Black Mirror avait vu juste

“15 millions de mérites” Black Mirror, épisode 2 saison 1, 2011

Un épisode pas si loin de la réalité : dormir, manger, regarder

À l’annonce du second confinement, j’ai paniqué. Je me suis imaginée revivre ces heures, ces jours, ces semaines interminables du premier confinement. Et puis, j’ai pensé. J’ai pensé à cet épisode de Black Mirror, et je me suis dit que j’avais de la chance malgré tout. Bingham Madsen, lui, c’est toute sa vie qui est comprise entre quatre murs, où son échappatoire se résume aux écrans qui l’entourent, mais qu’il ne contrôle pas. Dans “15 millions de mérites”, on suit l’histoire de Bing, personnage qui n’échappe pas à la logique de la série Black Mirror, qui nous dépeint une vision péjorative de la société.

Au début de l’épisode, et comme tous les personnages de Black Mirror, Bing se trouve dans une situation qui ne nous est pas expliquée. Cette situation en suspens laisse au spectateur une grande liberté d’interprétation et une possibilité d’imaginer le contexte ; ce qui m’amène aujourd’hui à lire cet épisode sous le prisme de la crise sanitaire. En effet, mon premier confinement a consisté à la réalisation de trois étapes majeures à mesure que les jours s’enchaînaient : dormir, manger et être devant un écran, voire dormir avec un écran et manger devant un écran. Prisonnier de quatre murs tapissés d’écrans, Bing vit lui aussi un quotidien connecté à l’excès, jusqu’à le rendre invivable. Sa vie en est dépendante et contrôlée par eux, qui lui donnent jusqu’à son heure de levée.

Le réveil de Bing annoncé par un coq virtuel projeté sur les écrans de sa pièce de vie

Le monde de Bing fonctionne de la façon suivante : la valeur d’échange se compte en “mérites”, que les personnages gagnent chaque jour selon le temps qu’ils passent à pédaler sur leur vélo d’appartement, devant des programmes proposés par les écrans. Ils dépensent leurs mérites pour manger, pour choisir l’émission diffusée ou le jeu virtuel auquel ils souhaitent prendre part, pour passer les publicités qui s’affichent devant eux, pour faire taire les alarmes qui se déclenchent automatiquement sur les écrans, pour changer l’apparence de leur personnage virtuel et enfin, pour participer à des concours qui leur permettraient de passer de l’autre côté de l’écran, d’obtenir un peu plus de privilèges. Toute activité, mis à part le vélo qui fait office de travail, se fait virtuellement ; même lorsque, comme pour nous pendant deux mois, il s’agit d’une discussion avec un ami, d’ailleurs acheté virtuellement lui aussi. "On achète des trucs qui n'existent pas", prononce Bing, "On est trop engourdi". Le confinement a probablement eu cet effet sur certains d’entre nous aussi.

Les personnages de l’univers de Bing au travail, en train de pédaler pour gagner des mérites

Les personnages de l’épisode reçoivent de l’information en permanence. Les publicités, les émissions, les propositions de jeux s’imposent à eux, lorsqu’ils sont en train de dormir, de pédaler, ou de ne rien faire. Nous pouvons nous reconnaître dans ces personnages dans la mesure où la période de crise sanitaire a renforcé ce sentiment d’invasion des médias et de l’information, puisque tous les jours, nous entendions de nouveaux chiffres, de nouvelles consignes, de nouveaux procédés renforçant l’angoisse. Bing, enfermé dans ses quelques mètres carrés, vit cette sollicitation à l’excès : peu importe qu’il détourne le regard, ce qu’il voit à l’écran le suit. Aujourd’hui, nous ne pouvons nous défaire de la publicité, qui use de certains principes basés sur des études de fonctionnement du cerveau humain à des fins commerciales, et qui retient notre attention et nous enchaîne à l’écran.

“15 millions de mérites” fait écho au confinement à bien des niveaux. Au-delà d’un confinement submergé par les écrans, c’est aussi l’image d’un confinement imposant un quotidien répétitif et incessant que nous donne cet épisode. L’intimité de Bing est réduite à quelques mètres carrés, comme celle des moins chanceux de ce confinement qui ont dû le passer dans un petit espace ; quoique déjà plus chanceux que ceux qui n’avaient pas de toit au-dessus de la tête et qui craignaient de prendre une amende car ils étaient dehors à des heures interdites par le gouvernement, ne faisant pas de différence entre les sans-abris et les abrités. Les autorités du monde de Bing ne semblent guère plus compréhensives.

 

Un monde sans perspective

Ainsi coincés, les personnages sont dans l’incapacité de se projeter, d’inventer un autre système de fonctionnement pour leur société dystopique. L’univers de cet épisode est construit comme un enfer pour le personnage. Sans cesse sollicité, il perd sa faculté de jugement et en devient aliéné. Lui-même finit par se perdre et entrer dans le système qui met en place cette torture mentale. En effet, Bing, tentant de briser le cycle infini de son confinement, dépense tous ses mérites afin de pouvoir s’inscrire au concours de talents Hot Shot, diffusé sur les écrans omniprésents de son univers. Alors qu’il y prononce un discours puissant teinté de sincérité et d’audace sur ce système qui réduit les êtres à une vie robotique, sa parole trouve un écho chez les membres du jury qui en font un spectacle comme un autre.

Bing, son personnage virtuel et ses 15 millions de mérites, monnaie de l’épisode

En effet, en fin d’épisode, il passe de l’autre côté des écrans, unique autre option qui s’ajoute à celle de les regarder. Mais ainsi, son cri du cœur ne devient qu’une émission de divertissement de plus pour les téléspectateurs. « 15 millions de mérites » prend place dans un monde de divertissement extrême, de réduction de tout à une blague, à la dérision. Rien ne semble avoir d’importance au-delà de l’occupation d’esprit par le divertissement. Ainsi, le discours de Bing tombe à plat devant le jury et le public pris dans leurs habitudes, il n’aura pas l’impact escompté. Lui qui avait la volonté de changer le système, de casser ces écrans qui font de tout un spectacle, se retrouve davantage encore piégé dans le système, puisqu’il se retrouve du côté de ceux qui sont vus, ceux qui ont un peu plus de contrôle.

Le jury de Hot Shot qui applaudit une performance qu’il va pouvoir transformer en pur divertissement et, au second plan, le public virtuel

 

Une virtualité omniprésente

Aussi, lorsque les personnages de l’épisode sont projetés sur la scène de Hot Shot - émission de concours de talent pendant laquelle les personnages doivent se démarquer afin d’être sélectionné par le jury et avoir une chance de quitter leurs petites pièces de vie - le public est remplacé par des personnages virtuels présents sur de grands écrans, représentation des personnes réelles qui, elles, regardent bel et bien l’émission depuis l’écran de leur vélo ou de leur chambre. Scène ironique, sachant qu’aujourd’hui la présence d’un public est interdite sur les plateaux télévisés, à l’image des gradins de stade de football complètement vide. Ce public absent pourrait potentiellement être remplacé par un public virtuel, comme celui de « 15 millions de mérites ». Cela est d’ailleurs déjà un peu le cas aujourd’hui où nous sommes réduits à regarder des captations ou des transmissions de spectacles en direct. Pour les artistes ou les professeurs qui font cours en visioconférence, nous ne sommes que des noms sur leurs écrans, premier pas vers la virtualisation de nos êtres.

Le public de Hot Shot présent sur les écrans derrière le jury, réduit à des personnages virtuels

Cette émission et toutes celles qui s’imposent aux personnages fonctionnent sur le principe des “likes”, qui ne fait que poursuivre la tendance actuelle sur les réseaux sociaux. Chacun est jugé en fonction d’un nombre, d’une existence virtuelle, en dépit du réel. Il me semble important de souligner ce passage dans l’épisode puisque le confinement a aussi eu cet effet pervers qui est de renforcer l’image sociale par le biais des réseaux sociaux. Si vous faites défiler votre fil d’actualité sur Instagram, vous remarquerez sans doute que toutes les photos semblent se ressembler. C’est la logique que les réseaux sociaux imposent, avec le mouvement des tendances. Et Bing aussi, entouré de ses écrans, participe de ce conformisme social. Conformisme forcé et poussé à l’extrême, sans doute, mais conformisme tout de même. Chaque personnage est doté d’une tenue similaire, effaçant toute forme de personnalité. Le seul moment où les personnages semblent pouvoir s’exprimer, c’est lors du concours Hot Shot, qui finit par absorber toute part de leur humanité en faisant de leur caractéristique un spectacle pour les autres. En effet, l’émission choisit ses participants sur la base de critères physiques, tout comme ces mêmes critères existent aujourd’hui. Le personnage doit répondre à des critères sociaux dans une société hypermédiatisé et, réduit à son image sociale, Bing se retrouve enfermé dans cette société de consommation virtuelle.

 

Un épisode qui questionne

Une existence errante, sans but, c’est que nous propose l’épisode, qui entre en corrélation avec nos deux mois de diète de la vie. Le réel de Bing et de tous les personnages de la série se cantonne à cette existence de leur personnage virtuel qui navigue sur les écrans. Les personnages sont aliénés par les écrans et les sollicitations permanentes, leur quotidien réglé et dénué de sens leur ôte toute forme de contrôle de leur vie réelle. Personne ne parvient à défaire les schémas de cette société et ne se rend compte de ce qui se passe. Même la figure révolutionnaire du récit, Bing, a été anéantie par la puissance systématique des médias et de ses sollicitations. L’univers de « 15 millions de mérites » est un univers sobre, sombre, monochrome et monotone. Il est presque insupportable tant il est répétitif et tant les émotions sont interdites. Ainsi, ce n’est pas un épisode qu’on serait tenté de regarder en confinement tant il anéantirait la capacité de divertissement des écrans. Et pourtant, preuve de sa réussite, il peut nous mener à la réflexion.

Dernier coup de maître des créateurs de la série : cet épisode fait finalement sa propre critique. Il est amusant de voir, au sein d’une série, donc d’un divertissement, une critique du divertissement lui-même. La dernière phrase prononcée par Bing est la suivante : "Adieu pour toujours, enfin jusqu'à la semaine prochaine", sous-entendant que son discours est maintenant une distraction périodique. L’émission à laquelle il participe désormais a réussi à décrédibiliser ses paroles. Quoi de mieux que la spectacularisation d’un discours pour en réduire son impact ? Si ce que dit Bing prend place lors d’un spectacle, cela n’est plus à prendre en compte pour le public. Or, là est la mise en abyme de Black Mirror, qui porte toujours un regard critique sur la société. Black Mirror n’est pas un danger pour le pouvoir, puisque que c’est une série de divertissement. Ainsi, nous pouvons voir dans cet épisode aux multiples facettes - que je n’ai pas eu le temps de toutes aborder - que la série s’insurge elle-même de son devenir, ou de son non-devenir, de son impuissance face à un public qui la considère comme du divertissement.