Evidences inconnues ou la magie du hasard
Vous êtes-vous déjà demandés où vous en seriez si vous n'aviez pas fait tel choix à tel moment de votre vie ? Avez-vous déjà croisé au détour d'une rue une personne que vous aviez perdu de vue depuis des années ? Ou bien tiré au dé pour prendre une décision ? La compagnie Rode Boom revient sur toutes ces questions laissées au hasard, nous invitant dans leur laboratoire à démonter le sort. (à reformuler) Un spectacle immersif et intriguant, qui interroge tout autant qu'il fait sourire – explorons ensemble toutes ces « Évidences Inconnues ».
« Comme c'est curieux, mon Dieu, comme c'est bizarre ! et quelle coïncidence ! » s’étonne un couple dans La Cantatrice chauve d’Ionesco. Mais leur rencontre surprenante s’avère n’être qu’une habile mise en scène... Un passage grotesque, qui attise la curiosité, et fait sourire. Après tout, quoi de plus incongru et fascinant que des gens apparemment étrangers réunis au même endroit par pure coïncidence ?
C’est la question que s'est posée le mentaliste flamand Kurt Demey pour sa performance Evidences Inconnues. Difficile de qualifier précisément cette création de la compagnie Rode Boom, créée en 2006. Il ne s’agit ni de théâtre, ni de mentalisme, ni d’un One man show, pourtant cela en a toutes les caractéristiques à la fois. Pour accompagner les pirouettes mentales de Kurt Demey, le violoncelliste Joris Vanvinckenroye construit un univers sonore poétique, donnant envie de se laisser porter par les mystères facétieux de que l'on appelle le hasard... Ou bien est-ce le destin? Voire une simple illusion?
Redécouvrir ce qu’on croyait familier et s’interroger sur ce qui nous apparaissait d'abord comme sans fondement, telles sont les prémisses du spectacle. Les conditions pour les observer sont mises en place avant même l’entrée dans la salle. Il est important, pour restituer fidèlement l’expérience qu’il m’a été donné, de préciser que j’ai assisté à ce spectacle au centre culturel le Figuier Blanc d’Argenteuil, le 13 novembre 2019 (le spectacle tournant en Europe depuis 2016). Il s'agit d'un lieu pluridiscplinaire de ma ville, à la fois cinéma d'art et d'essai et scène municipale où sont donnés pièces de théâtre, concerts, et autres événements culturels. Or, pour la première fois, le spectacle accueille son public dès le hall d'entrée, la mise en scène envahissant cette pièce faisant d'habitude office de seuil.
Sur des tables, des photographies éparses sont mises à disposition du public. Pas de lien entre ces images. Leurs objets sont tous différents, et elles ne sont accompagnées d’aucune description ni précision sur leur auteur. D’emblée, les futurs spectateurs d’Evidences Inconnues sont amenés à échanger sur cette décoration saugrenue ; mais la discussion est aussi alimentée par les autres personnes présentes au Figuier Blanc ce soir, qui sont par exemple venus voir un film dans une autre des salles, et qui ignorent donc tout du contexte de cette installation. On jette des regards interrogateurs aux employés du lieu, qui font comme si de rien n’était.
Le mystère s’installe, et ne fait que s’épaissir lorsqu’un homme, qui se décrit comme un ami de la compagnie venu pour donner un coup de main, interpelle le groupe pour se lancer dans une harangue sur le hasard. Quelle est la plus belle coïncidence que vous ayez déjà vécue ? Y a-t-il des gens que vous connaissez ici ce soir, sans vous être concertés avant de venir ? Enfin, il nous invite à choisir deux photographies au hasard, et de les emmener avec nous dans la salle. De son côté, l’homme disparaît, et définitivement: on ne le reverra plus du spectacle, même pas pour saluer, ni à la sortie. Il ne sera pas non plus fait mention de lui à aucun autre moment.
Une fois plongé dans cet esprit d'incertitude conviviale, le public prend place dans la salle, qui, bien qu'en disposition frontale, ne rompt pas l'atmosphère de partage. Les lumières ne s’éteignent pas totalement, et Kurt Demey entame une véritable discussion avec le public, qui ne se gêne pas pour lui répondre ou commenter ce que l'artiste expose entre voisins. Le spectacle progresse ainsi de gage en gage, l’artiste posant des questions à la réponse apparemment impossibles, jusqu’à ce que celle-ci surgisse au moment où l’on si attendait le moins.
La scénographie participe de l’émerveillement du spectateur devant les tours mentaux dévoilés sous ses yeux. Une structure pour lancer des dés, un arbre de probabilité grandeur nature, des bocaux remplis de sable, des métronomes, des carillons – toute une galerie contribuant à ce laboratoire du hasard. Sous le regard impassible de son compagnon musical, Kurt Demey semble tenir les fils du destin, l’air de rien, tout en s’émerveillant de la moindre révélation vécue par les spectateurs ébahis. Mais il ne s’agit surtout pas ici d’expliquer : au contraire, plus l’on cherche à comprendre, plus l’on se perd.
Le format très ouvert de cette performance permet de rompre les frontières entre la scène et la salle, mais aussi les artistes et les spectateurs. Nous devenons aussi des performeurs, que ce soit en participant aux expériences de groupe assis confortablement sur nos fauteuils, ou en étant convié sur scène pour tester les différentes machines à hasard. A travers ces petites épreuves, les inconnus se retrouvent, et peuvent se découvrir, sans le savoir, être beaucoup plus proches qu'ils ne le pensent. Au cours de cette succession de numéros, Kurt Demey joue le rôle d'animateur, tantôt monsieur loyal, tantôt scientifique fou, mais toujours en retrait par rapport au public. En effet, pour que la magie opére, il ne faut pas trop guider son public, mais simplement lui donner des pistes - l'expérience prend ainsi forme de manière spontanée, toujours en partant du spectateur qui est constamment mis à contribution.
Cette implication des spectateurs ne va pas de soi, et Kurt Demey le remarque lui-même dans une interview donnée à Ouest France le 17 octobre 2018: "Le public met près d'une demi-heure pour comprendre le rôle qu'on va lui faire jouer". Le spectacle fonctionne par différentes "missions", données à des personnes choisies au hasard dans la salle, en faisant tourner une bouteille sur le sol. En suivant un chemin définit par des lancers de dé, on pourra remonter un arbre de probabilité menant à de nouveaux objectifs, comme emprunter des objets à d'autres spectateurs dans la salle ou bien faire connaissance avec d'autres personnes. Le but est toujours le même: mettre à mal notre notion de hasard, en établissant des points communs entre des gens ou des circonstances qui n'ont a priori rien à voir, et ce, en utilisant tous les medias à disposition. Ainsi, qui aurait pu penser que, en ayant échangé plusieurs fois les différentes photographies piochées au début du spectacle, puis déchiré celles-ci en morceau, et les avoir encore échangé, on se retrouverait finalement à pouvoir reconstituer un cliché complet ?
C'est justement là, dans ce tourbillon de coïncidences savamment orchestrés, que la compagnie Rode Boom réussit son expérience. Comme l’a confié Kurt Demey dans une interview à la Voix du Nord en 2018, l’apport du public est la matière première du spectacle : loin d’être un jeu de hasard, c’est bien un « jeu de société ». Et la plupart du temps, les réponses et interventions des spectateurs fusent, renforçant la complicité entre les spectateurs et les artistes. Faire naître une si belle atmosphère pour un spectacle relativement court (1h20) est un autre défi remporté haut la main par la compagnie Rode Boom. Les spectateurs sont la matière première de l'expérience, et ressortent de celle-ci la tête pleine d'images, d'interrogations, et, surtout, avec le sourire aux lèvres. Un spectacle précieux par son angle d’approche enthousiasmant et envoûtant : comme le font remarquer les artistes après le salut, c’est à espérer que des formats inédits de ce genre continuent d’être soutenu à l’avenir… Car même si le hasard n’est qu’une chimère insaisissable, au moins peut-on y rêver le temps d’une soirée, et se laisser emporter par sa magie !