clairement la question : dans une telle situation d’erreur sur la valeur de l’objet vendu, la vendeuse peut-elle demander l’annulation de la vente et la restitution de l’objet ?. Elle énonce ensuite le principe général selon lequel un contrat de vente peut être annéanti pour deux raisons : le dol ou l’erreur.Ces deux possibilités pour annuler un contrat de vente sont en réalité très différentes. L’erreur résultant d’un dol de l’acheteur entraine l’annulation du contrat et offre donc au vendeur la possibilité de demander à être remis dans l’état dans lequel il était avant la conclusion du contrat et d’obtenir la restitution du bien. Au contraire, la seconde hypothèse (erreur sur l’identité de l’objet) ne constitue pas à proprement parlé une annulation de contrat, puisque, selon la théorie américaine, la vente n’a jamais eu lieu. En effet, le fait que le vendeur ait livré une chose différente de celle convenue dans le contrat, ou le fait que l’une des parties (ou les deux) aient fait une erreur portant sur l’identité de l’objet a pour conséquence que le transfert de propriété est considéré comme n’ayant jamais eu lieu (no title ever passed to the vendee by such delivery). L’erreur sur l’identité, dans ce cas précis, entraine l’inexistence du contrat et l’action en restitution ne sera donc pas fondée sur l’annulation du contrat.
Nous allons envisager successivement l’erreur résultat d’un dol (I) et l’erreur sur l’objet du contrat (II).
- L’erreur résultant d’un dol
Dans Wood v. Boyton, les juges écartent rapidement l’hypothèse d’un dol commis par l’acheteur (le bijoutier). En droit américain, les faits sont jugés, en première instance, par un jury. Or, dans ce cas-ci, le jury a déterminé qu’aucun dol n’avait été commis. La Cour suprême, juge du droit comme en France, ne réexamine pas les faits et s’appuie sur les conclusions du jury.
Dans la mesure où le jury de première instance a déterminé qu’il n’y avait eu aucune manœuvres constitutives de dol, la demanderesse avance alors que le simple fait que la pierre ait une valeur immensément plus grande qu’elle le supposait au moment de la vente justifie l’annulation. Elle prétend que cette différence de valeur, dont elle n’avait pas conscience au moment de la vente, est en elle-même constitutive d’un dol de la part de l’acheteur-bijoutier.
La Cour examine donc l question de savoir si le simple fait que le prix soit inadéquat est constitutif d’un dol. Au 19ème siècle, les cours américaines distinguent encore entre les actions en Equity et les actions en Common Law. La distinction entre les deux concepts dépend de ce que demande le plaignant. Si celui-ci demande des dommages et intérêts, les principes de Common Law seront appliqués. En revanche, s’il demande une injonction, le juge a alors plus de liberté pour appliquer les règles de l’Equity qui lui semblent les plus justes. Cette distinction, qui a disparu aujourd’hui, vient du droit anglais à l’époque des premières cours de justice, certaines statuant en Equity et certaines statuant en Common Law.
En l’espèce, la demanderesse souhaite obtenir la restitution de la pierre. La Cour examine donc la question sous l’angle de l’Equity. Elle rappelle que l’erreur constitutive d’un dol dépend des faits connus par les parties au moment de la formation du contrat et s’appuie donc sur les faits sur lesquels le jury de première instance s’est prononcé. En l’occurrence, les parties étaient libres de se renseigner sur la valeur exacte de la pierre, aucune ne connaissait sa valeur véritable, et elles pensaient toutes les deux que le prix proposé pour la transaction était approprié. Aucun renseignement n’a été caché à aucune des parties, il n’y a donc pas eu dol.
Cette analyse est tout à fait similaire à l’approche française du dol, qui consiste de manière générale en un comportement malhonnête. Une tromperie qui va amener l’autre partie à conclure un contrat (erreur provoquée) vicie le consentement de la partie trompée et constitue donc un fondement pour demander l’annulation du contrat. Le droit américain, comme on le voit dans cet arrêt, fonde le dol sur l’intention malhonnête de l’une des parties qui aurait caché des informations à l’autre. Comme en droit français, le dol en droit américain nécessite donc un élément matériel (omettre des informations) et un élément intentionnel (la volonté de tromper).
Cependant, la jurisprudence américaine ne requiert pas de la partie qui invoque le dol de prouver qu’elle n’aurait pas contracté si elle avait connu la réalité. En droit français en revanche, le dol doit porter sur un élément déterminant du contrat. S’il ne s’agit que d’un élément accessoire, la jurisprudence ne reconnait généralement pas de vice du consentement et n’accordera que des dommages-intérêts.
- L’erreur sur l’objet du contrat
En droit français, l’erreur commise par un contractant peut constituer un vice du consentement et donner lieu à annulation du contrat dans certains cas, selon le type d’erreur commise. L’erreur sur l’objet du contrat est de loin l’erreur la plus fréquente. L’article 1111 du Code civil précise que l’erreur ne peut être prise en compte que si elle porte sur la « substance même de l’objet », l’erreur sur la valeur n’étant quasiment jamais acceptée en droit français. De même, le droit américain, comme l’explique ici la Cour suprême du Wisconsin, accepte l’erreur sur l’identité de l’objet mais pas sur la valeur de celui-ci.
Le principal moyen qu’avance la demanderesse est l’erreur sur la valeur de la pierre. Selon elle, cette erreur est une raison suffisante pour annuler la vente. Or, la Cour rappelle qu’une vente ne peut être annulée pour erreur que si cette erreur porte sur l’identité du bien (livraison d’un bien autre que celui sur lequel portait le contrat). Cette erreur doit être suffisamment importante pour justifier une annulation, et la simple erreur sur la valeur ne suffit pas : « the value of the property sold, as compared with the price paid, is no ground for a rescission of a sale ».
Ainsi, comme en France, la lésion (ou erreur sur la valeur) n’est pas prise en compte et ne peut pas donner lieu à une quelconque modification du contrat. En droit français, l’article 1118 du Code civil dispose que la lésion n’est pas une cause générale de nullité des contrats à moins qu’un texte exprès le prévoie. Il existe ainsi certains cas légaux de prise en compte de la lésion en droit français (à certaines conditions) tels que les honoraires d’avocats, les ventes d’immeubles etc. En dehors de ces exceptions légales, la jurisprudence, s’appuyant sur l’article 1118 du Code civil, a toujours considéré qu’un juge ne peut pas annuler un contrat parce qu’il le trouve « léonin » (c’est-à-dire favorisant à l’extrême l’une des parties, Com., 21 avril 1980, Bull. civ., IV, n°153), ni réduire un prix parce qu’il le trouve excessif (Com., 9 octobre 1990, RTD civ. 1991.113, obs. J. MESTRE). Cependant, les tribunaux français ont, eux aussi, admis certaines exceptions, notamment en matière de contrats de mandat ou d’engagements de non-concurrence. Cependant, dans les cas légaux comme jurisprudentiels, la simple erreur sur la valeur de l’objet d’un contrat de vente n’ouvre jamais droit à l’annulation du contrat.
Les Etats-Unis n’ont pas d’équivalent à l’article 1118. Dans Wood v. Boyton, la cour s’appuie sur l’arrêt Kennedy v. Panama, etc., Mail Co. L. R. 2 Q.B. 580, rendu en 1867 par une cour anglaise. Rappelons pour mémoire qu’en 1885, la Constitution américaine n’a même pas encore fêté ses cent ans d’application. Le droit appliqué est donc toujours en grande partie le droit britannique, comme le montre ici cette référence à une décision de la High Court. Dans l’arrêt anglais cité, les juges ont établi le principe selon lequel un contrat peut être annulé pour dol, ou pour erreur non-intentionnelle sur la substance ou l’identité même de l’objet du contrat. Cette erreur doit être suffisamment importante, et constituer bien plus qu’une simple mauvaise affaire. Ainsi, le refus de l’erreur sur la valeur en droit américain s’inscrit dans la tradition anglaise et reflète la Common Law en général.
La cour du Wisconsin continue ensuite en écartant la possibilité d’une erreur sur l’identité de l’objet vendu. En effet, la pierre, restée en possession de la vendeuse pendant une longue période, est passée directement dans la main du bijoutier-acheteur qui l’a observée avant d’en proposer un prix.
Bien que ne le citant pas explicitement, la cour fait ici intervenir la théorie de l’aléa. Les juges considèrent en effet que les parties ne s’étant ni l’une ni l’autre renseignées sur la valeur exacte de la pierre, alors qu’elles avaient toutes deux l’occasion de le faire, elles ont assumé un risque, celui de se tromper sur la valeur de l’objet du contrat. Comme en droit français, « l’aléa chasse la lésion » : l’erreur sur la valeur est encore plus strictement refusée dans le cas où les parties assument le risque de se tromper et ne prennent pas toutes les précautions nécessaires alors qu’elles en avaient l’opportunité. Cette analyse peut être rapprochée de la jurisprudence française qui refuse également d’accorder la nullité du contrat pour erreur sur l’objet lorsque le contrat présente un caractère aléatoire et que les parties ont donc accepté un risque. Ainsi, la vente d’un tableau dont l’authenticité est discutée (Civ. 1ère, 1er mars 1987, D. 1987.489, note J.-L. AUBERT) comporte un aléa : comme dans Wood v. Boyton, les parties prennent le risque d’acheter/vendre un bien dont elles ne connaissent pas la valeur exacte. La présence de cet aléas que les parties ont accepté écarte la possibilité d’invoquer une erreur sur l’identité.
La Cour conclut donc que la demanderesse n’a pu démontrer ni dol, ni erreur pouvant donner lieu à l’annulation du contrat de vente. La règle générale demeure le refus d’annuler un contrat pour erreur sur la valeur de l’objet du contrat.
Conclusion :
Le rejet de l’erreur sur la valeur, en droit américain, est toujours d’actualité. Etablie tout d’abord par la jurisprudence, la théorie selon laquelle on ne peut invoquer d’erreur sur la valeur lorsque l’on est conscient de ne pas connaitre la valeur exacte de l’objet du contrat a par la suite été intégrée dans le Restatement (Second) of Contracts. Ce traité, sorte de « Code des contrats », n’a pas de valeur juridique en lui-même. Cependant, c’est un ouvrage extrêmement reconnu qui a été rédigé par l’American Law Institute et est une référence absolue en droit des contrats. À la section 154, le Restatement cite l’arrêt Wood v. Boyton (Comment d.), preuve que cet arrêt fait toujours office de référence.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages :
- BARNETT, Randy E., Contracts, Cases and Doctrine, New York, Aspen Publishers, 2008.
- BENABENT, Alain, Droit Civil – les obligations, Paris, Montchrestien, 2005
- FRIER, Bruce W. and WHITE James J., The Modern Law of Contracts, London, Thomson West Group, 2005.