Le principe espagnol de la « tradición real » ou l’obligation de remise de la chose vendue, par Sophie Michel

C’est au sein même du mécanisme juridique opérant le transfert de propriété que l’on peut trouver matière à la comparaison. Le Code Civil espagnol notamment en son article 1095 CCE proclame le principe de la “tradición real” par la remise effective réelle de la chose au moment de la vente. La volonté respective de l’acquéreur et du propriétaire n’est pas suffisante, la remise de la chose vendue est alors nécessaire. La conception espagnole se situe par là à mi chemin entre le droit français inspiré du principe de l’autonomie de la volonté qui n’exige absolument pas la remise du bien fidèle au principe du transfert de propriété « solo consensus » pour parfaire la vente et le droit allemand qui distingue contrat et transfert de propriété. Par là, le droit espagnol se rapproche de la tradition législative américaine tracée par les codes péruvien et chilien. Au sein des systèmes espagnols et français, le concept de propriété est indissociable du transfert des risques. Nombreux en sont les effets contractuels ou juridiques, économiques comme financiers. Le principe de la « tradición real » est le gage d’une protection efficace du propriétaire. Il n’est en revanche pas propice à une économie libérale ce que promeut le système français avec le principe du consensualisme. Sans doute ce particularisme est lacunaire, le droit français pourrait lui être un possible remède. Les systèmes en cause auraient sûrement intérêt à s’inspirer des uns et des autres pour protéger les intérêts en présence.

L’exigence de la « tradition » en tant qu’élément indispensable à la transmission d’un droit réel tire ses origines du droit romain et s’est maintenu dans la majorité des pays hispano-américains grâce à la législation espagnole elle même. En analysant en détail les systèmes en vigueur à une échelle mondiale, au sein même du droit « romain », on trouve dans les études de droit comparé une famille « hispano-américaine » qui présente une série de caractéristiques communes. C’est précisément l’exigence romaine de la « tradition » en tant que mode constitutif du droit réel que l’on veut transmettre. Elle a été conservée dans l’ancienne législation espagnole et se maintient plus spécifiquement au sein des articles 1095 CCE et 609 CCE malgré les tentatives de rejet par le projet de García Goyena en faveur de l’adoption du système consensualiste à la française ( Proyecto español de 1851). La remise de la chose vendue au moment de la vente est considérée comme indispensable à la transmission de la propriété par acte « inter vivos », la seule volonté respective de l’acquéreur et du propriétaire ne suffisant pas. Le contexte d’influence du droit romain et notamment de la «traditio rei », sur les codes latino-américains mérite en outre d’être soulevée selon José Luis de los Mozos. Une telle diversité au sein d’une même famille pourtant à première vue unie est propice à l’étude comparative. Et alors que le code napoléonien a largement influencé le droit espagnol, ce dernier présente sur ce point une spécificité.

Dans le cadre d’une comparaison avec le système français, la question de la transmission de propriété se pose donc en des termes différents. L’intérêt est de montrer que le droit espagnol se différencie par rapport au droit français Diverses questions en découlent. La protection du propriétaire doit-elle primer sur la circulation de richesses ? La sécurité juridique qui doit-elle être privilégiée ? Faut-il faire primer une économie libérale ?

Il est possible de mesurer les effets de l’utilisation des théories dans chaque système aussi bien à un niveau contractuel ou juridique qu’économique ou financier. Le principe de la « tradición real » (article 1095 CCE) se révèle être le gage d’une protection efficace du propriétaire (I) espagnol. La spécificité ibérique quant à l’obligation de remise de la chose mérite toute son attention. Mais si le système espagnol tend à protéger au maximum le propriétaire de la chose en rejetant une insécurité juridique, il n’est en revanche pas propice à une économie libérale celle-ci est favorisée par le système français avec le principe du consensualisme. Sans doute ce particularisme est lacunaire, on pourrait trouver de possibles remèdes dans le modèle du droit français (II). Autant de questions auxquelles il s’agira d’apporter des réponses. Les systèmes auraient sûrement intérêt à s’inspirer de leurs voisins sur certains points pour protéger les intérêts en présence.

I – Le principe de la « tradición real » (article 1095 CCE) ou la protection efficace du propriétaire

Le contrat espagnol se caractérise par sa spécificité. La protection efficace du propriétaire en est une bonne illustration énoncée comme telle par l’article 1095 CCE par l’obligation de remise de la chose (A) pour rendre le contrat parfait. Le droit espagnol se distingue très clairement du droit français dont il est pourtant inspiré en rejetant fermement le principe du transfert de propriété « solo consensu » et l’insécurité critiquée qui en résulte (B).

(A) Spécificité de l’article 1095 CCE : obligation de remise de la chose

Le contrat de vente est un contrat par lequel le vendeur s’oblige à transmettre une chose et le vendeur à lui en payer le prix (1445 Code Civil CCE). C’est au sein même du mécanisme juridique opérant le transfert de propriété que l’on peut trouver matière à la comparaison et plus particulièrement s’agissant de la remise de la chose appliquée à la vente.

Le système juridique espagnol subordonne donc strictement par les articles 609 et 1095 CC.E la transmission de la propriété à la remise de la chose vendue. C’est le principe de la “tradición real” qui s’applique (Cf. PUIG BRUTEAU, voz « ius ad rem », en revista de derecho privado, enero de 1988). La loi et plus spécialement l’article 1095 CC.E dispose notamment que l’acheteur "n'acquerra pas de droit réel sur la chose tant qu'elle ne lui aura pas été remise". Le principe se manifeste par une remise matérielle physique et complète de la chose, il s’agit d’une remise en pratique comme le transfert du pouvoir effectif sur la chose quand cette dernière se trouve à la disposition de l’acquéreur (325 CCE et 326 Code de Commerce Espagnol (C.Com.E). L’obligation de remise de la chose telle que prévue par les textes consiste à mettre à la disposition de l’acheteur la chose vendue selon les préceptes de l’article 1461 CC. On en finit par mettre en relation directe non seulement le paiement du prix, l’effet translatif de propriété mais aussi la faculté de disposition de la chose. Un tel système a pour vocation première à protéger le propriétaire au maximum. Dès lors, il ne perd pas la propriété de la chose jusqu’à ce que son équivalent en argent soit « rentré » effectivement dans son patrimoine. Cela présente donc le véritable avantage de la sécurité juridique et financière.

Le système français inspiré du principe de l’autonomie de la volonté, du consensualisme rend en revanche superflue la remise de la chose. C’est donc le principe du consentement « solo consensu » translatif introduit par le Code Napoléon qui fonctionne en droit français. La propriété passe du propriétaire à l’acquéreur en vertu du consentement sans nécessité de la délivrance de la chose vendue. Aux termes de l'article 1583 CC.F, "la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l’égard du vendeur dès que l’on a convenu de la chose et du prix, quoique la chose n'ait pas encore été livrée ni le prix payé". Le droit français s’attache plus spécialement au consentement ce que ne fait pas le droit espagnol, devant lui-même être justifié par une cause (1138 CC.F) sinon ce dernier ne saurait produire aucun effet. La faiblesse du droit français est néanmoins à mettre en valeur. Comment la sécurité des transactions peut-elle être assurée en ces termes si une remise de la chose n’est pas exigée? Le rejet de l’insécurité consensualiste en droit espagnol ne fait aucun doute.

(B) Rejet de l’insécurité consensualiste

S’il est communément accordé au consensualisme la qualité de présenter de multiples intérêts, des limites au principe sont à dénombrer et à mettre en valeur. Il est admis que le transfert des risques suit celui de la propriété. En effet, le principe du « res perit domino » joue alors en matière de vente. Le Code Napoléon a consacré cette règle en disposant que le contrat translatif de propriété rend le créancier propriétaire et met les choses à ses risques (article 1138 CC.F). Le principe consensualiste selon lequel la propriété est transférée au moment de la conclusion du contrat expose l’acquéreur au risque d’avoir à payer le prix d’un bien qui ne pourra pas lui être remis ou livré car il aurait été perdu avant la remise même de la chose (pour une cause non imputable au vendeur). Ainsi, l'acheteur supportera les risques de perte de la chose par cas fortuit ou force majeure, dès la rencontre des consentements, avant même d'avoir reçu la chose achetée. Cela est confirmé par la jurisprudence française (Cour de Cassation, Civ. 1ère 21 mars 2000 ; Cour de Cassation, Civile 1ère, 1er Juin 1999)

L'acheteur espagnol quant à lui ne supportera donc pas ces mêmes risques tant qu'il n'aura rien reçu, l'article 1095 CC.E disposant qu'il "n'acquerra pas de droit réel sur la chose tant qu'elle ne lui aura pas été remise" ; dès lors, le vendeur qui en demeure propriétaire jusque là, en supportera les risques.

La théorie consensualiste n’apporte pas la sécurité de l’acquisition puisque l’acquéreur de chose meuble qui n’aurait pas acquis la possession de bonne foi court le risque de perdre sa propriété à cause de l’acquisition à titre originaire d’un acquéreur postérieur qui de bonne foi poursuit la possession. L’exigence du droit espagnol de la remise de la chose au moment de la vente est au contraire vecteur de sécurité pour rendre alors la vente parfaite.

Mais, si à première vue le droit espagnol se caractérise positivement en se révélant être une garantie de protection efficace du propriétaire, ce particularisme ibérique a pourtant ses travers sur certains points. Le droit français favorable au consensualisme pourrait lui apporter de sérieux remèdes.

II – Un particularisme lacunaire, le droit français un possible remède ?

On pourrait trouver dans le système consensualiste français une solution aux problèmes posés par l’application d’un tel texte. En effet, il est restrictif d’établir que le droit espagnol n’est le seul qu’à se limiter à protéger efficacement le propriétaire. Cela se fait nécessairement au détriment du cocontractant. La protection de la partie faible et la liberté de circulation des richesses doit en conséquence être promue (A). Le droit commercial français pourrait peut-être donner des pistes ou des solutions en matière de remise de la chose (B),. L’Espagne pourrait par une lecture intelligente des textes s’inspirer du système français.

(A) Protection de la partie faible et liberté de circulation des richesses

Si l’on s’attache aux effets de l’application du principe de la « tradición real », il existe en réalité un véritable intérêt à comparer les deux systèmes espagnols et français respectivement. Le système espagnol tend à protéger au maximum le propriétaire de la chose mais il n’est en revanche pas propice à la protection de la partie faible, à une économie libérale comme peut l’être le système français avec le principe du consensualisme.

Ce dernier est celui en effet qui démontre la plus grande faveur à la circulation de richesse et à l’utilisation des mécanismes en combinant les principes du jus naturalisme et ceux du libéralisme économique. Ainsi donc, on acquiert la propriété et la faculté de disposition de la chose y compris avant d’avoir remis la chose et aussi avant même d’en avoir payé le prix. Ce dernier repose sur le principe « activateur de libération ». Il suffit d’avertir du fait que l’acheteur peut manquer d’argent pour payer le prix de la prestation contractuelle mais y propose d’y remédier avec la revente de la chose à un prix supérieur à l’acquisition ce qui lui permet d’avoir un revenu supplémentaire.

En matière immobilière par exemple, celui qui acquiert un terrain en donnant de l’argent pour en payer le prix au moment de la remise de la chose, en vertu d’une hypothèque qu’il aurait constituée sur le propre terrain en faveur d’une banque par exemple qui lui aurait accordé un prêt n’aurait jamais pu effectuer cette opération en appliquant le droit espagnol c'est-à-dire si la propriété avait été transmise au moment de la remise de la chose.

La protection de la partie faible et la liberté de circulation des richesses doit en conséquence être promue et recherchée par le droit espagnol. En outre, une unité du droit espagnol est à trouver. S’il on va plus loin, de possibles solutions pourraient être apportées par le droit français et plus spécialement par le droit commercial.

(B) Possibles solutions du droit commercial français

En Espagne comme en France, la vente s’entend aussi bien au sens civil que commercial. Un rapprochement doit alors être fait entre de telles matières. Plus spécifiquement, il apparaît que l'Espagne retient une définition objective de la vente commerciale, tout comme de l'acte de commerce en général, de sorte que contrairement au droit français (malgré les intentions du Code napoléonien) par une telle définition large et ouverte, l'acte est commercial par lui-même, non pas en raison de la qualité de l'auteur comme commerçant.

Mais si le système espagnol parait ouvert sur ce point, sur le terrain de la preuve il l’est beaucoup moins que le système français. Il est intéressant de voir en pratique que la preuve de la relation contractuelle peut se faire par la remise de la chose. Si la preuve est libre en droit commercial français, elle est au contraire beaucoup plus stricte en Espagne en droit commercial qu'en droit commun, l'article 51 du Code de Commerce espagnol interdisant la preuve exclusivement testimoniale de l'existence d'un contrat commercial. (« Les contrats commerciaux seront valides, créeront des obligations et donneront lieu à des actions en justice peut importe la forme, la langue choisie au contrat, le type et la quantité choisie . Cependant, la déclaration de témoins ne sera pas en elle même suffisante pour prouver l’existence d’un contrat dont la quantité excède 9 euros »)

Le principe de l’article 1095 CC.E est limité et tempéré par l'article 333 C.Com.E afin de pallier les inconvénients dus à ce que la remise est un acte qui ne dépend pas du seul vendeur. Ce texte, par exception au principe de l'article 331 CC.E, transfère les risques à l'acheteur dès que la chose a été mise à sa disposition dans les conditions du contrat et donc, à un moment auquel il n'en est pas encore propriétaire. L'article 334 CC.E fait encore une exception lorsqu'il s'agit de choses « de genre ». En revanche, l'acheteur pourra toujours prétendre aux fruits de la chose vendue dès l'échange des consentements. Une absence d’unité civile et commerciale est donc visible.

En outre, s’agissant des obligations du vendeur à l’égard de la délivrance de la chose, celle-ci se fait par la simple remise de la chose à l'acheteur (art. 1462 CC.E et 339 C.Com.E), un délai de 24 heures étant prévu par l'article 337 C.Com.E alors que le droit commercial français fixe le moment de la délivrance à la formation du contrat. Le vendeur n'est pas tenu de livrer à défaut de paiement (art. 1466 CC.E) ou s'il découvre l'insolvabilité de l'acheteur (art. 1467 CC.E). Le système espagnol aurait sûrement tout intérêt à s’inspirer du système français sur ce point là pour protéger autant que faire se peut la partie faible. Mais le droit français ne doit pas pour autant rester passif. Une unité de chaque droit serait pour le moins utile voire nécessaire.

Les textes légaux en matière de droit des contrats sont donc sensiblement différents en France et en Espagne. Aux vues des intérêts en présence, chacun des systèmes pourrait, par une lecture positive et objective du droit voisin, se servir de ses éléments pour en tirer toutes les conséquences afin de parfaire son droit interne, les systèmes pouvant se compléter réciproquement les uns par rapport aux autres.