ROYAUME UNI - L’échec de la transplantation du concept de bonne foi dans l’arrêt First National Bank Plc, par Sophie Meis
La directive 93/13 sur les clauses abusives introduit la « bonne foi » au niveau européen mais omet d’en définir le concept. Confronté à un terme qui lui est inconnu, le juge anglais le transplante à la lumière de ses propres principes de Common Law. Là où le droit français prône une solidarité contractuelle étendue, la chambre des Lords se borne à imposer une obligation d’information et de raisonnabilité. Le but recherché, à savoir la protection du consommateur, est loin d’être atteint.
Introduction
L’Union Européenne consacre la protection du consommateur comme l’un de ses objectifs principaux. Dans cette perspective, la Directive 93/13 visait à interdire les clauses abusives qui auraient pour effet de créer un déséquilibre contractuel significatif entre les droits et les obligations des parties au détriment du consommateur et en violation de la bonne foi. Le législateur communautaire ne jugea pas nécessaire de préciser ce qu’il entendait par « bonne foi ». Ce silence n’affecta pas la plupart des pays de tradition civiliste, tels que la France, dont le concept était déjà bien ancré dans l’histoire juridique. Néanmoins, l’adaptation fut moins aisée pour le Royaume-Uni, berceau de la Common Law. Les Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations en 1994 (remplacées ensuite par un règlement du même nom en 1999) transposèrent la Directive, reprenant sans l’approfondir le principe de bonne foi (« good faith »). Les juges anglais furent ainsi livrés à eux-mêmes, contraints de décider du caractère abusif ou non des clauses au regard d’un concept qu’ils ne maîtrisaient pas. Il fallut attendre le 25 octobre 2002 avant que la chambre des Lords soit enfin amenée à coordonner les diverses positions et interprétations précédemment adoptées dans l’arrêt Director General of Fair Trading v First National Bank Plc. En l’espèce, un contrat type de crédit à la consommation prévoyait qu’en cas de défaut de paiement, les intérêts continueraient de courir quand bien même le débiteur obtiendrait un jugement de rééchelonnement de ses dettes. Une telle clause aurait facilement pu sembler abusive, mais telle ne fut pas la position des juges anglais qui conformèrent le principe de bonne foi à leurs exigences nationales, le rendant caduque. Il est intéressant de s’interroger sur la raison de cette divergence d’interprétation avec le droit français.
Corps du texte
La Directive 93/13 est intervenue dans un domaine préalablement couvert par la Common Law. Il ne s’agissait donc pas de pallier un vide juridique mais de remplacer par une notion abstraite des règles préexistantes testées et prouvées. Si la bonne foi telle qu’introduite par la Directive était une nouveauté, d’autres mécanismes avaient pour objet la protection du consommateur lésé au travers de la rédaction de clauses abusives. Ainsi, la jurisprudence avait dégagé une obligation d’information. Celui désireux d’insérer des termes inhabituels se devait de les signaler à son cocontractant. En dehors de ce cas spécifique, si les parties n’étaient pas tenues d’une obligation d’information, elles se devaient néanmoins de ne pas faire de déclarations mensongères (« misrepresentations »). De même, une clause équivoque devait être interprétée dans le sens le moins favorable pour son auteur. Mais la Common Law permettait également au juge d’ajouter au contrat des termes qu’il estimait implicites car essentiels à l’équilibre contractuel. La jurisprudence est allée jusqu’à envisager un contrat collatéral (« collateral contract ») liant les parties pour tout terme oral n’ayant pas été expressément inclus dans le contrat principal. Il est donc important de constater que le droit anglais offrait déjà une protection conséquente. Ses solutions étaient pragmatiques et apportaient une réponse taillée sur mesure à des problèmes nationaux concrets. Par conséquent, il n’est guère étonnant que la Cour ait été réticente à adopter le principe de bonne foi alors que celui-ci pouvait en un arrêt ébranler un système construit par la jurisprudence sur des décennies.
En l’espèce, la chambre des Lords traduit la bonne foi par «open and fair dealing ». Le concept se dédoublerait alors pour prendre deux facettes distinctes : l’une substantielle, l’autre procédurale. La bonne foi se doit dans un premier temps de porter sur le contenu même des clauses considérées. Celles-ci doivent être justes (« fair »). Cependant, il ne suffit pas au juge de se reposer sur des valeurs subjectives, justifiant ainsi une décision arbitraire. Une clause est juste si le vendeur n’a pas abusé de sa position de force au regard de la morale et des pratiques commerciales. Il apparait évident que la notion de justice et celle de pratique commerciale sont diamétralement opposées. En effet, les coutumes commerçantes ont rarement pour but d’être équitable envers le consommateur. Pour rendre sa tâche plus aisée, la Cour travestit donc le juste en raisonnable. Elle put ainsi en déduire que la clause en cause dans l’arrêt First National Bank ne saurait être que raisonnable commercialement puisqu’utilisée par trente établissements de crédit. Dans un deuxième temps, la bonne foi doit se manifester par une transparence (« open dealing ») relative des cocontractants. C'est-à-dire que la clause doit être claire, sans sens caché. Toute clause inhabituelle doit être portée à l’attention du consommateur. L’aspect procédural de la bonne foi en droit anglais prime sur son application substantielle.
Force est de constater que la bonne foi telle qu’interprétée par les juges suprêmes britanniques se substitue à la Common Law sans la modifier. En effet, le critère procédural est strictement maintenu. Les parties ont une obligation d’information à la seule condition que la clause soit insolite. Le juge n’octroie pas une plus grande protection ni n’en enlève. En prétextant se conformer au texte de la loi il le contourne. De même, le critère substantiel est relégué à la pratique commerciale. La défense de la partie faible n’est plus d’actualité, comme le veut la tradition anglaise seul prévaut le test du « bon père de famille » (« reasonnable person test ») : un marchand raisonnable agirait-il de la sorte ? Le principe de bonne foi est tiré d’une source civiliste, il n’avait jusque là jamais été envisagé dans une perspective de Common Law. Dans ces circonstances, il est improbable que le législateur européen ait ne serait-ce qu’imaginé que l’effet de sa directive au Royaume-Uni s’avérerait nul. Les magistrats anglais pourtant juges communautaires de première instance au niveau national sont allés à l’encontre de l’objectif même de la directive 93/13. Comment justifier que sous son couvert une clause résultant de coutumes commerciales, aussi injustes et préjudiciables soient-elles, puisse devenir acceptable ? L’obligation d’information en cas de clause inhabituelle n’est pas une obligation de mise en garde. Ainsi, la banque n’est pas tenue d’avertir son client sur les conséquences désastreuses qu’emportera l’insertion de la clause à partir du moment où elle lui a notifié l’existence d’une telle clause et où celle-ci est claire. La bonne foi à l’anglaise se fonde ainsi plus sur la procédure suivie que sur le réel caractère abusif ou non du terme litigieux.
L’article 1134 du code civil est le tremplin juridique français pour la bonne foi. La Cour de cassation en a fait un symbole de solidarité, de loyauté et de cohérence contractuelle. La bonne foi devient pour le juge français, simple « bouche de la loi », une arme non négligeable car subjective. Il peut en user dans des cas flagrants de mauvaise foi mais également en abuser lorsque la situation lui semble injuste, immorale. Le seul silence malicieux d’un professionnel engage sa responsabilité car l’attitude ainsi adoptée s’avère être déloyale. Il convient de noter qu’une clause peut être jugée contraire à la bonne foi du seul fait de son caractère abusif. L’approche française de la bonne foi porte en grande partie sur la substance du contrat. La dissimilitude entre les interprétations anglaise et française traduit une approche distincte de ce dernier. En Angleterre, le contrat est un échange de promesses alors qu’en France il est une rencontre des volontés. Dans la première situation, le juge n’a pas à chercher l’intention cachée sous les mots. Imposer aux cocontractants une obligation de bonne foi substantielle, à l’instar du droit gaëlique, reviendrait à s’immiscer dans un processus psychologique et précontractuel dont le juge anglais n’a que faire. Là où le droit français voit des cocontractants soucieux de coopérer, le droit britannique distingue deux parties adverses luttant chacune pour tirer de l’autre un profit maximal. Envisagé sous un angle purement commercial, le contrat ne saurait donner lieu à une quelconque solidarité. En conséquence, la notion ainsi introduite est incompatible avec le libéralisme économique si particulier à la Common Law et ne pouvait que faire l’objet d’un rejet. Il est cependant ironique de constater que d’entre la France et le Royaume-Uni, ce n’est pas le pays prônant fièrement l’« equity » qui adopté la solution la plus équitable.
L’Union Européenne n’a pas su colmater la brèche culturelle entre ses Etats-Membres. La tentative d’uniformisation a lamentablement échoué. Le législateur communautaire se trouve tiraillé entre une multitude de droits. Si la souveraineté nationale doit être dépassée, un équilibre entre les diverses traditions juridiques est essentiel. Tous les concepts nationaux, aussi louables soient-ils, ne peuvent être transplantés dans des systèmes juridiques étrangers. En l’espèce, en accueillant la bonne foi, le Royaume-Uni aurait mis à mal ses fondements contractuels et condamné la vision individualiste qu’est la sienne. La chambre des Lords déplore que la clause ne soit pas abusive et invoque des lacunes de protection procédurales auquelles elle ne peut remédier. Ce n’est donc pas la solution recherchée qui embarrasserait le juge mais les moyens employés pour y parvenir. Le droit national est engendré par l’histoire et la culture propre à un peuple. Ainsi reflète-t-il leur propre évolution et leur conception personnelle de la justice. Certains partisans du système britannique sont allés jusqu’à dénoncer le droit communautaire comme un mal visant à annihiler l’autonomie juridique nationale du Royaume-Uni au profit d’un droit civil imposé. Le rejet de la bonne foi par la Common Law est absolu et sans appel. La Commission Lando, chargée d’édicter des principes européens du droit des contrats, a été incendiée par les commentateurs anglais en raison de l’introduction d’une exigence de bonne foi parmi les principes communs proposés. La Commission de réforme législative (« Law Commission ») a d’ailleurs pris la décision de supprimer de la Directive 93/13 l’exigence de bonne foi pour les clauses abusives. La cause anglaise a été entendue et l’incompatibilité des systèmes reconnue.
Les limites de la création d’un Cadre Commun de Référence sont à prendre en compte dans le cas présent. En l’espèce, loin de chercher à atteindre une interprétation cohérente avec le droit européen, la chambre des Lords s’est bornée à détourner les termes transposés de la directive aux fins de maintenir son droit national. Il est vrai qu’un Cadre Commun de Référence aurait permis une définition uniforme de la bonne foi. Néanmoins, si la définition retenue avait été semblable à l’approche française, celle-ci n’en serait pas moins demeurée incompatible avec la Common Law. En effet, dans cette hypothèse, la bonne foi serait officiellement placée sous le signe de la solidarité et de la coopération. Les juges anglais auraient alors été confrontés à un dilemme, ne pouvant concilier les droits européen et national. Saper les fondements de la Common Law ne parait pas envisageable, en particulier pour la magistrature anglaise, source partielle de ce droit. Néanmoins, il semblerait ardu de refuser catégoriquement d’appliquer la Directive 93/13 ainsi que le principe de bonne foi alors même que le législateur britannique leur a octroyé une force juridique par la transposition. Dans ce contexte, la difficulté consiste à déterminer les termes pouvant faire l’objet d’une définition européenne et ceux risquant d’aboutir à une impasse. Comment distinguer le caprice étatique de l’impossibilité juridique ? Dans l’arrêt First National Bank, il s’agissait non pas de conserver mais de préserver le droit national. A l’inverse, si la définition anglaise de la bonne foi venait à être consacrée, la France devrait alors se défaire d’un principe ancien et ancré. De plus, des clauses extrêmement injustes pourraient trouver à s’appliquer. Une telle solution serait à son tour incompatible avec le solidarisme français, remettant en cause notre conception de la formation contractuelle. Le droit européen imposerait alors un principe moins favorable que la majorité des droits nationaux et délaisserait son but premier, à savoir la protection des consommateurs. Instaurer un Cadre Commun de Référence implique par conséquent que le terme définit le soit dans le plus grand respect des traditions et cultures nationales. Aujourd’hui composée de vingt-sept Etats-Membres, l’Union Européenne a bien du travail avant de parvenir à ses fins !
En conclusion, la chambre des Lords n’a pas vu en l’uniformisation une étape nécessaire à la protection du consommateur. Bien au contraire, l’intervention communautaire a enrayé un système que le juge estimait fonctionnel et adapté à la mentalité nationale. La bonne foi solidaire n’a pas sa place dans la Common Law. Cette notion semblait néanmoins présenter un moyen efficace à la protection de la partie faible en droit contractuel. On en vient à se demander si la Cour anglaise rejette ainsi qu’elle l’affirme le seul principe de la bonne foi ou si elle refuse en réalité sans l’avouer la solution qui en découle.
__ Bibliographie sélective__
Sources de droit : - Director General of Fair Trading v. First National Bank plc 2002 1 AC 481 - Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations 1994 (SI 1994/3159)
Ouvrages généraux :
- Un droit européen plus cohérent : un plan d’action par la Commission Européenne - Plan d’Action sur le droit européen des contrats de Astrid Marais - Plan d’action sur le droit européen des contrats : une réponse au plan d’action de Pauline Remy-Corlay - Cadre commun de référence et Code civil de Astrid Marais - La valeur primordiale du devoir de bonne foi en droit européen des contrats est-elle une originalité purement formelle ? Mikaël Benillouche - Good faith in European contract law, de Reinhard Zimmermann et Simon Whittaker, Cambridge 2000
Commentaires de la source: - The Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations in the Courts de W.C .H. Ervine, Scots Law Times, 2004 - Contracts: unfair term , commentaire d’arrêt (pas d’auteur), Property Law Bulletin, 2002 - Unfair Terms in Consumer Contracts de Catherine Mitchell, Law Quaterly Review, 2000