Le recours au droit international dans l’interprétation de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : La notion d’esclavage domestique par Carole DA COSTA DIAS
La Cour Européenne des Droits de l’Homme fait appel dans son arrêt Siliadin c/ France à des sources internationales autres que la Convention Européenne des Droits de l’Homme afin de l’interpréter. Pour faire entrer l’esclavage domestique dans le champ de l’art. 4 de la Convention et faire peser sur les Etats une obligation positive, la Cour se livre à une interprétation de celle-ci à la lumière de conventions internationales pertinentes en la matière. CEDH, 26 juillet 2005 Siliadin c/ France, n° 73316/01
L’arrêt Siliadin c/ France s’impose comme un arrêt de principe. En effet pour la première fois la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) constate la violation de l’art.4 de la Convention qui prohibe l’esclavage. Dans cet arrêt, la Cour avait à se pencher sur la question de l’esclavage domestique. En l’espèce, une mineure togolaise avait été ramenée en France par une ressortissante française. Celle-ci devait se charger de la régularisation administrative et de la scolarisation de la mineure. À son arrivée en France, la jeune fille s’est vue confisquer son passeport et contrainte de travailler pour la ressortissante française sans aucune rémunération. Celle-ci la confia à un couple d’amis. Elle fut alors chargée de s’occuper de leurs enfants. Ce travail n’était pas rémunéré et ses conditions d’hébergement étaient des plus spartiates. Devant la juridiction française, la requérante avait obtenu la condamnation du couple pour travail d’une personne vulnérable ou dépendante, mais avait été déboutée en ce qui concerne les mauvaises conditions de travail et d’hébergement. Devant la CEDH, la requérante soutient que le droit pénal français ne lui avait pas assuré une protection suffisante et effective contre la servitude ou tout du moins contre le travail forcé, en d’autres termes contre l’esclavage domestique. La requérante invoqua donc l’article 4 de la Convention qui dispose que : 1) Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude. 2) Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
Afin de pouvoir assimiler une pratique domestique émanant de particuliers à une violation de l’article 4 interdisant l’esclavage, la Cour a eu recours aux Conventions Internationales pertinentes en la matière ainsi qu’aux recommandations de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe. Dans une perspective de droit comparé, cet arrêt est particulièrement intéressant car il constitue un exemple frappant de la méthodologie utilisée par la CEDH qui consiste à recourir au droit international dans son interprétation de la Convention. La Convention Européenne des Droits de l’Homme est un instrument important en matière de défense de droits de l’homme, d’autant plus qu’à l’heure actuelle l’accent est particulièrement mis sur la défense de ces droits. Ainsi donc la Cour Européenne des Droits de l’Homme doit faire preuve d’une plus grande fermeté. Pour ce faire, la Cour pallie les lacunes qui peuvent surgir au moment de l’interprétation de la Convention en faisant référence au droit international. Cet appel aux sources extérieures dans le cadre de l’interprétation de la Convention Européenne des Droits de L’Homme est un bon exemple des interactions qui peuvent exister entre le droit européen et le droit international. En l’espèce, il s’agit d’une coopération entre le droit européen et le droit international.
Il paraît donc pertinent d’examiner comment en l’espèce, la CEDH utilise le droit international afin d’assurer une protection plus large des droits de l’homme.
Recours au droit international pour affirmer les obligations positives des Etats.
Dans un premier temps, la cour a été amenée à s’interroger sur la possibilité de faire découler de l’article 4 de la convention une obligation positive à l’égard de l’Etat français. En effet, la requérante estimait que l’exploitation dont elle fait l’objet alors qu’elle était mineure traduisait une méconnaissance de l’obligation positive qui incombe à l’Etat français de mettre en place une législation pénale efficace pour prévenir et réprimer les auteurs de tels actes. La cour commence par donner une définition de l’obligation positive, elle recouvre l’hypothèse où les autorités étatiques se voient reprocher de n’avoir pas pris les mesures adéquates pour empêcher la survenance de la situation critiquée ou en limiter les effets (pt.68). La cour élève également l’interdiction de la servitude et du travail forcée au rang de « valeur fondamentale des sociétés démocratiques (pt.82) au même titre que le droit à la vie (art. 2) et l’interdiction de la torture (art. 3). Cette démarche a pour but de garantir une application plus efficace de la convention. En élevant cette interdiction au rang de valeur fondamentale des sociétés démocratiques, la cour prévoit de punir plus fermement sa violation. La cour va recourir à des sources extérieures à la convention car elle est consciente du fait que son interprétation de la convention doit refléter l’évolution de la société (pt 121). Afin de démontrer que des obligations positives existent, la cour va s’appuyer sur les conventions internationales suivantes : Convention sur le travail forcé, adopté par OIT en 1930 (pt.85), la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite d’esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage de 1956 (pt. 86), la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989 (pt.87). Toutes les conventions internationales précitées, chacune dans son domaine, imposent aux états contractants de prendre les mesures nécessaires à leur application. Toutefois les dispositions de ces conventions sont dépourvues d’effet direct dans le cadre de leur application par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. En effet, le Cour Européenne des Droits de l’Homme applique uniquement la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Dans le cadre de ce recours, la cour doit alors démontrer que l’article 4 de la convention prévoit des obligations positives pour les Etats. Mais, rappelons qu’en l’espèce les traitements infligés à la requérante, contraires à l’article 4, ont eu lieu dans le cadre d’un rapport entre deux particuliers. Il s’agissait donc de savoir si l’article 4 était applicable aux relations entre deux particuliers. Et si la responsabilité de l’état pouvait être engagée pour n’avoir rien fait pour empêcher ou sanctionner cette violation. Au cours de cette démonstration, la cour va faire référence aux conventions précitées afin de démontrer qu’elles prévoient toutes une obligation pour les états de prendre les mesures nécessaires afin de garantir les droits énoncés. Par conséquent, la cour en tant que garante des droits de l’homme ne pourrait donner une protection à ces droits inférieure à celle des autres conventions. Prenant modèle sur les conventions pertinentes en la matière, la cour va estimer elle aussi qu’il découle de l’article 4 des obligations positives pour les Etats. Elle considère donc à présent que la responsabilité de l’état peut aussi être engagée du fait de son omission lorsque celle-ci a permis à un particulier de violer un droit garanti par la convention. Par la même occasion la cour élargit donc le champ d’application de l’article 4. Elle lui confère un effet direct horizontal en admettant qu’il peut être applicable dans le cadre de rapports entre particuliers. Le recours au droit international a donc été fondamental, car si la cour n’avait pas pris pour exemple les conventions relatives à l’esclavage, elle n’aurait pas pu justifier l’admission d’un recours fondé sur l’article 4 concernant un cas d’esclavage domestique entre particuliers.
Recours au droit international dans la qualification d’esclavage domestique.
Le recours au droit international est encore plus frappant dans la seconde partie de l’arrêt. Dans celle-ci, la cour procède à la qualification de la situation de la requérante. Elle considère qu’elle est victime d’esclavage domestique. L’article 4 interdit l’esclavage, la mise en servitude, le travail forcé mais ne définit pas ces notions. Pour analyser la situation de la requérante afin de définir si elle correspond à une des pratiques prohibées par l’article 4, la cour a dû mobiliser les sources de droit international pertinentes sur le sujet (déjà mentionnées) et analyser la situation au vue des définitions apportées par ces conventions. La cour reconnaît la nécessité de recourir aux conventions internationales (pt. 111) et fait également référence à la soft law du Conseil de l’Europe (recommandation 1523 (2001) de l’Assemblée parlementaire) qui reconnaît l’existence de situation d’esclavage domestique en Europe.
La cour va alors analyser la situation de la requérante afin de déterminer si celle-ci relève de l’article 4.
La cour commence par retenir la « qualification de travail forcé ou obligatoire » (pt.115-116). Elle va définir ces deux notions par référence à la définition donnée par la Convention sur le travail forcé de 1930. Elle définit le travail forcé comme « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré ». Grâce à cette définition, la cour va estimer que les éléments constitutifs du travail forcé sont réunis en l’espèce à savoir la menace d’une sanction et l’absence de consentement (pt.118-119).
La cour va ensuite déterminer si « en outre la requérante a été maintenue dans un état de servitude » (pt. 121). La cour va ici se reporter à la Convention relative à l’esclavage de 1927, afin de définir l’état de servitude comme étant « l’état ou la condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». Face à cette définition de l’esclavage, la cour considère que la situation de la requérante ne correspond pas à cette définition. La cour va donc faire référence à la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage de 1956. Elle donne comme définition de la servitude « la négation de la liberté particulièrement grave, (…), elle englobe en plus de l’obligation de fournir à autrui certains services, (…) l’obligation pour le serf de vivre sur la propriété d’autrui et l’impossibilité de changer sa situation » (pt.123). En s’appuyant sur cette définition, la cour va donc conclure que la requérante a été tenue en état de servitude au sens de l’article 4 de la Convention.
Ces références constantes à des conventions extérieures afin de vérifier si la situation de la requérante relève bien de l’article 4 démontre la situation de dépendance de la cour vis-à-vis du droit international. Elle doit constamment faire référence à des textes extérieurs afin de pallier les lacunes de la convention. La cour pourrait se contenter de donner sa propre interprétation de ces notions puisqu’elles ne sont pas définies dans la convention. Celle-ci prévoit que l’esclavage, la servitude et le travail forcé sont prohibés mais n’en donne aucune définition. Pourtant, elle préfère se référer aux textes pertinents en la matière. L’explication est sans doute que puisque ces textes sont très spécialisés dans cette matière, ils sont certainement les mieux indiqués afin de garantir la protection des droits énoncés. Cela peut également traduire une certaine coopération entre le droit européen relatif aux droits de l’homme et le droit international des droits de l’homme. En effet, si la cour reprend les notions du droit international c’est qu’elle partage la même opinion. Par conséquent, on pourrait penser que le droit européen et le droit international sur ce thème partagent la même conception.
Cette pratique n’est pas nouvelle dans la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme et ne se limite pas qu’aux normes relatives aux droits de l’homme. En effet, la cour a également déjà admis le recours aux autres règles du droit international. La CEDH fait souvent appel aux principes du droit international, la convention elle-même l’y renvoi parfois (on pourrait citer à titre d’exemple les articles 7, 15 alinéa 1 et 35). Mais au-delà de ces renvois exprès le droit international est un droit de référence très fréquemment utilisé. La cour a ainsi précisé dans un arrêt Loizidou (CEDH, 18 décembre 1996), que « considérant le caractère particulier de la Convention en tant que traité sur les droits de l’homme, la cour doit aussi prendre en compte toute règle pertinente du droit international lorsqu’elle se prononce sur les différents concernant sa juridiction ». La référence au droit international permet à la Cour d’affirmer son autorité en droit interne. La cour tient compte en premier lieu des traités qui créent des obligations particulières à certains états. Si ces obligations sont considérées comme légitimes, alors la cour devra se livrer à une interprétation qui concilie les dispositions de la CEDH avec les autres règles du droit international. Ainsi donc, nous remarquons que si dans l’arrêt étudié le droit européen et le droit international coopèrent, il peut arriver que l’un soit en quelque sorte subordonné à l’autre. Mais en règle générale, la cour se réfère au droit international pour interpréter ou déterminer la portée des droits garantis. Ce recours aux sources internationales dans l’interprétation a d’ailleurs été consacré dans l’arrêt Maire c/ Portugal (CEDH, 26 juin 2003, n° 48206/99, pt 72) qui estime que « la cour peut prendre en compte les principes généraux du droit international et en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme, lorsqu’elle examine les allégations de violations des articles de la Convention et doit en tenir compte lorsqu’elle interprète la Convention ». Toutefois « l’intrusion » du droit international dans le droit de la CEDH est limitée, en effet la Cour se refuse admettre la recevabilité d’un grief fondé à titre autonome sur la violation des principes généraux du droit international (CEDH, 3 juin 2004, Calheiro Lopes c/ Portugal, n° 69338-01). Il est ainsi possible de conclure en admettant que la CEDH a aujourd’hui recours au droit international comparé dans la résolution des conflits.
Bibliographie :
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Cour européenne des droits de l'homme et droit international général Gérard Cohen-Jonathan, Jean-François Flauss Annuaire français de droit international, Année 2001, Volume 47, Numéro 1 p. 423 - 457
Cour européenne des droits de l'homme et droit international général Gérard Cohen-Jonathan, Jean-François Flauss Annuaire français de droit international, Année 2002, Volume 48, Numéro 1 p. 675 – 693
Cour européenne des droits de l'homme et droit international général G. Cohen-Jonathan, J.-F. Flauss Annuaire français de droit international, Année 2003, Volume 49, Numéro 1 p. 662 – 683
Cour européenne des droits de l'homme et droit international général J.-F. Flauss, G. Cohen-Jonathan Annuaire français de droit international, Année 2004, Volume 50, Numéro 1 p. 778 – 802
Cour européenne des droits de l'homme et droit international général G. Cohen-Jonathan, J.-F. Flauss Annuaire français de droit international, Année 2005, Volume 51, Numéro 1 p. 675 – 698
Siliadin c/ France Conseil de l’Europe Bulletin d’information sur les droits de l’homme, n° 66, 1er juillet-31 octobre 2005, p. 16-18
Esclavage domestique et Convention européenne des Droits de l’Homme Frédéric Sudre Bulletin d’information sur les droits de l’homme, n° 66, 1er juillet-31 octobre 2005, p. 23-26