La culpa in contrahendo, commentaire du § 311 alinéa 2 BGB, par René Martin de Lagarde
Le droit français et le droit allemand ont une conception différente de la période précontractuelle, que ce soit par rapport à ses fondements, à son étendue ou encore au régime de responsabilité qu´elle peut engendrer. En effet, le droit germanique semble étirer le domaine du contrat jusqu´aux pourparlers alors que le système juridique français distingue deux périodes, une antérieure à la conclusion du contrat- les pourparlers- et une postérieure à la formation de la convention, l´exécution du contrat. Ensuite, alors que le premier choisit une responsabilité analogue à celle du contrat, le second a mis en place, au fil de sa jurisprudence, une responsabilité délictuelle. Cependant ces différences ne doivent pas occulter des solutions qui apparaissent comme comparables.
Il s´agit ici d´étudier la période de temps qui commence avec la prise de contact entre les cocontractants et qui s´achève avec la conclusion du contrat. Le droit allemand s´y intéresse plus particulièrement par le § 311 alinéa 2 BGB qui dispose que : « Un rapport d´obligations générateur des obligations prévues au § 241 al. 2 naît aussi 1. de l´engagement de pourparlers 2. de toute mesure préparatoire à la conclusion d´un contrat par laquelle une des parties accorde à l´autre la possibilité d´agir sur ses droits, ses biens et ses intérêts ou les lui confie, ou 3. de rapports d´affaires similaires. » (T. SCHNEIDER, La codification d´institutions prétoriennes, Revue internationale de droit comparé, 2002, n° 4, p. 967)
Le droit français et le droit allemand divergent dans leur appréciation de cette période, plus précisément dans la définition de « précontractuelle » : le droit allemand y perçoit déjà l´existence d´un rapport contractuel d´obligation. Il convient donc d´étudier la définition donnée par les deux ordres juridiques (I), puis d´examiner les régimes juridiques qui gouvernent la période précontractuelle (II) ainsi que leurs conséquences sur le droit positif (III).
I. Définition de la période précontractuelle :
A l´inverse du droit français, le droit allemand a défini légalement la période précontractuelle Le § 311 II BGB détermine trois types de relations précontractuelles : l´engagement de pourparlers, les mesures préparatoires à la conclusion d´un contrat et les rapports d´affaires similaires. Ces notions assez proches méritent d´être explicitées.
1. L´engagement de pourparlers,, «die Vertragsverhandlugen » : c´est la période durant laquelle les parties échangent leurs points de vue et discutent les conditions du contrat à venir. Son point de départ est le début des négociations ; elle s´achève avec la fin de celles-ci ou avec la conclusion d´une convention. 2. Les mesures préparatoires à la conclusion d´un contrat, « die Vertragsanbahnungen »: elle ne concerne pas les négociations à proprement parler. Il s´agit par exemple de l´entrée d´un client potentiel dans un magasin. Pour qu´un tel événement soit qualifié de relation précontractuelle au sens du § 311 BGB, une intention d´acheter n´est même pas nécessaire. Il suffit que le client ne souhaite que se renseigner. Cependant cette prise de contact doit avoir un but commercial. Ainsi l´entrée d´un policier dans une grande surface afin d´appréhender un éventuel voleur à la tir ne constitue pas un contact d´affaire. 3. Les rapports d´affaires similaires, «die ähnlichen geschäftlichen Kontakte » : il semblerait que la définition reste assez floue. Selon la doctrine allemande on se situe avant le cas numéro deux : « il s´agit de contacts commerciaux qui sont si loin de la pré conclusion d´un contrat, qu´on ne peut encore parler d´une prise de contact » (BT-Drucks. 14/6040 p. 163.). On peut penser par exemple à la distribution de plaquettes informatives d´une société à des personnes non clientes de celle-ci.
Le Code civil reste silencieux sur cette période. Il n´envisage donc pas comme le droit allemand les trois types de relations précontractuelles. La jurisprudence semble ne retenir que le premier cas. Les deux autres n´entretiennent pas de rapport avec la période précontractuelle. Cette dernière est en fait réduite à « la période exploratoire durant laquelle les futurs contractants échangent leur point de vue, formulent et discutent les propositions du contrat, sans pour autant être assurés de le conclure. » (F. TERRÉ, Les obligations, DALLOZ, p. 181). A la différence du BGB, le droit français retient une notion moins précise du fait de l´absence de fondement textuel et de régime spécifique. Ce qui l´intéresse, c´est de distinguer entre la période antérieure à la conclusion du contrat et celle postérieure. Finalement, il faudra s´attacher à déterminer le moment de la conclusion du contrat, ce qui n´est pas sans poser problème, car « le seuil de formation du contrat est largement incertain » (Répertoire du notariat Defrénois, RÉMY LIBCHABER, 15 décembre 2006 n° 23, p. 1858)
II. Le régime de responsabilité issu de la période précontractuelle :
La responsabilité, qui peut découler de cette période précontractuelle, au cas où une partie subirait un préjudice, a été théorisée par Jehring en 1861. Celui-ci envisage une « sorte de responsabilité contractuelle, chacune des parties s´étant implicitement engagée à répondre envers l´autre des fautes qu´elle commettrait au cours des négociations » (Hans Stoll, Tatbestände und Funktionnen der Haftung für culpa in contrahendo, p. 435s). Il s´agit en fait de la théorie de la « culpa in contrahendo ou dommages et intérêts en cas de contrats nuls ou non parvenus à la perfection » (Tome IV des Jehrings Jahrbüchers).
Le droit français et le droit allemand ont une conception totalement différente en ce qui concerne les régimes de responsabilité dans les relations précontractuelles. En effet, le système allemand accepte la conception de Jhering, alors que les juges français l´ont clairement refusée (Cass., 11 janvier 1984, Bull. Civ., IV n°16 p13 et F. TERRÉ, Les obligations, DALLOZ, p. 184), malgré l´analyse de Ch. Demolombe. Selon cet auteur, accessoirement à l´offre, le pollicitant propose un avant-contrat, au terme duquel il s´engage à maintenir son offre ; le cocontractant accepte tacitement ce contrat puisqu´il ne présente pour lui que de avantages. En effet, selon la jurisprudence, le silence vaut acceptation si une offre est faite dans l´intérêt exclusif du destinataire (Req., 29 mars 1938 et Civ. 1ère, 1er décembre 1969). Pour comprendre les raisons d´une telle dissemblance de qualification, il va falloir étudier successivement les principes des régimes de responsabilité contractuelle et délictuelle et leurs résultats dans les deux ordres juridiques en cause.
Si le droit allemand choisit une responsabilité précontractuelle suivant les principes de la responsabilité contractuelle (§ 280 I BGB), c´est pour remédier aux défauts de réparation que pourrait engendrer l´application d´un régime de responsabilité délictuelle (§823 I BGB). La doctrine allemande, et notamment Dirk Looschelders (Schuldrecht Allgemeiner Teil, p. 76) en retiennent deux:
- le préjudice réparable en matière de responsabilité fondée sur le § 823 I BGB ne prend pas en compte les dommages purement patrimoniaux- reine Vermögensschäden- ou en a une conception très stricte. En effet, le § 823 I BGB fonde uniquement la réparation d´un des dommages énumérés (atteinte à la vie, au corps, à la santé, à la liberté, à la propriété ou à tout autre droit d´une personne) et ne réparera ainsi le préjudice purement économique que s´il résulte d´un dommage physique. - au cas ou la faute serait commise par le préposé, il existe une présomption simple de responsabilité du commettant ce qui lui permet donc de s´exonérer (§831 I BGB). Bien au contraire, la responsabilité contractuelle permet de réparer toutes sortes d´atteintes et supprime la possibilité d´exonération du commettant en cas de faute du préposé (§ 278 BGB).
La responsabilité délictuelle retenue par le droit français favorise la réparation du préjudice. En effet, si la responsabilité issue d´un contrat ne permettra d´obtenir réparation que pour les dommages prévisibles, celle issue d´un délit s´appliquera à toutes sortes de dommages. Cependant, la Cour de Cassation tempère ce principe, comme nous le verrons un peu plus loin.
Le droit allemand et le droit français se différencient donc essentiellement par la qualification du régime de responsabilité. Cette différence est issue tant des faiblesses du droit allemand que de la flexibilité du droit français, en matière délictuelle. La Cour suprême allemande avait, en effet, à l´origine, suivi la même voie que le juge français (RG, Urteil 29.11.1909). Cependant, comme vu plus haut, la responsabilité délictuelle du § 823 BGB ne permet pas une indemnisation optimale. C´est pour cela que la jurisprudence allemande a ensuite préféré instituer la culpa in contrahendo, insérée dans le BGB en 2002. Le droit allemand élargit ainsi le champ d´application de la responsabilité contractuelle par une extension du domaine contractuel. A l´inverse, le droit français réduit au maximum le domaine contractuel pour appliquer le régime délictuel, particulièrement favorable à la victime. En dehors de cette différence de qualification de régime, les deux ordres juridiques arrivent à des résultats comparables.
III. Les conséquences de cette différence de qualification :
La responsabilité d´une partie à un contrat sur le fondement des §§ 280 I, 311 al. 2, 241 II BGB peut être engagée de trois manières différentes. Tout d´abord, une partie peut être soumise à des dommages et intérêts si elle a violé une obligation de protection- Verletzung von Sorgfaltspflichten. En effet, chacun doit se comporter de manière à ne pas porter préjudice à l´autre- Schädigungsverbot (BGH NJW 1986, 2757). Ainsi chacun est responsable de ce qui arrive dans ses locaux (BGH NJW, 1962, 31). L´entrepreneur doit notamment prendre toutes les mesures de sécurité dans son entreprise car il est responsable de son organisation. Il doit donc veiller à respecter son obligation d´assurer la sécurité de circulation dans son supermarché. Ce n´est pas le cas lorsqu´un client est blessé par la chute d´un rouleau de linoléum (RGZ 78, 239). Bien que la culpa in contrahendo puisse entrer en concurrence avec les §§ 823 s. BGB l´avantage est que dans ce cas, l´entrepreneur n´a pas de possibilité d´exonération (§ 278 BGB) lorsque la faute est commise par un de ses employés et que la charge de la preuve est inversée au profit de la victime (§ 280 I 2 BGB). Cette violation d´une obligation de protection n´est pas sans rappeler la responsabilité délictuelle des articles 1382s Code civil. En effet, dans l´affaire du rouleau de linoléum, on aurait pu engager la responsabilité de l´entrepreneur sur le fondement de l´article 1383 Code civil, en l´accusant d´une faute de négligence, ou encore en se référer à l´article 1384 al.1 Code civil (responsabilité du fait des choses). En ce qui concerne la responsabilité de l´employeur pour une faute commise par son employé, le droit français prévoit aussi, selon article 1384 al.5 Code civil, la responsabilité des commettants pour leurs préposés, dans la mesure où ce dernier a agi dans les limites de sa fonction (Cass., Ass. Plén., 25 février 2000). Le juge a remédié à l´insolvabilité possible du préposé et mis en place un système de présomption dont le commettant ne peut se dégager qu´en prouvant que le dommage provient d´une cause étrangère à l´égard du préposé. Tout comme le droit allemand, le droit français arrive par la responsabilité délictuelle à indemniser au mieux la victime et à faciliter cette indemnisation.
Le deuxième cas dans lequel la responsabilité d´une partie peut être engagée sur le fondement de la culpa in contrahendo résulte de la violation d´une obligation d´information- Verletzung einer Aufklärungspflicht. Le débiteur d´une obligation d´information peut obtenir des dommages et intérêts en cas de violation de cette obligation et s´il s´avère qu´il a conclu un contrat désavantageux qu´il n´aurait pas conclu s´il avait disposé de cette information (BGH, 1991, 832). Il peut en outre obtenir l´annulation du contrat pour réticence dolosive (§ 123 BGB) si, suite à l´annulation il subsiste encore un préjudice (BGH NJW, 1979). Le droit français semble atteindre un résultat comparable. En effet, le créancier de l´obligation d´information peut faire annuler le contrat pour réticence dolosive (art. 1116 Code civil). Il pourra aussi demander des dommages et intérêts d´après l´article 1382 Code civil, en invoquant un manquement à l´obligation de contracter de bonne foi, dès lors qu´il prouve un préjudice(Civ. 1ère, 15 mars 2005, Bull. civ. I, n° 136).
Le troisième cas intéresse particulièrement les deux droits : il s´agit de la rupture abusive des pourparlers- unbergründeter Abbruch von Vertragsverhandlungen. Dans les deux ordres juridiques, seule une faute de la partie qui rompt les négociations peut permettre d´engager sa responsabilité. Ainsi les deux ordres juridiques reconnaissent que le pendant de la liberté contractuelle- Privatautonomie, est la liberté de ne pas conclure un contrat. F. Terré justifie cette approche : « Pièce essentielle du bon fonctionnement d´une économie de marché, la liberté contractuelle suppose qu´on puisse mener des pourparlers parallèles, comparer diverses propositions, choisir les plus avantageuses et donc rompre avec ceux qui ont émis celles qui le sont le moins ». Le droit allemand estime qu´une rupture fautive des pourparlers résulte du fait qu´une des parties a fait naître dans l´esprit de l´autre la confiance dans la conclusion du contrat ou qu´elle a rompu sans raison valable- ohne trifftigen Grund (BGH NJW, 1975). Dans le premier cas il faut qualifier cette relation de confiance : la conclusion du contrat paraît proche, une des parties a déjà livré sa prestation ou le contrat a commencé à être exécuté sans qu´il ne soit conclu. Le second cas peut apparaître lorsqu´une partie accepte une meilleure offre d´un tiers et qu´elle le fait savoir trop tard à la partie avec laquelle elle négociait. Dans ces deux cas, l´auteur de la rupture abusive devra verser des indemnités à l´autre pour les frais engagés- Vertrauensschaden. Le droit français arrive aux mêmes solutions en passant par des chemins différents. En effet, le juge français ne se réfère pas au principe de confiance légitime, comme le fait le droit allemand- Vertrauensprinzip, mais plutôt à celui de la bonne foi. Il est issu de l´article 1134 al. 3 Code civil et se rapporte à l´exécution du contrat. Or, en période précontractuelle, aucune convention n´existe encore et cela est souligné par le fait que le droit français a opté pour une responsabilité délictuelle. Cependant, tant la doctrine que la jurisprudence ont accepté que la bonne foi irrigue aussi la formation du contrat (Civ. 1ère, 10.05.1989, Bull. civ. I , n° 187 et F. TERRÉ, Les obligations, Dalloz, 2002, p. 256 : « La jurisprudence a pris appui sur la notion de bonne foi. Bien que l´article 1134 alinéa 3 du code civil vise la seule exécution du contrat, la bonne foi irrigue également la formation de celui-ci »). Dès lors, il faut contracter de bonne foi et donc ne pas rompre fautivement les pourparlers. La longueur anormale des négociations (Cass., 22 février 1994, Bull. civ. IV, n° 72) ou l´envoi de documents avec des termes laissant penser que la conclusion du contrat est proche, peut ainsi servir à caractériser une rupture abusive. On retrouve donc en droit français cette idée selon laquelle plus les négociations sont avancées et plus la rupture risque d´être considérée comme fautive en raison de l´évidence de plus en plus marquée de la violation de l´obligation de bonne foi et donc par le fait que la confiance de l´autre partie aura de plus en plus un caractère légitime. Cette solution semble très proche de celle du droit allemand, fondée sur l´idée de confiance légitime. Le dommage réparable sera le même, c´est-à-dire le remboursement des frais de la négociation (Com. 26 novembre 2003, Bull. civ. IV, n°186). Il faut enfin répondre à un dernier problème, celui de l´indemnisation de la perte de chance du fait d´une rupture abusive de pourparlers. En droit français, en principe, tout dommage n´est pas réparable. En effet, il doit posséder certains caractères : il doit être certain et direct. Ce dernier caractère renvoie à la notion de lien de causalité et n´intéresse pas l´étude présente. En revanche, la notion de certitude implique une notion d´actualité. Le préjudice ne doit pas être éventuel ou hypothétique. Cependant à la frontière du préjudice actuel et du préjudice hypothétique se situe la notion de perte de chance. Dans deux arrêts, la Cour de cassation a rejeté la possibilité de réparer la perte de chance de réaliser les gains qu´auraient permis la conclusion du contrat car les dommages et intérêts équivaudraient alors à une exécution du contrat (Com. 26 novembre 2003, Bull. civ. IV, n°186 et Civ. 3ème, 28 juin 2006, Bull. civ. III, n° 164). La liberté contractuelle « empêche la réparation du préjudice de sauter par-dessus l´étape de formation, afin d´indemniser directement les avantages futurs dont l´une des parties a été fautivement privée » (Répertoire du notariat Defrénois, RÉMY LIBCHABER, 15 décembre 2006 n° 23, p. 1858). Cependant cette solution n´est exclue qu´ « en l´absence d´accord ferme et définitif » (Com. 26 novembre 2003, Bull. civ. IV, n°186). Mais peut-il exister un accord ferme et définitif en période précontractuelle ? La Cour a-t-elle voulu se référer aux avant-contrats ? Mais alors ce ne serait plus le même fondement juridique. Le droit allemand, de son côté, n´indemnise, en principe que les frais résultant de la négociation. Cependant, si le contrat aurait été conclu dès lors que la partie fautive aurait adopté un comportement respectueux de ses devoirs, alors la « victime » peut demander des dommages et intérêts compensatoires à la conclusion du contrat- Erfüllungsinteresse (BGHZ 120, 281). Là encore les solutions adoptées par le juge français et le juge allemand semblent assez proches.