LA THEORIE DE L’IMPREVISION DANS LES CONTRATS INTERNATIONAUX - Par Alice BROGI

INTRODUCTION :

Le problème de l’imprévision se pose lorsqu’un contractant se trouve obligé d’exécuter une obligation, alors que la survenance de circonstances nouvelles et imprévisible au jour de la conclusion du contrat rend cette exécution beaucoup plus difficile ou onéreuse. La théorie de l’imprévision propose de modifier le contrat de manière à soulager le cocontractant surchargé par les circonstances. (H. Bouthinon-Dumas, les contrats relationnels et la théorie de l’imprévision, Revue internationale de droit économique 2001/3) A première vue, la révision du contrat pour imprévision se heurte au principe pacta sunt servanda consacré à l’article 1134 al. 1 CC qui édicte que «les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites». C’est pourquoi la Cour de Cassation dans le très célèbre arrêt Canal de Craponne du 6 mars 1876 (De Galiffet c. Commune de Pélissane (Canal de Craponne), Civ. 6 mars 1876) rejette, sous le visa de ce même article, la théorie de l’imprévision en droit privé (la position en droit administratif est divergente, cf arrêt du Conseil d’état Gaz de Bordeaux, 30 mars 1916). Ce refus de la révision des contrats a été réaffirmé avec constance dans nombreux autres arrêts. La règle posée par Craponne est aujourd’hui critiquée par une large partie de la doctrine, et ces critiques semblent être justifiées sur la base de plusieurs arguments. En particulier, une approche comparée sur cette théorie relève que la position française est aujourd’hui relativement isolée : Après la guerre, le bouleversement de la situation économique et surtout la dépréciation monétaire ont conduit à penser que l'idée de justice pouvait exiger la révision des contrats conclus. De fait, dans de nombreux pays, des mesures ont été prises pour autoriser la révision des contrats. Ainsi, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre admettent sous des formes diverses la théorie de l’imprévision. De même, les Principes Unidroit et les Principes du droit européen des contrats consacrent la révision du contrat suite à un changement imprévu des circonstances. Pour autant, on doit bien reconnaître que les craintes sur lesquelles se fondent le refus de la théorie de l’imprévision en droit français, comme l’arbitraire du juge, ne se sont pas réalisées dans ces différents pays. Les différents droits positifs appréhendent donc le problème de l’imprévision de manière différente. Or, si l’exécution d’un contrat entre nationaux d’un même pays pose des problèmes qui peuvent s’avérer complexes, l’exécution des obligations d’un contrat international dont l’économie traduit divers points de rattachement pose des difficultés d’un autre ordre. Dans ce domaine il apparaît donc intéressant d’étudier la jurisprudence du commerce international. En effet, les juridictions arbitrales ont été amenées à se prononcer sur des situations d’imprévision, dessinant peu à peu une Lex Mercatoria qui revêt une importance particulière pour la poursuite et l’exécution d’opérations internationales de grande envergure (Contrats internationaux et imprévision en arbitrage commercial international, Lyne Boinat). Nous nous attacherons donc dans une première partie à étudier les solutions apportées dans différents droits positifs au problème de l’imprévision. Nous aborderons ensuite la manière dont les juridictions arbitrales ont accueilli et tranché les litiges nés de circonstances imprévues au moment de la conclusion du contrat.

I. LA THEORIE DE L’IMPREVISION DANS DIVERS DROITS POSITIFS

Alors que la France ne reconnaît pas la théorie de l’imprévision (A), nombreux autres pays européens l’ont intégré dans leur droit positif (B). C’est notamment le cas de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de l’Italie. Etant donné l’importante référence que constituent les Principes Unidroit et les Principes du droit européens des contrats dans le monde du commerce international, nous envisagerons également, dans le cadre de cette étude comparative, la solution retenue par ces deux organismes (C).

A. Droit positif français

Le Code Civil consacre la théorie de l’Autonomie de la volonté, selon laquelle les parties se déterminent librement à contracter. Cet accord de volonté est par lui même créateur d’obligations et donc de responsabilité. Cette théorie trouve son expression à l’article 1134 al. 1 du Code Civil. Le droit privé français pose donc le principe de l’intangibilité du contrat. Ce principe a été énoncé dans le célèbre arrêt Canal de Craponne (voir supra) comme suit : «Dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse paraître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants». Dans la vie économique, cette position est vectrice de sécurité juridique. Elle milite en faveur des engagements et encourage les acteurs à s’engager dans les transactions. C’est au nom de cette sécurité juridique et du respect des engagements librement contractés que les parties ne sont pas admises à invoquer des circonstances extérieures ou des évènements autres que ceux qui pourront être qualifiés de force majeure pour s’exonérer d’une exécution à laquelle elles se sont engagées (Contrats internationaux et imprévision en arbitrage commercial international, Lyne Boinat). La doctrine est quant à elle plus réceptive à l’admission de cette théorie et ce pour des motifs de bonne foi et d’équité et en se référant à une notion de solidarité contractuelle. Répondant à l’argument de la sécurité, il a été avancé par d’éminents auteurs que «les affaires pourraient au contraire bien gagner en sécurité si les parties étaient certaines de pouvoir obtenir une révision équitable du contrat, en cas de bouleversement totalement imprévu» (Carbonnier, Droit Civil, Tome 4, Les Obligations ; voir aussi Ph. Stoffel-Munck, Ch. Jamin et J. Ghestin). Par ailleurs, certaines décisions de jurisprudence sont venues semer le trouble, semblant pouvoir être interprétées comme les prémices d’une introduction de la révision pour imprévision en droit français. L’arrêt Huard (Cass. com. 3 novembre 1992, Bull. IV, n° 340) est en ce sens très remarqué : cet arrêt semble manifester d’un ébranlement de la règle posée par l’arrêt Canal de Craponne en introduisant par le biais de la notion de bonne foi une obligation de renégociation du contrat entre une firme pétrolière et son distributeur à l’occasion de changements dans l’économie du contrat. Une solution similaire a été retenue dans l’arrêt Chevassus Marche (Cass. Com 24 novembre 1998, Bull. IV n° 277).

Cependant, malgré ces quelques tempéraments, le principe demeure le refus de la théorie de l’imprévision. En cela, la position française apparaît relativement isolée par rapport de celle de ses voisins européens.

B. Le traitement de l’imprévision à l’étranger

1) Le droit allemand Le droit allemand consacre la théorie de l’imprévision à l’article 313 du Code Civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch, BGB). Cet article énonce que, sous réserve que certaines conditions d’application strictement définies soient remplies, la disparition du fondement du contrat («Wegfall der Geschäftsgrundlage») permet aux parties de demander l’adaptation, la résolution ou la résiliation du contrat.

2) Le droit anglais Le droit anglais a longtemps refusé de reconnaître la théorie de l’imprévision car celle-ci se heurtait – de la même manière qu’en droit français – au pensant anglais du principe de la force obligatoire des contrats. Cependant, les juridictions anglaises ont été amenées a changé de position en 1861 dans un arret Caldwell vs Taylor. Cet arrêt exposa pour la première fois le concept de la «frustration» qui reconnaît au juge le pouvoir de constater la disparition du contrat dans le cas d’une impossibilité de réalisation d’une obligation contractuelle par l’une des parties provenant d’une cause étrangère. La position anglaise est originale en ce que les juges ne peuvent modifier les termes du contrat. Leur pouvoir se limite à constater la disparition du contrat.

3) Le droit italien La théorie de l’imprévision est également reconnue en droit italien. Deux concepts peuvent être distingués : l’un régit le changement de circonstances. Ici, la prestation de l’une des parties doit être devenue, à la suite d’événements exceptionnels et imprévisibles, excessivement onéreuse. L’autre d’origine jurisprudentiel est proche du concept allemand évoqué ci-dessus.

Les Principes Unidroit ainsi que les Principes du droit européens de contrats, dont le but est d’harmoniser et d’unifier les différents droits, se sont également penchés sur la question de l’imprévision. Tous deux reconnaissent cette théorie.

C. Les Principes Unidroit et les Principes du droit européen des contrats

Le principe de la force obligatoire des contrats est exprimé à deux reprises dans les principes Unidroit. L’article 1.3 précise que le contrat lie les parties à condition qu’il soit valablement formé. En conséquence de sa force obligatoire, le contrat ne peut théoriquement être modifié ou résolu sans l'accord des parties. À cause de la force obligatoire du contrat, celui-ci doit en outre être exécuté quoiqu'il arrive et ses obligations respectées en toutes circonstances, sous peine de sanctions. Telle est la règle générale que rappelle l'article 6.2.1. Elle est toutefois tempérée lorsque survient un changement de circonstances, appelé ici hardship, qui altère fondamentalement l’équilibre des prestations (article 6.2.2). Le hardship n'autorise pas à mettre fin aux obligations mais permet de renégocier les clauses du contrat de façon à rééquilibrer les prestations et à permettre à l’entente de survivre. Cette même solution se retrouve dans les Principes européens du droit des contrats. L’article 6.111 impose une obligation de renégocier en vue d’adapter le contrat ou d’y mettre fin dès lors que son exécution devient excessivement onéreuse pour une des parties en raison du changement de circonstances.

Apres avoir vu que les différentes familles de systèmes juridiques répondent de manière divergente sur l’admissibilité de la théorie de l’imprévision en droit privé, il convient maintenant d’examiner la manière dont les juridictions arbitrales ont accueilli et tranché les litiges nés de circonstances exceptionnelles.

II. LA JURISPRUDENCE ARBITRALE ET LA THEORIE DE L’IMPREVISION

Les arbitres du commerce international ont été saisis à de nombreuses reprises de situations qui se caractérisent par des difficultés d’exécution où la poursuite du contrat est devenue trop onéreuse. Les juridictions arbitrales ont donc été amenées à se prononcer sur l’admission de la théorie de l’imprévision, dessinant peu à peu une Lex Mercatoria qui revêt une importance non négligeable pour la conclusion et l’exécution de contrats internationaux. Nous examinerons donc dans quelle mesure les juridictions arbitrales accueillent ces demandes. En ce domaine, il apparaît que l’insertion d’une clause de renégociation dans les contrats de commerce international se révèle être le mécanisme assurant aux cocontractants le plus de sécurité juridique (A). Cependant, les tribunaux arbitraux ont adopté récemment des solutions qui témoignent d’une certaine créativité, puisqu’ils se sont prononcés à plusieurs reprises en faveur d’une révision du contrat pour imprévision – malgré l’absence dans le contrat d’une clause de révision. Le principe général de bonne foi semble dans ces espèces, être le fondement de ces sentences (B).

A. Les clauses de renégociations : vecteur de sécurité juridique dans les contrats internationaux

Les clauses de renégociation sont très répandues dans les contrats internationaux. Elles permettent aux parties de se ménager une échappatoire au cas ou les termes initiaux du contrat se trouveraient affecter par un événement non voulu par les parties. La forme par excellence de ce type de clause sont les clauses de hardship qui prémunissent les cocontractants contre une rigueur injuste, «a harsdship». Ces clauses font naître une obligation de résultat quant à la négociation elle même mais également une obligation de moyen quant à l’issue de la négociation. Ainsi lorsque les juges arbitraux sont amenés à se prononcer sur des cas où un des cocontractants invoque être relevé de ses obligations pour imprévision, les arbitres analysent en premier lieu les dispositions expresses prévues par les parties. Dans une affaire CCI 2216-1974 (Clunet 1975), les arbitrent notent l’absence de clause de révision dans le contrat des parties et concluent à la volonté délibérée des parties de ne pas prévoir les conséquences de circonstances exceptionnelles sur l’exécution de leur contrat. Similairement, dans une autre affaire CCI 2708-1977 (Clunet 1976), le tribunal arbitral refuse d’accepter l’allégation de circonstances exceptionnelles en justifiant sa position par le fait qu’il n’y avait pas dans le contrat de provisions expresses pour adapter le contrat aux circonstances imprévues. L’adaptation du contrat est donc écartée sur le fondement de la volonté des parties. L’idée sous-jacente derrière de telles décisions est que les opérateurs du commerce international sont censés connaître les risques auxquels ils s’exposent. Les dispositions de leur contrat témoignent en cela d’une présomption de leur volonté que l’on ne saurait exclure. C’est pour cela que les parties à un contrat international ont tout intérêt à prévoir une clause permettant la révision du contrat en cas de survenance de circonstances exceptionnelles. Sans quoi, il est fort probable que les juges arbitraux déduisent de l’absence d’une telle clause une volonté des parties de réfuter la théorie de l’imprévision.

Cependant, des sentences plus récentes semblent témoigner d’un infléchissement en la matière, et les tribunaux arbitraux ont admis une révision du contrat pour circonstances exceptionnelles en se fondant sur le principe de la bonne foi.

B. La bonne foi comme fondement de l’imprévision

A partir de 1987, les solutions adoptées par tribunaux arbitraux témoignent d’une certaine créativité et d’une plus grande souplesse. En effet, l’adaptation du contrat aux circonstances imprévues est acceptée dans différentes sentences sur le fondement de la bonne foi. Ainsi, dans une affaire CCI 4761-1987, le tribunal arbitral affirme que la lex mercatoria «donne effet à la théorie de l'imprévision, qui procède du principe que la règle pacta sunt servanda trouve sa limite dans le principe supérieur de la bonne foi». Il explicite sa pensée sur ce dernier point en observant «qu'il est manifestement contraire à la bonne foi et, partant, abusif de maintenir des obligations imposées au débiteur par le contrat si les circonstances existant lors de sa conclusion se sont modifiées à un point tel que l’économie de ce contrat se trouve bouleversée» (Sentence rendue en 1987, JDI, 1987, p. 1012, obs. S. Jarvin). Dans la même lignée, le tribunal arbitral a considéré dans une autre affaire, que «le principe pacta sunt servanda se devait d’être conçu comme pacta sunt servanda bona fide» (CCI 5953-1989, Kluwer, Recueil des sentences arbitrales de la CCI, 1986-1990, commentaires Yves Derains). Une autre sentence va encore plus loin en énonçant que «c’est une règle de la lex mercatoria que les prestations restent équilibrées sur un plan financier» (Sentence rendue en 1975 dans l'affaire CCI no 2291, JDI,1976, p. 989, obs. Y. Derains).

CONCLUSION :

Au terme de cette succincte étude de la théorie de l’imprévision il semble que les différents droits positifs étudiés ainsi que les auteurs des sentences arbitrales ont un jugement différent sur le poids respectif des mérites et des dangers de la théorie de l’imprévision. En effet, on a pu constater que des divergences existent entre les différentes familles de systèmes juridiques puisque certains pays ont franchi le cap et reconnaissent une révision du contrat pour imprévision alors que d’autres – comme la France – se refusent encore à admettre cette théorie. De même, la jurisprudence arbitrale n’est pas entièrement uniforme en la matière : alors que certaines sentences reconnaissent le droit à une telle révision seulement lorsqu’une clause expresse a été insérée dans le contrat, d’autres au contraire se basent sur la notion de bonne foi pour admettre un droit à l’adaptation du contrat lorsque des circonstances extérieures et imprévisibles rendent l’exécution du contrat trop onéreuse. Il semble donc que, dans le cadre d’un contrat international, la seule voie vectrice de sécurité juridique pour les cocontractants est d’insérer une clause de renégociation.