Voyage au bout de la nuit - EXTRA LIFE de Gisèle Vienne
Un an après sa rétrospective au Festival d’Automne 2022, la metteuse en scène et chorégraphe Gisèle Vienne présente sa nouvelle création à la MC93, EXTRA LIFE, où elle explore les effets latents d’un traumatisme intrafamilial vécu par une sœur et son frère. Peut-on se reconstruire après un viol ? Comment rendre visibles les silences et les blessures qu’un tel évènement produit ? Voici les questions qui traversent cette pièce à l’esthétique protéiforme et plus que déroutante.
5h38. Quelques premières notes de synthés retentissent dans la salle obscure, nous plongeant dans un climat de douceur vaporeuse. Sur un plateau aux allures de terrain vague, les contours d’une voiture noire se dessinent petit à petit à travers un brouillard épais. À l’intérieur, Klara (Adèle Haenel) et son frère Félix (Théo Livesey) discutent. Ils se remémorent avec joie la nuit de fête qu’ils viennent de passer ensemble, célébrant leurs retrouvailles après ce qui semble avoir été un long moment de séparation. A la radio, ils écoutent une émission consacrée à l’existence des OVNIs, dont les témoignages d’abduction un peu loufoques suscitent les moqueries de Klara. Ses sarcasmes laissent vite place à des allusions à un certain « tonton violeur », suggérant en filigrane l’existence d’un drame ancien qui lie l’enfance des deux personnages. Au lointain, on finit par surprendre un troisième protagoniste, une forme humaine qui circule dans la brume avec lenteur. Elle s’immobilise, puis reprend sa course, tantôt menaçante, tantôt annonciatrice d’un futur évènement.
Voilà le premier tableau qui compose la trame de ce spectacle où la nuit est suspendue à un seul instant, où chaque geste, chaque mot se déploie au ralenti, éveillant en nous une perception altérée des choses. A l’opposé d’une approche psychologique ou naturaliste qui viendrait déplier de façon linéaire l’histoire de Klara et Félix, Gisèle Vienne et ses trois acteur.ices construisent au plateau une nouvelle grammaire du sensible afin d’aborder ces sujets brûlants et intimes que représentent le viol et l’inceste. Évoluant au sein d’un imposant décor de son et de lumières, les corps des acteur.ice.s se rencontrent puis se dispersent, s’exaltent puis se rétractent dans un mouvement où l’extrême chaos côtoie la grâce éphémère. Pour faire apparaître les fractures qui traversent la psyché des personnages, la chorégraphe use des feux de la scène, comme ces miroirs carrés qui tirent des lasers et sculptent dans la brume les murs imaginaires d’une cage à laquelle on ne peut échapper. D’autres passagers s'immiscent dans la course lente ces personnages qui rêvent éveillés. Ainsi, la présence troublante d’une poupée-doudou appartenant à Félix se fait le réceptacle des voix multiples qui habitent les souvenirs tourmentés du jeune homme, tandis qu’un döppelganger de Klara (Katia Petrowick) rejoint le duo dans sa danse.
©Estelle Hanania
Par l'utilisation de dispositifs qui écartent le texte au profit du geste ou de l’image, Gisèle Vienne met à l’épreuve notre regard et notre intelligibilité face à une succession de tableaux contrastés, que d’aucuns peuvent qualifier d’illisibles ou abstraits. Et pourtant, ce langage autre semble bien nous signifier quelque chose ; qu’il s’agisse d’explorer le traumatisme qui hante le passé, le présent et le futur de ces personnages qui ont été ravis ( « abductés ») d’une partie de leur enfance, ou bien de raconter la renaissance de ces corps qui découvrent à nouveau une forme de jouissance au milieu de cette « hypernuit »1. Comme beaucoup d’autres, Klara et Félix font partie de cette communauté de survivant.e.s dont la visibilité et la parole ne cesse de s’accroitre au sein de l’espace public depuis l’émergence du mouvement #MeToo. Il est d’ailleurs très réjouissant de retrouver la force et la sensibilité de l’actrice et comédienne Adèle Haenel au plateau, dont la prise de parole sur sa propre expérience de victime de violences sexuelles quatre ans auparavant résonne encore de façon aiguë avec l'interprétation de son personnage. Ces voix et ces récits sont aussi portés par le développement récent d’une littérature du témoignage, à l’instar du roman multi-récompensé de Neige Sinno, Triste Tigre, dans lequel l’autrice décrit si bien ce « pays des ténèbres »2 qui est figuré ici au plateau, cette seconde conscience qui habite la pensée des victimes et les lient éternellement à leur bourreau.
« Aimer, c’est devenir une version plus sensible de soi-même » : ces paroles d'une infinie tendresse, rapportées par Klara au début de la pièce, sonnent comme la promesse d’une possible réparation que semble préfigurer le final de la pièce tout en or et argent. Avec EXTRA LIFE Gisèle Vienne parvient encore une fois à nous emmener dans une autre dimension, marquant un jalon dans le travail de déconstruction qu'elle mène autour des cadres perceptifs de la violence depuis plus d'une décennie.
1Ce qui est nommé reste en vie, Claire Fercak, Verticales, 2020.
2Triste Tigre, Neige Sinno, P.O.L, 2023