Le futur panorama des droits fondamentaux au sein de l'Union Européenne à la suite de l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne par Jeanne DUPENDANT
Le futur article 6 du traité sur l’Union européenne (version consolidée par le Traité de Lisbonne, déc. 2007) concerne le respect des droits fondamentaux par l’Union et ses Etats membres. En plus de leur protection par les principes généraux du droit, les droits fondamentaux seront garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui acquiert force juridique contraignante et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales à laquelle l’Union adhère. Il convient de réfléchir aux véritables apports de cette disposition. Art. 6 du traité sur l’Union européenne (version consolidée par le Traité de Lisbonne, en cours de ratification)
Un des apports considérable et très attendu du traité modificatif entériné le 13 décembre 2007 à Lisbonne, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2009 si tous les instruments de ratification sont déposés, est la modification de l’article 6 du traité sur l’Union européenne (TUE), qui concerne le respect des droits fondamentaux par l’Union Européenne (UE) et ses Etats membres. En plus de leur protection par les principes généraux du droit communautaire, les droits fondamentaux seront garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la charte) qui acquiert force juridique contraignante et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CEDH) à laquelle l’Union adhère. Il convient de réfléchir dans quelle mesure cette disposition contribue effectivement à al protection des droits de l’Homme au sein de l’UE. La force contraignante pour l’UE de la Charte et de la CEDH ne modifie pas le contenu des droits fondamentaux, déjà garantis au titre des principes généraux du droit communautaire, mais l’adhésion de l’UE à la CEDH entraînera obligation de se conformer à ses dispositions et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH), assurant ainsi son unité d’interprétation (I). Les modalités de recours de particulier contre l’UE devant la CourEDH sont encore incertaines (II).
I LA CEDH, "L’EPINE DORSALE DE L’ORDRE NORMATIF EUROPEEN"
Si l’adhésion de l’UE à la CEDH et la force contraignante de la Charte n’enrichissent pas particulièrement le contenu de la protection des droits fondamentaux en Europe (A), l’adhésion de l’UE à la CEDH assurera une unité d’interprétation de l’« instrument constitutionnel de l’ordre public européen » (CEDH, arrêt du 23 mars 1995, Loizidou/Turquie) (B).
A- Un contenu inchangé
L’adhésion de l’Union à la CEDH, tout comme la valeur contraignante de la Charte étaient très attendues par les défenseurs des droits de l’Homme en Europe, et pourtant elles n’auront, au moins dans un premier temps, que peu d’incidence sur la protection des droits de l’Homme au sein de l’UE, ces droits étant déjà garantis en substance par les principes généraux du droit communautaires dégagés par la Cour de justice des communautés européennes (CJCE). La CJCE a, en effet, à plusieurs reprises affirmé que « le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux du droit dont (elle) assure le respect » (CJCE, arrêt du 14 mai 1974, Nold, aff. 4/73). « A cet effet, la Cour s'inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. » (CJCE, arrêt du 18 juin 1991, ERT / DEP, aff. C-260/89, §41). Cet acquis jurisprudentiel a été « constitutionalisé » en 1992 par le traité de Maastricht sur l’Union européenne (art.6 TUE). La CEDH revêt à ce titre « une signification particulière » (CJCE, arrêt du 18 juin 1991, ERT / DEP, aff. C-260/89, §41) et « tout se passe comme si la Cour de justice appliquait directement la convention » (Juge Jean-Pierre Puissochet cité par : Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de l’Homme, p. 145). Quant à la Charte, elle rassemble en un instrument unique et commun à tous les Etats membres de l’Union européenne un ensemble de droits fondamentaux, reconnus en Europe et jusqu’à présent dispersés dans différents instruments, CEDH et traités fondateurs notamment, ainsi « elle exprime le droit existant en la matière et fait œuvre de codification » (Frédéric Sudre, op. cit., p. 153). La véritable innovation de la Charte réside dans la proclamation aux côtés des droits civils et politiques de droits sociaux, mais leur invocabilité par les justiciables est pour la plupart subordonnée à l’intervention du législateur national. La Charte est applicable aux Etats membres « uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l'Union » (art.51CUE) Ainsi elle a pour seul objectif d’éviter que l’Union ne porte atteinte aux droits fondamentaux dans le cadre de ses compétences. Ainsi, s’il semble à première vue que l’UE possède maintenant le catalogue le plus complet de droits fondamentaux, elle est en réalité trois fois (CEDH, Charte et principes généraux) liée aux mêmes droits. Le rang conventionnel ou de principes généraux n’a par ailleurs aucune incidence juridique concrète.
B- Une unité d’interprétation de la CEDH
L’avantage principal de l’adhésion de l’UE à la CEDH est l’assurance d’une interprétation uniforme de la convention. La CJCE s’était jusqu’alors permis une interprétation autonome des dispositions de la convention, puisqu’elle n’était juridiquement ni liée à la CEDH ni à la jurisprudence de la CourEDH, les divergences d’interprétations étaient cependant demeurées exceptionnelles. Bien que les arrêts de la CourEDH aient un caractère déclaratoire et que la Cour n’indique pas à l’Etat défendeur condamné les moyens les mieux appropriés pour mettre son droit interne en conformité avec les exigences de la convention (CEDH, arrêt du 13 juin 1979, Marckx/Belgique), une dissidence des juges et des institutions internes exposent l’Etat à de nouvelles condamnations. Ainsi les arrêts de la CEDH ont une portée générale, les principes dégagés par le CourEDH dans une affaire doivent par la suite être traduits en règles juridiques internes et ont un caractère obligatoire pour les juridictions nationales, notamment suprême, qui sont tenues de s’y conformer. Transposés au droit de l’UE, ces principes obligeront d’une part la future Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) à suivre la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et d’autre part les institutions européennes à modifier les règles de droit européen en contradiction avec la convention. Cette obligation est indéniable suite à une condamnation de l’UE conformément à l’article 46 CEDH, mais le bon sens commandera aussi l’UE à se conformer à la jurisprudence de la CourEDH dans son ensemble, surtout lorsqu’un des Etats membres de l’UE sera concerné, les arrêts étant certainement revêtus de « l’autorité de la chose interprétée » (MARGUENAUD Jean-Pierre, La Cour européenne des droits de l’Homme, p. 137 ; CEDH, arrêt du 22 avril 1993, Modinos) Cette obligation de mise en conformité du droit interne avec les dispositions de la CEDH telles qu’interprétées par la Cour ne devrait pas poser de problèmes à la Cour de justice, qui suit depuis longtemps la jurisprudence de la CourEDH en l’absence de toute obligation conventionnelle. Espérons que les juges de Luxembourg n’affirmeront pas l’autonomie de l’ordre de l’Union européenne au moyen d’une dissidence de principe avec leurs confrères de Strasbourg. L’adhésion de l’UE à la CEDH n’empêche par ailleurs pas les juges de la CJUE d’adopter une position plus progressiste, notamment par l’application de la Charte ou la combinaison de disposition de la CEDH avec les libertés fondamentales de l’UE, la CEDH ne pouvant être « interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie. » (art. 53 CEDH) Ainsi la CEDH jouera pleinement son rôle d’« épine dorsale de l’ordre normatif européen » (G. Cohan-Jonathan, aspects européens des droits fondamentaux, Montchrestien, 3e éd., 2002, p. 204). Ce qui est souhaitable si les Etats membres de l’UE ne veulent pas se détacher de « la grande Europe » mais au contraire cherchent à « tirer » les autres membres du Conseil de l’Europe, alors que les derniers élargissements du Conseil de l’Europe par des pays incapables de respecter les engagements de la CEDH marquent déjà un abaissement des standards et porte atteinte à la crédibilité du système européen.
II LES CONDITIONS DE RECEVABILITE D’UNE PLAINTE INDIVIDUELLE CONTRE L’UNION EUROPEENNE DEVANT LE CEDH
La principale condition de recevabilité des recours individuels devant la CourEDH est l’épuisement des voies de recours internes (art. 35 CEDH). Cette condition impose aux requérant d’exercer tous les recours accessibles, utiles, efficaces et adéquats avant de saisir la Cour et d’avoir invoqué au moins en substance une violation de la CEDH. Le second élément ne fera pas l’objet de commentaire approfondi, l’adhésion de l’UE n’en modifiant pas le contenu, notamment car il y a identité des droits garantis par la CEDH et les autres instruments de l’UE. En revanche, il convient de réfléchir aux voies de recours qu’un requérant devra épuiser avant d’exercer une action contre l’UE devant le CourEDH. Pour cela il convient de déterminer, quand une personne privée (physique ou morale) peut se prétendre « victime d’une violation par l’UE des droits reconnus dans la Convention » (art. 35 CEDH)
A- Le recours en annulation devant le Cour de justice de l’Union européenne
La première hypothèse est lorsqu’une personne privée est directement et individuellement touchée par un acte émanant des institutions européennes. Elle pourra alors dans un délai de deux mois après édiction de l’acte formé un recours en annulation sur le fondement de l’art. 230 IV du futur Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TfUE, actuellement traité instituant la Communauté Européenne) devant le tribunal de première instance, compétent pour connaître de ces plaintes (art. 225 TfUE). Toute personne physique ou morale peut former un recours contre « les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d'exécution. » Cette disposition codifie la jurisprudence de la CJCE en la matière. Le recours ne concerne ainsi qu’un nombre limité d’actes de l’UE, en aucun cas les directives et les règlements de façon restictive. Les décisions du Tribunal sont susceptibles de pourvoi devant la Cour de justice de l’UE (art. 56 CE). Ces deux recours successifs sont des recours accessibles, adéquats, efficaces et utiles, puisqu’ils ne se contentent pas d’atténuer les effets d’une violation des droits de l’Homme par des dommages et intérêts mais en suppriment la cause en déclarant l’acte incriminé « nul et non avenu » (art. 231 TfUE).
B- Les recours internes contre un acte d’exécution national du droit de l’Union européenne
L’hypothèse est plus complexe lorsque la conformité d’un acte des institutions européenne, exécuté par les instances nationales, avec les dispositions de la CEDH est mise en doute ultérieurement lors d’une instance a fortiori nationale. Ce cas de figure est assez courant puisque les Etats ont, en règle générale, la charge d’exécuter le droit de l’UE et le juge national est le juge communautaire (a fortiori aussi du droit de l’UE) de droit commun. Cette complémentarité des institutions européennes et nationales ne permet pas de délimiter clairement contre qui un recours devant la CourEDH devra être dirigé, notamment parce que les institutions européennes n’auront pas forcément été saisies afin de redresser la violation par elle-même. L’épuisement préalable des voies de recours internes est l’application du principe de subsidiarité, « le but de la condition des voies de recours internes est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser – normalement par le truchement des tribunaux – les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention.» (CEDH, arrêt du, Gasus Dosier-und Fördertechnik GmbH). Cependant, « la règle de l’épuisement n’impose l’exercice des recours que pour autant qu’il en existe qui soient accessibles aux intéressés. » (CEDH, arrêt du 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp) Ainsi, théoriquement, rien n’empêcherait la CourEDH de connaître d’une affaire contre l’UE sans que celle-ci ait eu la chance de redresser la violation. Il serait alors souhaitable de rendre le recours préjudiciel sur la base de l’art. 234 TfUE obligatoire lorsqu’une violation de la CEDH par le droit de l’UE est alléguée devant le juge national. Jusqu’alors seules les juridictions nationales « dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne » sont tenues de saisir la Cour de justice (art. 234 II TfUE) Or les juridictions suprêmes ne sont souvent pas des recours à épuiser avant de saisir la CourEDH. Une question préjudicielle permettrait à la CJUE aussi bien de délimiter les compétences respectives de l’Union et des Etats membres, que de redresser la violation alléguée si la Cour de justice était autorisée à déclarer un acte de l’UE nul et non avenu car contraire à la CEDH.
C- Une voie de recours indirecte, le recours en carence
La force contraignante de la CEDH pour les institutions communautaires peut donner tout son sens à la procédure de recours en carence de l’art. 232 TfUE. Ce recours, jusqu’alors peu utilisé, est ouvert à toute personne physique ou morale « pour faire grief à l’une des institutions de l’Union d’avoir manqué de lui adresser un acte autre qu’une recommandation ou un avis. » Ainsi un particulier qui estime qu’un acte de l’UE viole ses droits fondamentaux pourra inviter l’institution pertinente à agir. « Si, à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de cette invitation, l’institution n’a pas pris position, le recours peut être formé dans un nouveau délai de deux mois. » (art. 232 II TfUE) Il faut cependant que cette obligation d’agir soit commandée par les traités de l’UE. Cette obligation pourrait se déduire du nouvel art. 6 TUE. La CEDH fera alors, comme tout traité international à laquelle l’UE (auparavant la CE) adhère, « partie intégrante de l’ordre juridique » de l’UE. Ainsi l’obligation, déjà évoquée, de mise en conformité du droit interne à la CEDH, pourrait s’interpréter comme une obligation commandée par les traités, dans la mesure où son mépris est susceptible d’engager la responsabilité de l’Union.
Bibliographie
1) Textes
Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, telle qu’amendée par le Protocole no 11, 3 mai 2002 • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 • Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne du 13 décembre 2007 • Union européenne, version consolidée du traité sur l’Union européenne et du traité instituant la communauté européenne (Journal officiel des communautés européennes n° C 321E du 29 décembre 2006)
2) Jurisprudence
Cour de justice des communautés européennes : arrêt du 15 juillet 1960, Comptoirs de vente du Charbon de la Ruhr, aff. 36-38/59 et 40/59• arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70 • arrêt du 14 mai 1974, Nold, aff. 4/73 • arrêt du 13 juillet 1989, Waschauf, aff. 5/88 • CJCE, arrêt du 18 juin 1991, ERT / DEP, aff. C-260/89, §41 • Cour européenne des droits de l’Homme : arrêt du 11janvier 1961, Autriche/Italie • arrêt du 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp • arrêt du 13 juin 1979, Marckx/Belgique • arrêt du 9 octobre 1979, Airey • arrêt du 6 décembre 1983, France et autres pays/Turquie • arrêt du 23 novembre 1993, A/France • arrêt du 23 mars 1995, Loizidou/Turquie • arrêt du 11 juillet 2002, C. Godwin • arrêt du 8 juin 2006, Sürmeli
3) Doctrine
BOTHE, DOLZER, HAILBRONNER, KLEIN, KUNIG, SCHRÖDER, GRAF VITZTHUM, Völkerrecht, Berlin : de Gruyter Lehrbuch, 2001, 2e éd. • DAILLIER Patrick et PELLET Alain, Droit international public (Nguyen Quoc Dinh ┼), Paris : L.G.D.J., 2002, 7e éd. • COHEN-JONATHAN Gérard, Aspecte européens des droits fondamentaux, Paris : Montschrétien, 2002, 3e éd. • GROTE Rainer, MARAUHN Thilo, EMRK/GG – Konkordanz-kommentar, Tübingen: Mohr Siebeck, 2006 • ISAAC Guy et BLANQUET Marc, Droit général de l’Union européenne, Paris: Sirey Dalloz, 2006, 9e éd. • MARGUENAUD Jean-Pierre, La Cour européenne des droits de l’Homme, Paris : Dalloz, 2005, 3e ed. • STREINZ Rudolf, Europarecht, Heildelber: C.F. Müller-Start, 2005 • SUDRES Frédéric, Droit européen et international des droits de l’homme, Paris: PUF, 2006, 8e éd. • VON DER GROEBEN Hans et SCHWARZE Jürgen, Kommentar zum Vertrag über die Europäische Union und zur Gründung der Europäischen Gemeinschaft, Baden-Baden: Nomos, 2003, 6e éd., tome 1
4) Sites Internet
Commission européenne : http://europa.eu/ • Cour de justice des communautés européennes : http://curia.europa.eu/fr/transitpage.htm • Cour européenne des droits de l’Homme : http://www.echr.coe.int/ECHR • L’accès au droit de l’Union européenne : http://eur-lex.europa.eu/ •