Confiné.e.s entre nos quatre murs, que nous dit Le Mur Invisible de Marlen Haushofer ?


Couverture de l'édition française publiée
chez Actes Sud

“Je pense que le temps est immobile et j'y évolue. Parfois lentement et parfois à une vitesse vertigineuse. Je fais quelque chose et les choses continuent, et j'oublie l'heure. Et puis, soudain, le temps passe à nouveau. Je vais devoir m'y habituer, à cette indifférence et cette omniprésence.”

Roman traduit de l’allemand, Le Mur invisible reçoit à sa publication en 1963, des critiques élogieuses avant de tomber dans l’oubli. Depuis quelques années seulement, on le retrouve de nouveau sur les étagères des librairies. Cette renaissance tardive fait écho aux mouvements féministes et à l’évolution de la recherche littéraire féminine. Le confinement fait plus que jamais ressortir ce roman d’anticipation apocalyptique de nos étagères. 

 

Comment réagiriez-vous si vous vous retrouviez un beau matin au réveil complètement seul.e au monde ? Dans le contexte apocalyptique que nous traversons et à l’heure où les films de catastrophes ne semblent pas si lointains, cette question fait froid dans le dos. Avec soixante ans d’avance, dans un contexte de guerre froide auquel fait écho la peur des armes destructrices, c’est la question terriblement prophétique que traite l’auteure autrichienne Marlen Haushofer dans un roman à la croisée entre récit post-apocalyptique, « nature writing » et roman d’émancipation féminine, si tant est que l’on puisse ranger dans une case une telle bombe littéraire. 

La vie de Marlen Haushofer (1920-1970), écrivaine autrichienne, ne ressemble en rien à son œuvre. Après une enfance dans la forêt avec son père garde forestier, elle part étudier la philosophie allemande à Vienne, puis à Graz. En 1941, elle devient assistante dans le cabinet dentaire de son mari. Son premier succès littéraire est une nouvelle, qui s’intitule" La Cinquième année" puis, Le Mur Invisible

Le roman se déroule sous forme de journal de bord de la narratrice, dont le nom nous restera inconnu jusqu’au bout. Les événements qu’elle relate ont eu lieu plus de deux ans auparavant. Cette quadragénaire autrichienne habituée à la vie en ville, veuve et mère de deux filles déjà adultes avec lesquelles elle n’a plus de contact, rend visite à sa cousine et son époux dans leur chalet de montagne. Le week-end tourne brusquement au cauchemar. Un soir, ses hôtes partis faire un tour en ville ne rentrent pas au chalet où elle se retrouve seule. C’est en vain qu’elle les attend : le lendemain matin, elle est toujours seule et s’aperçoit qu’un mur invisible se dresse désormais tout autour du chalet. Elle se retrouve seule, piégée sur un territoire montagnard couvert de forêts qui s’étend sur des kilomètres. Derrière le mur, tout est immobile, froid et sans vie. Sauf qu’elle n’est pas vraiment seule : les animaux, domestiques et sauvages, deviennent sa famille et ses voisins. Elle apprend à vivre avec eux, pour eux, et à accepter de n’être qu’une intruse dans un monde qui appartient à la nature. 

 

“Puisqu’il n’y a plus personne pour prononcer mon nom, il n’existe plus”.

 

Comment survivre ? 


    Photographie de Marlen Haushofer

 

Sans aucun accès à la ville, elle doit d'abord vivre de la nourriture stockée dans la maison par sa cousine et son mari. Au fil du temps, elle s'adapte à une vie complètement rurale, et trouve d’autres moyens de subsistance : une plantation de pommes de terre et de haricots, la récolte de fruits, la chasse aux chevreuils.... Elle se rend rapidement compte que le plus grand danger n’est pas le manque de nourriture, mais la solitude. Dépossédée de tout, ce sont ses animaux qui la maintiennent en vie, et la sauvent du désespoir. Elle ne peut mettre fin à ses jours ; qui s’occuperait alors de traire Bella, sa vache ? Rapidement, elle se met complètement en arrière-plan face à ses bêtes, qui deviennent le centre de sa vie. 

 

“Je n’étais plus assez jeune pour envisager sérieusement le suicide. C’était surtout la pensée de Lynx et de Bella qui me retenait et aussi une sorte de curiosité”. 

 

L'apprentissage de la nature 

 

Dans notre contexte de crise sanitaire et de confinement, nous avons tous été marqués par les images de villes soudainement vides d’humains, dans lesquelles les animaux étendent leur territoire et les plantes fleurissent. Ces images nous rappellent brusquement que nous ne sommes pas indispensables à l’ordre du monde, et que la nature se porte très bien face à l’absence de l’homme. Dans Le Mur invisible, il s’agit d’une thématique majeure ; notre protagoniste, si longtemps habituée au mode de vie citadin, doit tout apprendre de son environnement dont elle ignore tout. Déstabilisée, elle n’a pas le choix, sa survie en dépend. 


                Image extraite du film : La découverte du mur

Après des années, elle semble trouver un certain équilibre au sein de cet écosystème. Notre protagoniste finit par se fondre peu à peu dans le décor ; vivant au grès des saisons, elle se laisse aspirer par son territoire. D’ailleurs, ce territoire est si grand qu’il n’est même pas quantifié. Les mesures humaines n’ont pas de sens pour notre protagoniste, qui ne parle pas en km, mais en temps de trajet. La nature n’est pas cartographiée, elle est réelle. Dans cette nature, elle y développe ses facettes individuelles, sans les codes régulateurs imposés par la société. Le travail acharné et la fatigue, qui garantissent un bon sommeil en fin de journée, sont perçus par le personnage comme plus valorisants que les facilités offertes par la vie urbaine. Ainsi, le confinement du personnage est marqué par un retour de l'espèce humaine à une totale innocence. Elle accepte les ordres de la nature, qui prend peu à peu le dessus sur elle. Tout ce qu’elle a appris dans l’ancien monde ne lui est d’aucune utilité ici. Très rapidement, elle abandonne l'entretien de son aspect physique, lorsqu’elle se rend compte que ses mains sont ses meilleurs outils. 

“Je frottai mes mains blessées avec du talc de cerf”

 

En 2012, le roman est adapté au cinéma. Le scénariste et réalisateur autrichien Julian Roman Pölsler a filmé l'histoire à Salzkammergut, en maintenant toujours une stricte proximité avec le texte original. Le film a été sélectionné dans la catégorie meilleur film étranger à la 86ème cérémonie des Oscars, mais n’y a pas été récompensé. 

 

La solitude du confinement 

 


                      Affiche du film

Le roman reste imprécis sur le territoire géographique. Par les images, le film parvient à donner une autre dimension à l’histoire de cette femme seule et son territoire de confinement se précise. Le film nous montre que si la nature la projette dans un monde de labeur, elle lui prodigue des compagnons auxquels elle s’identifie, comme le corbeau blanc.  Rejeté par ses compères, le volatile vole en solitaire ; son arbre n’est pas celui du groupe, du fait de sa différence. Notre protagoniste est au milieu de la forêt, et les chances de pouvoir sortir de cette situation de solitude sont minimes, tout comme les corbeaux blancs sont rares. Les deux êtres partagent soudain le même destin, alors que tout les oppose. Cela symbolise aussi le besoin de l'être humain de se relier. Le corbeau cherche l'épanouissement et à être accepté pour ce qu'il est vraiment, mais il ne peut pas le faire sans avoir l’acception de ses proches. Si nous faisons une comparaison avec cette période pandémique, se rallier aux autres devient de plus en plus difficile. Tout comme le corbeau et le personnage principal du film, nous sommes face à une solitude à laquelle nous n’étions pas habitués avant. L’identification à des personnes ou des animaux qui subissent le même sort est brusquement accentuée. 

 

Être confiné, c’est avoir moins de divertissement à sa portée. Notre protagoniste trouve alors des plaisirs nouveaux: allongée sur l’herbe, son chien qui est aussi son meilleur ami à ses côtés, le souffle de la brise caressant son visage, le soleil réchauffant son corps… Ces occupations pour son plaisir sont assez rares car elle doit subvenir à ses besoins, mais ils dénotent surtout de par leur simplicité. 

Malgré l’immensité des paysages que le film donne à voir, le spectateur n’échappe pas à un sentiment de peine face à cet état d’isolement de l’héroïne. Résigné, le personnage accepte le rythme biologique des choses et pendant cette année de pandémie que nous traversons en ce moment, c’est aussi ce que nous tentons de faire, difficilement. 

Cette relation avec la nature qui devient un secours et un réconfort autant qu’un danger, est également au cœur de notre situation : beaucoup ont cherché à rejoindre leurs maisons de campagne pour mieux vivre cette situation d’isolement, mais à l’inverse, c’est une raison naturelle qui nous a précipités dans cette situation, nous rappelant notre petitesse face aux forces de la nature qui peut reprendre ses droits à tout moment. 

 

Une pandémie qui force à l’écoute…

 


                       Image extraite du film

La vie urbanisée semble avoir retardé la capacité humaine à comprendre l'espace naturel. Lorsque la protagoniste est isolée, elle est obligée de prêter attention aux petits changements de la nature, de s’y confronter et non de les fuir, car c'est une question de survie. Progressivement, elle passe par un processus d'alphabétisation afin de décoder une nature à laquelle elle était étrangère. Elle se doit de modifier sa perception de la réalité. Tout comme le personnage, la pandémie nous a en quelque sorte obligés à stopper nos activités urbaines et à observer ce qui se trouve autour de nous. 

“Quand il m’arrive de penser à la femme que j’étais avant que le mur fasse irruption dans ma vie, j’ai peine à me reconnaître en elle”.

Notre protagoniste, enfermée dans un espace clos, essaye de s'échapper, mais les animaux parviennent à la rattacher au lieu. À un moment donné de l’histoire, elle essaye de fuir grâce à la voiture des propriétaires du chalet. La nature poursuit sa course ; envahie par les herbes, la voiture ne fonctionne plus. 

 

Pour aller plus loin et approfondir ces thématiques...

 

Seul au monde, film de Robert Zemeckis avec Tom Hanks et Helen Hunt, sorti en 2000, raconte l’histoire d’un Robinson Crusoé moderne. On y trouve de nombreux échos à la situation du personnage de Marlen Haushofer. 

Robinson Crusoe de Daniel Defoe

Dans la forêt, roman de Jean Hegland publié en français aux éditions Gallmeister en 2017, souvent considéré comme un pendant plus optimiste au Mur Invisible.

 

Article écrit par Loanne Picard, Gabriel Quadros et Lucie Bassoff