Les décisions de l’organe de règlement des différends et le droit communautaire par Antoine VILLOUTREIX
L’organe de règlements des différends de l’OMC a été institué par les accords de Marrakech du 15 avril 1994 qui clôturaient le cycle d’Uruguay. Cet organe constitue une innovation institutionnelle, son objectif étant le règlement des différends économiques entre Etats. L’ORD est réglementé par le mémorandum d’accord issu du cycle d’Uruguay et permet à tout Etat membre, si les consultations échouent, de faire appel à un panel de spécialistes et le cas échéant à une cour d’appel. L’ORD rend des décisions et son mode de fonctionnement appelle à une comparaison avec le système communautaire de règlement des différends commerciaux ainsi qu’à une réflexion sur de possibles interactions entre droit international et droit européen.
Le « Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends » est considéré par beaucoup comme l’un ou le plus important des apports des négociations du cycle d’Uruguay (Carreau Dominique, Juillard Patrick Droit International économique Dalloz, 2e édition 2005 p.66). La Communauté européenne est membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (Art. XI :1 du traité de l’OMC) et dispose à ce titre du droit de saisir l’Organe de Règlement des Différends. La question qui se pose est : dispose-t-on avec l’ORD d’une véritable juridiction commerciale internationale ? Quelle est la relation entre ce dispositif mis en place par le système de l’ORD et le système communautaire en matière de règlement des conflits commerciaux? L’étude du fonctionnement de l’organe de règlement des différends permettra d’analyser l’interaction entre deux systèmes de droit : le système du Droit de l’OMC (droit international) et celui du Droit communautaire. Les accords de Marrakech qui clôturaient le cycle d’Uruguay ont établi plusieurs changements par rapport au système du GATT. Les accords de Marrakech du 15 avril 1994 créent l’OMC, organisation internationale de type intergouvernemental avec une personnalité juridique propre, contrairement au GATT de 1947, accord commercial international qui survit néanmoins et est géré par l’OMC. Chaque Etat membre possède une voix, peu importe son poids commercial et l’Union Européenne dispose d’autant de voix qu’il y a d’Etats membres, qu’elle peut utiliser alternativement à ses Etats membres. Le GATT 1947 prévoyait une majorité des deux tiers, tandis que l’OMC adopte le principe de majorité des trois quarts. Ces accords mettent d’autre part en place deux organes nouveaux : une conférence ministérielle, qui au lieu de n’avoir lieu qu’au début et à la fin de chaque cycle, se réunit au moins une fois tous les deux ans; et enfin, l’organe de règlement des différends. C’est cet organe que nous analyserons plus en détail. L’accord instituant l’OMC prévoit quatre axes d’action pour la nouvelle organisation internationale : assurer la mise en œuvre des vingt-huit accords portant sur des points spécifiques du droit du commerce international conclus à l’issue du cycle de l’Uruguay ; offrir un cadre permanent de négociations sur le commerce international ; examiner régulièrement les politiques commerciales de ses Etats membres, pour éliminer ce qui peut faire obstacle aux échanges ; instaurer une procédure nouvelle, et plus efficace, de règlement des différends. Nous étudierons le règlement des différends dans le système OMC et son influence sur le droit communautaire,
L’ORD, le système du droit de l’OMC et le droit communautaire
L’ORD ne traite que les différends relatifs à l’application des accords conclus par l’OMC (Article I et appendice I du mémorandum d’accord sur le règlement des différends). Il faut ici distinguer les accords de l’OMC qui confèrent des droits aux membres de l’OMC et permettent à ces membres de former une action devant l’OMC et les sources interprétatives du droit de l’OMC, qui contribuent à préciser le contenu des accords de l’OMC mais ne confèrent pas de droits à proprement parler, dont la violation serait susceptible d’être invoquée devant l’ORD par un Etat membre. (Luff David Le Droit de l’organisation mondiale du commerce éditions LGDJ, Paris 2004, p. 783). En droit communautaire, ces droits sont plus importants, car ce système de droit international régional propose une intégration des droits des Etats membres. Ainsi, les droits nationaux sont harmonisés au niveau communautaire, ce qui n’est pas le cas du droit de l’OMC. En droit de l’OMC, certaines règles commerciales communes ont été établies et doivent être respectées par les Etats membres de l’OMC. Le droit communautaire va plus loin en intégrant les droits nationaux et en instituant un système de droit communautaire où les droits s’harmonisent, permettant aux Etats membres de l’UE, qui abandonnent une part de leur souveraineté, de pouvoir revendiquer plus de droits en matière commerciale que dans le système de l’OMC. Le système de l’OMC est par ailleurs un système créé par les Etats pour les Etats, ce qui implique que contrairement au système communautaire, les opérateurs économiques privés ne sont pas impliqués dans le système de l’OMC. En droit communautaire, ils disposent de nombreux recours : recours en annulation (prévu à l’article 230 TCE), action en responsabilité (prévue à l’article 235 TCE), alors que dans le système OMC, l’ORD ne peut être saisi par des particuliers.
L’ORD, un système pour les Etats
Seuls les Etats peuvent saisir l’ORD. Les ressortissants des Etats membres peuvent saisir leurs juridictions nationales mais ne peuvent en aucun cas saisir l’ORD ou l’Organe d’appel. Les règles et procédures prévues par le mémorandum s’adressent aux Etats membres de l’OMC. Dans l’affaire Etats-Unis/ Imposition des droits compensateurs, l’organe d’appel de l’OMC a rendu un rapport le 10 mai 2000 où elle confirme que l’ORD constitue un mécanisme de nature intergouvernementale. Ainsi, c’est l’Etat qui décidera de mettre en œuvre ou non les procédures de règlement des différends. Les groupes de pression représentant des intérêts commerciaux particuliers au niveau national sont donc amenés à jouer un rôle pour influer sur la prise de décision des Etats (ou groupements d’Etats dans le cas de l’Union européenne). L’article 3, paragraphe 2 du mémorandum prévoit que seront préservés, grâce au système de l’ORD les droits et obligations des membres de l’OMC, à savoir les Etats. Au niveau de l’OMC, il n’existe que deux cas où les opérateurs sont associés à une procédure : conseils privés ou personnes tierces intéressées. D’autres traités internationaux tels les accords ADPIC engendrent des droits et des devoirs pour les ressortissants des Etats membres. D’après le mémorandum, les principaux acteurs économiques, les acteurs privés, tels que les entreprises, restent écartés du système de l’ORD, ne pouvant saisir ni l’ORD, ni l’organe d’appel. Ces acteurs économiques pourront néanmoins saisir les juridictions nationales. Dans le cadre du droit de l’OMC, droit commercial international, aucune procédure n’est prévue pour ces sujets de droit international que sont les opérateurs économiques privés. Dans le système communautaire, en matière de concurrence, c’est un organe supranational (la commission), qui peut être saisi par les Etats membres de l’Union européenne ou des ressortissants de ces Etats membres de l’Union Européenne, étant chargé, aux côtés de la Cour de justice des communautés européennes d’assurer la bonne application des règles de concurrence au niveau communautaire. Ces organes communautaires peuvent être saisis par des personnes privées, opérateurs économiques privés lorsqu’une violation des règles de concurrence est constatée au niveau communautaire, hors droit de la concurrence. L’ORD est un système pour les Etats mais dont la nature juridique propre reste à définir.
L’ORD n’est pas, contrairement à la CJCE, une véritable juridiction commerciale internationale mais un système d’arbitrage efficace
En droit des affaires internationales, les conflits entre entreprises sont soumis à un juge ou à un arbitre. Le GATT avait lui mis en place un système d’arbitrage, où les requérants avaient recours à des groupes d’experts (que l’on appelle aussi panels). Les organes du GATT n’avaient néanmoins pas l’autorité pour faire respecter et appliquer les recommandations des panels. Les négociateurs de Marrakech ont cherché à mettre en place un mode d’arbitrage plus efficace que le système mis en place dans le cadre du GATT. L’ORD permet aux Etats membres de l’OMC, lorsque l’étape des consultations a échoué, de faire appel à un panel regroupant des spécialistes de plusieurs pays. L’ORD est une formation particulière du conseil général, qui réunit tous les Etats membres. L’ORD s’appuie sur des panels d’experts mais aussi sur un organe d’appel, qui peut être saisi des conclusions des panels. Cet organe d’appel fait lui aussi des recommandations. Beaucoup d’améliorations sont venues s’ajouter au système qui avait cours dans le cadre du GATT : impossibilité pour les parties de refuser la procédure, procédure encadrée par des délais maximaux. Il est par ailleurs impossible à la partie condamnée de bloquer l’adoption des conclusions du panel ou de l’organe d’appel. Un consensus négatif est nécessaire, c'est-à-dire qu’il faut aussi l’accord de la partie ayant gagné. L’autorité de la chose jugée est attribuée à l’adoption par l’ORD du rapport du panel ou de l’organe d’appel. Un délai est fixé à l’Etat ayant perdu le panel pour la mise en œuvre de la décision de l’ORD (en général 15 mois). Il peut être exigé de l’Etat ayant perdu le panel, s’il refuse d’appliquer la décision de l’ORD, qu’il verse des compensations commerciales équivalant le préjudice subi à l’Etat lésé. Cependant, les négociateurs de Marrakech n’ont pas voulu instituer un juge supranational, comme il en existe dans le système communautaire. C’est sûrement une des différences majeures entre les deux systèmes juridiques. L’ORD propose un mode d’arbitrage performant mais en aucun cas la mise en place d’un juge supranational. Ceci pose la question de la portée des décisions de l’ORD. En effet, en droit communautaire, des sanctions sont prononcées à l’égard des Etats. Dans le système de l’ORD, on cherche à ce que le « défendeur » ayant perdu mette sa mesure en conformité avec les recommandations de l’ORD. Même une fois que l’affaire est tranchée, il est encore possible d’éviter des sanctions commerciales. L’Etat perdant, s’il ne souhaite pas appliquer les recommandations contenues dans le rapport du groupe spécial ou de l’Organe d’appel, peut engager des négociations avec le pays lésé afin de trouver une compensation mutuellement satisfaisante. Enfin, si aucune compensation ne réussit à être convenue, la partie plaignante pourra demander à l’ORD l’autorisation d’imposer des sanctions commerciales dans le même secteur que celui qui fait l’objet du différend. Le système de l’ORD constitue un système d’arbitrage efficace tandis que le système communautaire offre aux Etats membres le recours à un juge supranational. D’autre part, la commission veille au respect des traités communautaires et dispose pour ce faire d’outils contraignants (sanctions financières) pour les Etats membres ou les opérateurs économiques privés.
Portée des décisions de l’ORD
Le droit de l’OMC, comme toute norme de droit international public sauf si le juge communautaire reconnaît l’effet direct de certaines dispositions du traité (ou dans le cas d’un traité autoexécutoire), doit, pour être applicable en droit interne ou communautaire subir une transposition. En droit communautaire, le traité de l’OMC a été ratifié par la communauté européenne mais aussi par chacun des Etats membres de la communauté européenne, conformément à leurs dispositions nationales. La question qui se pose, est de savoir quelle est la portée des décisions de l’ORD en droit communautaire, par exemple. D’après un panel de l’OMC en 1974 ( US-Section 301-310 of the trade act of 1974), les accords de l’OMC n’apportent pas de réponse à la question de l’applicabilité du droit de l’OMC en droit interne. En l’absence de règle explicite, les Etats membres de l’OMC peuvent choisir d’appliquer directement ou non le droit de l’OMC dans leur ordre interne. Dans l’ordre juridique communautaire, la CJCE a toujours refusé l’applicabilité directe du droit de l’OMC (décision de la CJCE du 23 novembre 1999, Portugal/Conseil, Aff. C-149/96) estimant que les accords GATT et OMC n’étaient pas invocables en droit communautaire, même par un Etat (décision du 5 octobre 1994, Allemagne c/ Conseil) . La Cour Européenne de Justice des Communautés Européennes a inclus dans son arrêt de 1999 les décisions de l’ORD. Aux termes de cet arrêt, les décisions de l’ORD ne sont pas d’application directe dans l’ordre communautaire. Ceci signifie que des particuliers ne pourront en aucun cas fonder une action devant les tribunaux européens en arguant d’une décision de l’ORD. (Krajewski Markus Droit international économique (Wirtschaftsvölkerrecht) édition C.F.Müller Verlag Heildelberg p. 295). De même, dans l’arrêt Biret (Arrêt du 30.09.2003, Biret International c/ Conseil, C-93/02), la CJCE a exclu l’effet direct des décisions de l’ORD, en s’appuyant sur l’article 23 III de l’Accord sur le règlement des différends.
Pour conclure, on notera que l’Organe de règlement des différends a permis à l’arbitrage des différends au sein de l’OMC de gagner en efficacité mais ne constitue pas pour autant une juridiction de droit économique international accessible à tous les acteurs même privés des relations économiques au niveau international. Le système communautaire, qui intègre les droits internes des Etats membres offre en comparaison un système de protection des droits beaucoup plus poussé que le système de l’ORD.
Bibliographie sélective
Carreau Dominique, Juillard Patrick Droit International économique Dalloz, 2e édition 2005
Krajewski Markus Droit international économique édition C.F.Müller Verlag Heildelberg
Luff David Le Droit de l’organisation mondiale du commerce éditions LGDJ, Paris 2004