Prêt à usage et gratuité: articles 1875 – 1876 du Code civil français et 689 du Code civil russe. Par Marina Trubina

Dans cet article, nous comparons le commodat français et l'usage de bien gratuit russe. Dans les deux systèmes juridiques, la spécificité de ce contrat vient de la gratuité ou absence d'intérêt; cependant, en France ce contrat est unilatéral alors qu'en Russie il implique des obligations de part et d'autre. Nous nous interrogeons aussi sur les limites du désintéressement (qui n'est jamais absolu) et observons le point de vue des deux pays sur ce sujet.

L'évolution historique du commodat et intérêt actuel d'étude de ce contrat : A l'époque de la République romaine, le commodat n'était reconnu qu'indirectement. Il se limitait aux rapports entre amis et voisins, ainsi qu'aux choses de faible valeur. Il a fallu attendre l'expansion politique et commerciale de Rome pour que le préteur introduise une action “juris civilis” pour protéger le propriétaire contre les risques de plus en plus étendus de non-restitution de la chose empruntée par des étrangers (1).

De nos jours le commodat ne cesse d'évoluer. Ce contrat a élargi son domaine au monde des affaires, ce qui est d'un côté positif car cela veut dire qu'il est toujours actuel et même populaire, mais en même temps sa nature initiale risque d'être modifiée par des relations commerciales, ce qui au final pourrait lui faire perdre sa spécificité. En même temps le commodat élargit son domaine à des bien incorporels. Comme le dit Cristina Mauro, il rejoint ainsi une évolution plus générale du droit de la propriété qui conduit à définir les biens par leur valeur économique et à modifier la notion même de propriété. Ainsi il est intéressant de regarder, du point de vue de l'approche comparative, le développement de ce contrat dans les pays de l'Europe, notamment en France et en Russie, en prenant en compte le fait que la source d'inspiration du droit français est le droit romain, et la source d'inspiration du droit russe est le droit français et notamment le Code civil de Napoléon.

Les caractéristiques contemporaines du commodat (en droit français et en droit russe) :

Nous allons nous intéresser aux caractéristiques principales de prêt à usage et son jumeau russe, et notamment celles qui découlent de leurs définitions données dans les articles 1875 – 1876 du Code civil français et 689 du Code civil russe.

Commodat du point de vue français: Dans le droit français le contrat du prêt à usage est traditionnellement présenté comme un contrat unilatéral, gratuit et réel. Ce contrat est susceptible de se ranger dans le groupe des contrats de restitution. “Il oblige l'emprunteur à restituer en fin de contrat la chose qui lui avait été remise” (2). Selon l'article 1875: “Le prêt à usage ou commodat est un contrat par lequel l'une des parties livre une chose à l'autre pour s'en servir, à la charge par le preneur de la rendre après s'en être servi”. L' article 1876 précise : “ce prêt est essentiellement gratuit”. Ainsi on voit apparaître quatre caractéristiques principales du prêt à usage dans le droit français. 1) Le prêt à usage peut porter sur toute espèce de biens, s'ils ne sont pas consomptibles. 2) L'emprunteur n'en acquiert pas la propriété, le prêt à usage ne porte que sur l'usage de la chose. 3) Le prêt à usage est essentiellement gratuit, ce qui signifie que “la gratuité demeure de l'essence du contrat”. Le prêt à usage est toujours fait dans l'intérêt exclusif de l'emprunteur. 4) Seul l'emprunteur est tenu à une obligation, qui a précisément pour l'objet une restitution. Cette dernière caractéristique correspond à la nature générale des prêts en droit français et entraîne des conséquences sur la preuve de l'existence du contrat du prêt. Cette preuve a deux objets : 1) la remise de la chose, et 2) l'intention de prêter. La remise de la chose “peut être établie par tous moyens, puisqu'il s'agit d'un fait” (2). L'intention de prêter relève de la théorie générale de la preuve de l'acte juridique. Cela veut dire que l'article 1341 du Code civil s'applique. Un écrit est donc nécessaire si la valeur de la chose prêtée excède une somme fixée par décret (1500 €). Cependant aujourd'hui la doctrine française n'est pas tout à fait homogène sur le sujet d'unilatéralisme du commodat et certains auteurs disent que le commodat est un contrat synallagmatique imparfait (1). Par exemple Cristina Mauro, en argumentant cette position, indique que ce contrat fait naître non seulement une obligation de restitution à la charge de l'emprunteur, mais également des obligations secondaires à la charge du prêteur, notamment de laisser l'usage de la chose pendant la durée du prêt (art. 1888, C. civ.) et de rembourser les dépenses extraordinaires, nécessaires et urgentes (art. 1890, C. civ.). Toutefois il faut remarquer que dans l'esprit des juristes français, même ceux qui appellent ce contrat synallagmatique imparfait, les obligations du prêteur restent quand même secondaires par rapport aux obligations de l'emprunteur, ce qui plus ou moins maintient la conception unilatéraliste de ce contrat en droit français. Commodat du point de vue russe, reflet du droit français:

L'équivalent du contrat du prêt à usage dans le droit russe est le contrat de l'usage gratuit de bien. Le nom de ce contrat russe indique déjà la première caractéristique similaire avec le contrat francais, qui est la gratuité. Concernant l'objet de l'usage gratuit de bien, comme en droit français, cela ne peut être qu'une chose non consomptible. L'objet de ce contrat ne peut être qu'une chose qui ne perd pas ses caractéristiques naturelles pendant l'usage. L'alinéa 2 de l'article 689 du Code civil russe contient un renvoi à l'article 607. Cet article 607 précise les objets susceptibles d'être utilisés dans le contrat du bail. Ainsi on voit que le droit russe rapproche le contrat du bail (contrat de service) du contrat de l'usage gratuit de bien. La doctrine russe précise que la différence principale entre ces deux contrats est le caractère onéreux de l'un et la gratuité de l'autre. Aux termes de l'article 689 du Code civil russe, une partie du contrat de l'usage gratuit de bien oblige à donner ou donne un bien (une chose) en usage gratuit et temporaire à une autre partie. A son tour le preneur s'oblige à restituer cette chose, dans son état initial, soit en prenant en compte l'usage normal de la chose, soit selon les conditions établies dans le contrat.

	Ainsi la notion même de l'usage gratuit du bien, donnée dans le Code civil russe, fait apparaître une réciprocité entre les parties. Chacune des parties dans ce contrat a ses droits et ses obligations. Donc à la différence de la conception unilatéraliste en droit français, l'usage gratuit de bien en droit russe est un contrat synallagmatique, qui crée des obligations réciproques à la charge des parties. Cependant le caractère des obligations du prêteur dépend du caractère réel ou consensuel du contrat.

Selon la formule de l'article 689 l'usage gratuit du bien peut être un contrat réel ou consensuel. Si le contrat est réel, alors le prêteur n'est pas tenu de mettre en usage le bien car dans ce cas la remise de l'objet du contrat dans ce cas est une condition de validité du contrat. Toutefois il reste des obligations à la charge de prêteur, qui sont équivalentes à celles qui existent en droit français et que nous avons déjà décrit ci-dessus. Par contre si le contrat est consensuel, alors le prêteur a l'obligation de remettre le bien convenu à l'emprunteur, et en cas de mauvaise exécution de cette obligation on applique l'article 692 qui prévoit la responsabilité du prêteur. Dans cette hypothèse l'emprunteur peut exiger du prêteur la résolution du contrat et le remboursement des dommages réellement subis, par contre il ne peut pas réclamer le paiement des intérêts ou une amende, ce qui est dû au caractère essentiellement gratuit de ce contrat. Ainsi le législateur russe retient deux modèles possibles de ce contrat et il donne aux parties la possibilité de choisir un des deux modèles. Cependant les deux obligations principales du prêteur, à part celle de la remise du bien, restent les mêmes dans les deux cas et sont réglementées dans les articles 691 et 694 du Code civil russe. Il s'agit de: 1) la mise en l'usage de la chose dans un état qui correspond a son usage prévu; 2) prévenir l'emprunteur de l'existence de tous les droits des autres personnes sur cette chose. En même temps, à la différence de la doctrine française (2), la doctrine russe ne dénie pas l'existence de l'intérêt du préteur du bien dans ce contrat. Cependant la plupart des juristes russes s'accordent à dire que cet intérêt ne doit pas représenter un avantage direct pour le préteur (“прямой имущественный интерес”). Si les parties se sont mis d'accord à propos d'une contrepartie, le contrat ne serait pas reconnu valable. Les sujets du contrat de l'usage gratuit de bien en droit russe, surtout du coté du prêteur, peuvent être aussi bien les personnes physiques que les personnes morales de tous types et notamment les diverses sociétés commerciales. Ainsi des sociétés commerciales et des commerçants peuvent utiliser ce contrat pour la publicité, pour le développement ou le renforcement de relations d'affaires ou tout simplement pour se libérer des dépenses et du souci de s'occuper d'un bien qui pour l'instant n'est pas exploité, indique la doctrine russe (5). La seule restriction que contienne le Code civil russe quant à l'emprunteur du bien se trouve dans l'article 690 alinéa 2. Selon cet article les dirigeants et les associés qui participent dans la gérance ou contrôle d'une société commerciale ne peuvent pas emprunter gratuitement le bien de cette société. On retrouve cette idée en droit français avec l'hypothèse de l'abus de bien sociaux. La doctrine française est plus hostile au commodat intéressé. Selon elle dans les relations d'affaires on ne devrait pas parler de commodat, parce que le contrat n'est pas vraiment gratuit. Quand on fait du commerce, on n'a pas d'intentions libérales. Il vaudrait mieux parler de contrat innommé (2). Evolutions récentes:

De nos jours l'évolution du commodat est évidente et le droit français en tient compte. Dans la littérature juridique française on rencontre même des termes originaux sur ce sujet et notamment par exemple “le commodat d'affaires” et “une gratuité d'affaires” (2). Comme le dit Cristina Mauro, souvent le prêt n'a pas de contrepartie mais le prêteur n'est pas totalement désintéressé. Par exemple le prêt des chariots dans les grandes surfaces est dicté, à la fois, par la volonté de rendre un service au client mais aussi par l'espoir d'augmenter les ventes. De même, jusqu'en 1992, le prêt à usage des cuves permettait au pompiste de bénéficier gratuitement du matériel nécessaire à son exploitation et aux compagnies pétrolières de placer leurs distributeurs dans une situation de dépendance et d'exclusivité. Enfin, le concessionnaire automobile qui prête à son client une voiture pour la lui faire essayer espère tirer un profit immédiat de l'essai (1). Il est évident que tous ces prêts ne sont pas dépourvus de contrepartie. Il faut au moins reconnaître que c'est justement dans l'espoir de cette contrepartie que le prêteur accepte de mettre la chose à la disposition du client. Le prêteur peut même récupérer une partie des frais liés au prêt sur le prix obtenu du contrat principal, bien qu'il ne s'agisse que d'une contrepartie indirecte et éventuelle. C'est pour cela que certains auteurs considèrent que le commodat risque d'être dénaturé et que son succès pratique fragilise sa spécificité. Ainsi la doctrine française propose deux façons de traiter les prêts donnant lieu à un avantage pour le prêteur. 1) Soit il y aura une requalification du contrat intéressé car cet avantage est incompatible avec le caractère gratuit du commodat: par exemple, un prêt à usage doit être requalifié en bail rural si le propriétaire d'un fond le cède en usage gratuitement mais exige de l'emprunteur le remboursement de la taxe foncière ou quelques travaux d'entretien (1); 2) Soit il y aura un abandon du régime du commodat, dans l'hypothèse d'ensembles contractuels complexes où le commodat n'est que l'accessoire d'un autre contrat. Or, puisque le prêteur tire du prêt un profit, même indirect, toutes les règles dictées par la gratuité du commodat doivent être abandonnées (1). Ainsi on voit qu'à la différence du droit russe, la doctrine française continue à condamner les commodats intéressés et refuse même un avantage indirect et éventuel qui paraît tout à fait acceptable en droit russe. On pourrait dire qu'en France “l'attitude des juges et de la doctrine est dictée par une sorte de présomption : dans la vie des affaires, aucun acte n'est dépourvu de contrepartie car les hommes d'affaires agissent nécessairement en vue d'un intérêt égoïste” (1).

Conclusion:

 	On peut se demander pourquoi la doctrine française continue à condamner les commodats intéressés. Probablement l'explication se trouve dans le fait que la responsabilité du prêteur est modérée en raison de la gratuité du service rendu. Selon l'article 1891 du Code civil français il n'est responsable des vices de la chose prêtée que s'il en connaissait les défauts et n'en a pas averti l'emprunteur. La bonne foi est donc un fait justificatif du prêteur.

Cependant, il en va de même en droit russe. L'article 693 du Code civil russe prévoit une responsabilité limitée du prêteur pour les vices du bien prêté seulement dans l'hypothèse de faute ou d'imprudence grossière du prêteur. Ainsi en cas de simple imprudence le prêteur est libéré de la responsabilité. Un autre point important qui relève de la spécificité de ce contrat en droit français ainsi qu'en droit russe concerne le moment de restitution de la chose prêtée. Selon l'article 1889 du Code civil français le prêteur peut demander la restitution de la chose prêtée avant le terme convenu ou avant l'usage pour laquelle elle a été empruntée, s'il lui survient « un besoin pressant et imprévu ». Cette possibilité du prêteur constitue une atteinte à la force obligatoire du contrat et représente plutôt une faveur pour le prêteur parce qu'il a rendu un service gratuit. En droit russe une telle restitution n'est possible que dans le cas d'un contrat à durée indéterminée, et avec un préavis d'un mois. Si le contrat est à durée déterminé, le prêteur est lié à ses obligations, sauf si cette possibilité est précisée dans le contrat. Ces conditions, plus strictes pour le prêteur, constituent probablement un facteur expliquant que le droit russe est plus favorable au commodat intéressé.