Les accords de coexistence de marques : l’affaire Apple Corps v. Apple Computer par Stéphanie AJAC
L'accord de coexistence de marques (TMA) conclu entre Apple Corps et Apple Computer répartit en 1991 des champs d'usage respectifs de la marque Apple entre les deux parties et prévoit une clause régulatrice. Le juge anglais saisi cependant d'un contentieux, apparu à l'occasion des développements technologiques récents liés à l'Internet, apprécie en 2006 le risque de confusion au nom de critères qu'il est intéressant de rapprocher de ceux des juges communautaire, français, et américain. Apple Corps v Apple Computer 2006 EWHC 996 (Ch) Case n° HC03C02428
Introduction
L'une des fonctions essentielle d'une marque est de permettre au consommateur de distinguer sur le marché tels produits ou services de ceux d'une entreprise concurrente. On dit ainsi qu'il y a coexistence de marques lorsque deux marques « analogues ou identiques » sont utilisées « par deux entreprises distinctes pour commercialiser des produits ou des services qui ne sont pas nécessairement en conflit » (Magazine OMPI, nov. 2006 n°6/2006). Aux fins précisément de réduire les risques de conflit, les titulaires de ces marques identiques ou proches peuvent conclure des accords définissant les conditions dans lesquelles elles seront protégées ou exploitées. Ces conventions sont dites accords de coexistence de marques. Du point de vue de leur nature juridique, elles sont assimilées à des licences de marques (Cf. Cour d'appel de Paris, 29 mars 1989, n°1989-021082) ou encore à une transaction au sens de l'article 2044 du Code civil. Les parties y reconnaissent mutuellement leurs droits et les limites qui doivent encadrer l'exercice de ces droits. Elles peuvent à ce titre délimiter un territoire d'exercice exclusif, ou le plus souvent définir des catégories de produits ou de services pour lesquelles il leur sera loisible de faire usage de leur marque. L'accord conclu entre les entreprises Apple Corps (Corps) et Apple Computer (Computer) en octobre 1991(Trade Mark Agreement-TMA) en est un exemple intéressant. Cependant il n'a pas empêché un contentieux de naître entre les parties en 2006 après les innovations technologiques induites par les développements d'Internet qui rendaient plus incertaines les frontières de l'accord. Nous verrons successivement, avec le souci permanent de rapprocher les droit anglais, communautaire et français, quelles sont les dispositions du TMA, puis dans quelle mesure elles contribuent à éviter le risque de confusion, pour étudier enfin les critères d'appréciation du juge ainsi que les règles de son interprétation.
1. Le contenu de l'accord de coexistence de marques (TMA) entre Apple Corps et Apple Computer
L'accord définit un champ d'usage de la marque pour chacune des parties et comporte une clause régulatrice. Le texte de l'accord étant confidentiel, nous en reconstituant ici l'essentiel de la teneur à travers les principaux points tels qu'ils ressortent de la décision du juge anglais.
Selon les termes de l'accord, Computer avait le droit exclusif d'utiliser ses marques Apple « sur des produits électroniques, des logiciels d'ordinateur, des services de traitement et de transmission de données, ou sur des produits ou services en rapport avec lesdits produits ou services. »De son côté, Corps disposait du droit exclusif d'utiliser ses marques Apple « sur ou en rapport avec toute oeuvre de création actuelle ou future ayant pour principal contenu de la musique ou des prestations musicales, quel que soit le moyen, tangible ou intangible,utilisé pour enregistrer ou communiquer ces œuvres ». Les articles 1.2 et 1.3 détaillent les domaines d'activité et de produits qui sont les champs d'usage de la marque. On se contentera d'observer que pour l'une comme l'autre des parties, la rédaction intègre une part d'évolution future des produits qui par nature ne peut se satisfaire d'une limite fixe et définitive : - pour Computer : "Le champ d'usage s'entend des biens électroniques, ce qui inclus, mais de façon non limitative les ordinateurs,… » (« Computer Field of Use means : (i) electronic goods including but not limited to computers, ...") - pour Corps, il en est de même : « toute œuvre de création actuelle ou future dont le contenu principal est constitué par de la musique »(« any current or future creative work whose principal content is music. ») On rappellera que les logos des marques respectives sont strictement définis.
Dans l'article 4 dit « Droit d'usage des marques », et en particulier dans l'article 4.3, les parties conviennent que des situations conflictuelles peuvent se présenter : « Les parties reconnaissent que certains biens et services situés à l'intérieur du champ d'usage de Computer sont susceptibles de diffuser des contenus qui relèvent du champ d'usage de Corps. » L'accord poursuit :« Dans une telle occurrence, même si Corps dispose du droit exclusif d'user de sa marque ou d'autoriser des tiers à en user dans le domaine ou en relation avec » le domaine qui lui est reconnu, « Computer doit avoir le droit exclusif d'user de sa marque ou d'autoriser un tiers à en user dans le domaine ou en relation avec le domaine des biens ou services… tels que les logiciels, les ordinateurs ou services de diffusion ». Cette clause régulatrice n'a pas empêchée toutefois le contentieux d'apparaître en 2006.
2. Les accords de coexistence de marques, un élément utile mais non suffisant pour éviter le risque de confusion
Le principe de spécialité joue un rôle cardinal dans la prévention et/ou le règlement des conflits entre signes distinctifs semblables, dans la mesure où « l'issue du litige dépend de la comparaison des spécialités respectives des deux marques. »( A.Bouvel, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, p.164). Lorsque deux entreprises décident de mettre en œuvre un accord de coexistence de marques, elles doivent ainsi raisonner en termes de délimitation de champs de produits et services. Mais autant les secteurs d'activité de l'une et l'autre parties peuvent être clairs au moment de la conclusion de l'accord de coexistence, autant il est plus difficile de concevoir ce que sera à terme leur développement sur le marché et ses conséquences à dix ou quinze ans sur les domaines de compétence d'abord définis d'un commun accord.
De même le droit communautaire de la concurrence reconnaît la validité des accords de coexistence de marques. J.Calvo rappelle ainsi que la Commission les considère favorablement comme l'ont montré en particulier les affaires Bayer/Tanabé et Persil (Accords de coexistence de marques et droit communautaire de la concurrence, Gaz. Pal, 25 oct 1988, 2, Doct, p.639 à 642).Ainsi la Cour de Justice de Communauté Européenne (CJCE) a reconnu « la légalité et l'utilité des accords servant à délimiter dans l'intérêt réciproque des parties les sphères d'utilisation respectives de leurs marques » sous réserve du respect des dispositions du droit communautaire de la concurrence (art.81 du Traité de Rome, BAT Cigaretten Fabriken Gmb c/ CEE, CJCE 30 janv 1985, aff. 35/83).
Dans notre affaire, au nom du souci d'éviter le risque de confusion, le juge raisonne en permanence autour des repères que fournissent les produits, et derrière les produits, les métiers : Il note à propos de l'iTunes Music Store (ITMS) que même s'il y a rémunération du service « un service de transmission de données demeure un service de transmission de données »(§88). Il observe également que« Computer ne s'est pas comporté comme une maison de disque (record company) mais s'est comporté comme un distributeur détaillant (retailer) »(§102).
3. Les critères d'appréciation du risque de confusion des marques dégagés par la jurisprudence
Le juge anglais indique ce qui sera son point de référence constant : « l'usage de la marque Apple sur le ITMS »(§88). La question fondamentale, en termes de droit de la concurrence, est la suivante : l'usage du logo de Computer va-t-il au-delà de la description du service offert par l'entreprise et suggère-t-il un lien de nature commerciale avec le contenu musical ? Le juge constate le fait : « Computer use indubitablement de sa marque sur et en relation avec le service (l'ITMS) »(§91). La qualification de l'usage de la marque, dans les faits, sur le marché, amène le juge à se référer à un utilisateur moyen. Le « average consumer » évoqué (§85) est défini notamment en référence à l'arrêt Lloyd Schuhfabrik v. Klijsen (1999, ETMR 690) comme « raisonnablement bien informé, et raisonnablement attentif et circonspect » (« reasonably well-informed and reasonably observant and circumspect »). « Dans le cas présent, la perception du consommateur pertinent (…) est le test pertinent » (§ 90). Au même paragraphe, il fait référence au « reasonable user » (Cf. encore§ 78,93,94 et 96).. En Angleterre la loi reconnaît dès 1875 le concept d' « honest concurrent use » repris plus récemment dans le Trade Mark Act de 1994 (section 7).
En France, la Cour de cassation retient quant à elle le point de vue d' « un public moyennement attentif »pour apprécier le risque de confusion tel qu'un accord de coexistence de marques tentait de le limiter entre les sociétés Hachette et Supermarchés Match .(Cass.,Ch com 15 janv 2002, n°99-19.279). La conception de la Cour de cassation peut sembler moins exigeante. Elle retient la même notion statistique de « moyenne », mais l'applique à un degré d'attention du consommateur, c'est-à-dire un élément plus contingent que le caractère « raisonnable », « pertinent », ou « bien informé » évoqué par le juge anglais. Les critères retenus par ce dernier définissent le consommateur dans des termes proches, nous semble-t-il, de l'individu rationnel qui est au centre de l'analyse de l'économie classique.
L'approche du juge anglais qui se fonde sur l'usage de la marque rejoint la pratique du droit européen. Comme le souligne A. Folliard-Monguiral (Conditions et effets de la coexistence de marques en droit communautaire, Propriété industrielle n°9, septembre 2006, Etude 24), « la coexistence des marques doit se faire sur le marché, et non seulement sur le registre ». La coexistence doit ainsi s'entendre comme « usage concurrent ». « La présence concomitante des marques en conflits » n'est pertinente que si elle se réfère à la « perception des consommateurs sur le marché ». Ainsi, la preuve de l'usage des marques doit être apportée à l'appui de l'argument selon lequel la distinctivité d'une marque antérieure aurait souffert du voisinage de marques similaires. Dans l'affaire Castellblanch SA c/ OHMI (Tribunal de Première Instance de la Communauté Européenne , 8 déc 2005, aff.T-129/04), pour le TPICE « il suffit de constater qu'il n'est pas établi que ces marques exercent leurs effets ou correspondent à un usage en rapport avec les produits litigieux ». De même à propos de l'affaire préjudicielle Lévi Strauss et Cie c/ Casucci SA (CJCE, 27 avril 2006, C-145/05), en dernière analyse « c'est la perception du public qui donne sa valeur à la marque » (A.Folliard-Monguiral, art.cit.).
En revanche, la jurisprudence européenne est encore hésitante quant au moment où doit être apprécié l'impact éventuel de la perception des marques. Lors de la préparation et de l'exercice du « choix entre les différents produits ou services » (arrêt Claude Ruiz Picasso et autres c/ OHMI, CJCE, 12 janv 2006, aff. C-361/04P), qualifié de « moment pertinent essentiel » pour apprécier le risque de confusion. Ou plus tard, l'arrêt Alrex semble prendre en considération le principe de la confusion post-vente (Bioforma SA c/ OHMI (Artex/Alrex) TPICE, 17 nov. 2005, aff. T-154/03).
Quant au droit américain des marques, dans une interprétation plus extensive, il a abandonné depuis longtemps l'exigence d'une concurrence directe entre les produits concernés pour étendre la protection du consommateur telle qu'elle résulte du Lanham Act à l'utilisation de produits non concurrents « mais dont le public pourrait croire qu'ils sont en relation. »(Team Tires Plus v Tires Plus, Cour d'appel fédérale 10e circuit, 6 janv 2005, n° 03-2300). On comprend que cette interprétation cherche à protéger le consommateur d'un éventuel effet d'illusion dont il pourrait être victime, ce même sans rapport avec un positionnement économique de référence entre des marques.
Dans la présente affaire, autour du raisonnement en termes de produits/métier, et aux yeux de l'utilisateur moyen, raisonnable et avisé, qu'il a érigé en point de vue de référence, le juge exerce un contrôle vigilant de toute confusion éventuelle sur l'origine de la propriété. « Un utilisateur de ce genre devrait être familier avec la notion d'achat d'enregistrements ou d'œuvres de création auprès d'un détaillant (…) Un détaillant offre des biens qui trouvent leur origine chez d'autres, et bien souvent sous la marque d'autres (…) ». Ainsi, en utilisant sa propre marque en relation avec son service de vente, Computer « ne suggère pas que les biens sont sa propriété. » « in terms of trade origin or trade source", en particulier s'il est fait usage de la marque d'origine (§ 89). Le juge se réfère à l'arrêt Euromarket Designs Inc v. Peters and Trade and Barrel Ltd (2000 IP et T 1290), qui prend pour exemple l'achat d'un produit Kodak chez le négociant Boots. Le fait que le film Kodak soit placé à l'intérieur d'un sac Boots n'implique pas que Boots devienne une marque de film ( !). En conséquence, selon lui, Computer en attribuant les droits à leurs propriétaires ne laisse sur ce point aucune ambiguïté. (§ 92). Le jugement rappelle là-dessus la finalité essentielle du droit des marques qui est de permettre de déterminer sans risque de confusion l'origine des biens et des services. Telles sont les formulations des lois anglaises de 1905 et 1938. De même la jurisprudence assigne à la marque le soin de garantir l'origine commerciale : Aristoc Ltd v. Rysta Ltd (1945 AC 68) ; R. v. Johnstone (2003 1WLR 1736). Il est clair que le lien étroit entre le contenant/support (le logiciel) et le contenu (la musique) peut induire à première vue un risque de confusion. Toutefois, en se fondant à la fois sur une approche économique en termes de métier (fournisseur/détaillant) et sur un raisonnement juridique (recherche de l'origine de la propriété), le juge anglais dissipe selon nous toute ambiguïté.
4. Les règles de l'interprétation du juge
Dans l'affaire Corps v. Computer, le juge se livre à une appréciation factuelle de l'usage de la marque. Et ce n'est que dans un second temps qu'il recourt à la clause 4.3 de l'accord de coexistence pour souligner qu'elle permet à Computer d'utiliser sa marque comme il le fait en relation avec ITMS ( § 91). « L'usage du logo Apple (…)ne suggère pas un lien pertinent avec l'œuvre de création. Cependant, même si c'était le cas, alors la clause 4.3 serait de nature à le lui permettre. » (§ 93). La lecture du contrat est ici sollicitée en appui subsidiaire de l'interprétation des faits, laquelle découle de l'examen de l'usage. De la même façon, le RMC fait une obligation au juge de procéder à l'examen d'office des faits (Article 74).
Le juge de l'accord de coexistence des marques Apple interprète strictement ce dernier. En particulier, il ne considère pas comme éclairants pour le règlement de l'affaire des arguments tirés d'analogies ou de précédents. Ainsi du précédent QuickTime que Computer met en avant pour souligner qu'il a déjà via le logiciel QuickTime diffusé de la musique des Beatles à l'utilisateur final sans plaine de Corps (§ 97). Par ailleurs, la lecture de la clause 4.4 à laquelle il se livre souligne bien l'interprétation nécessairement restrictive à laquelle il convient de soumettre une disposition dérogatoire par laquelle une des parties renonce à un droit dans le domaine défini pour l'usage de sa marque. « This clause gives an express permission to apply Computer apple marks to material fairly and squarely within Corps field use, but for limited purposes". (§ 79).
Ce principe d'interprétation stricte a été également rappelé clairement en France à diverses reprises par la troisième chambre du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris. Ainsi d'un jugement rendu le 21 juin 1996 (PIBD 1996-n°620, III, 569) aux termes duquel il « n'appartient pas au juge d'élargir » un accord de coexistence de marques. De même, il a été jugé qu'un tel accord ne pouvait qu'être interprété restrictivement dès lors qu'il emporte une renonciation de la demanderesse à faire valoir partie de ses droits (TGI Paris, 20 mars 1998 – Affaire Stafford Miller c/ Polydentia-inédit) (O. Mendras, L'interprétation stricte des accords de coexistence, www.prodimarques.com). Enfin, on citera encore une décision inédite rendue par la même chambre (TGI Paris, 27 mai 1998, affaire Atlantis c/ Abvent) en faveur du titulaire de la marque Atlantis qui n'avait pas respecté l'engagement souscrit d'exploiter la marque « Art lantis » exclusivement dans un graphisme rigoureusement défini « par des clauses claires et univoques ne nécessitant aucune démarche interprétative et devant être strictement appliquées »( O. Mendras, ibid.). Plus récemment, statuant en référé le tribunal de commerce de Paris s'en est tenu à l'application stricte de la lettre de l'accord (T. com. Paris, 10 janv 2006, SNCF et SNBC c/ Eurostar Diamond Traders).
Selon nous, ce principe de l'interprétation stricte repose d'abord sur la logique juridique selon laquelle dans le cas de renonciation partielle à des droits, on ne saurait procéder à une interprétation large ou extensive. Mais on soulignera aussi que, particulièrement dans le domaine des marques, où l'identité se définit dans le détail le plus scrupuleux des formes et des mots, l'interprétation ne saurait être que littérale afin d'éviter tout risque de s'écarter du juste constat. Pour leur part, MM. Azéma et Galloux (Droit de la propriété industrielle, 6ème éd. Dalloz, 2006, n° 1505) mettent plus particulièrement l'accent sur la logique juridique de l'interprétation stricte. Elle est selon eux naturelle dans la mesure où les accords de coexistence de marques comportent le plus souvent des clauses de renonciation partielle et réciproque « à la protection pour certains produits ou des restrictions réciproquement acceptées dans l'utilisation des marques en cause.
On soulignera pour finir qu'après cette victoire de Computer, et devant des risques d'appel sur une affaire susceptible de gêner les développements actuels et futurs de Computer, les deux parties se sont rapprochées pour conclure une transaction, annoncée à la presse le 6 février 2007, aux termes de laquelle Computer acquiert la totalité des droits de propriété de la marque Apple et accorde pour certains une licence d'utilisation à Corps.