Sur l’article de L. Pomeroy, «Restructuring statistical policy directive No.15: controversy over race categorization and the 2000 Census» (2000), par Marie-Claire Argac
C’est dans le contexte éminemment politique de la loi sur la maîtrise de l’immigration que la question de l’introduction de statistiques ethniques s’est posée de nouveau. La Commission Nationale de l’Information et des Libertés (CNIL) s’est prononcée en faveur de la collecte de données ethniques afin de mesurer la diversité tandis que les d’associations de lutte contre le racisme s’insurgent. Le 15 Novembre 2007, le Conseil Constitutionnel a prononcé leur inconstitutionnalité mais il est légitime de se demander combien de temps le Conseil Constitutionnel va résister au nom de nos principes républicains. A ce titre, l’article de Lisa Pomeroy nous permet de retracer l’expérience américaine et d’entrevoir les enjeux de l’introduction de telles statistiques en France.
L’histoire des Etats-Unis est depuis toujours entremêlée à la notion de race et de l’acceptation de l’idée que la population américaine est constituée d’individus de races différentes. Le concept de race, qui fait souvent grincer des dents en France, ne choque plus outre Atlantique. C’est donc tout naturellement que la collecte d’information sur la race des citoyens se perpétue. Cependant l’histoire et le débat autour des catégories ethno raciales aux Etats-Unis sont loin d’être terminés. L’article de Lisa Pomeroy nous donne un aperçu de la pratique américaine à l’heure où la question des statistiques ethniques titille le législateur français. Remis au devant de la scène dans le cadre du projet de loi « maîtrise de l’immigration », il est essentiel de se pencher sur la question de l’opportunité de son introduction en droit français. Le 15 novembre dernier, le Conseil Constitutionnel a prononcé l’inconstitutionnalité de l’article 63 du projet de loi Hortefeux sur l’immigration. Cette décision, soutenue par de nombreuses associations de lutte contre le racisme a ravivé de plus belle le débat autour de la mesure de la diversité en France. Ainsi, l’introduction des statistiques ethniques dans le cadre de la lutte contre les discriminations telle qu’elle existe aux Etats-Unis est-elle possible en France ? L’intérêt de l’exemple américain est de montrer les enjeux d’une telle pratique et plus particulièrement les conséquences bénéfiques sur les moyens de preuve de la discrimination en droit du travail. Afin de comparer, nous analyserons l’article de Lisa Pomeroy en décrivant l’utilisation de telles pratiques aux Etats-Unis, puis en les comparant avec les principes français afin de voir si ces derniers peuvent accueillir sans douleur un tel mécanisme.
L’exemple américain : L’évolution de la collecte de statistiques ethno raciales aux Etats-Unis L’article de Lisa Pomeroy retrace l’histoire de la relation entre la notion de race et le droit américain en insistant sur l’évolution depuis la période coloniale et l’esclavage. Il est intéressant de noter que la collecte de données ethno raciales, longtemps au service de la ségrégation, a néanmoins été conservée après l’abolition de l’esclavage et également après l’avènement des mouvements sociaux des années 1960 aux Etats-Unis. On aurait pu croire que les Américains souhaiteraient rompre avec leur passé colonialiste et abolir de telles distinctions mais celles-ci ont au contraire été conservées. Aujourd’hui, c’est la Directive sur les Statistique No.15 mise en place par l’Office du Management Budgétaire qui organise la collecte de données ethno raciales. Bien sûr, le domaine de ces statistiques est réservé aux études publiques, recherches médicales mais également dans le cadre de la défense des droits de la personne. Lors du recensement, les individus sont amenés à choisir entre cinq catégories raciales différentes. La question de l’introduction d’une catégorie « multiraciale » a été fermement opposée par les associations de lutte contre la discrimination au motif que cela viendrait à brouiller la notion de race et de la rendre plus difficile à cerner. On discerne ici les prémices d’une divergence de point de vue entre France et Etats-Unis puisque, au contraire, les défenseurs des droits de la personne aux Etats-Unis prônent une séparation nette entre les races nonobstant la possibilité pour les individus de cocher plusieurs cases s’ils se sentent de plusieurs races différentes.
La notion sociologique de race Lisa Pomeroy se penche également sur la signification et l’enjeu de la notion de race en insistant sur son caractère sociologique plutôt que biologique. En effet, génétiquement, rien ne permet de trouver de réelles différences entre les races et l’article souligne qu’il existe au sein d’une race parfois plus de variations génétiques qu’entre deux races supposées différentes. C’est pour cela que la collecte d’informations statistiques aux Etats-Unis se fait par auto-déclaration des participants et non pas sur des critères objectifs. Les participants se basent plutôt sur des critères subjectifs tels que leur ressenti bien qu’il existe toujours la possibilité de se définir en fonction de leur langue maternelle ou de la nationalité de leurs parents.
L’utilisation de la statistique ethnique en droit américain dans la lutte contre la discrimination : Aux Etats-Unis, les statistiques ethno raciales peuvent venir à l’appui de législations visant à promouvoir la diversité ainsi que la discrimination positive. C’est à l’aide de statistiques sur les différentes minorités raciales que les Etats-Unis peuvent vérifier qu’une politique de lutte contre la discrimination atteint bien ses objectifs. Sans de tels chiffres, on ne peut en mesurer l’efficacité réelle. Les chiffres permettent de mieux cibler le problème et d’y remédier plus efficacement. Mieux encore, les statistiques ethniques peuvent être utilisées dans le cadre de discrimination en droit du travail. Les discriminations dans le monde du travail en raison de la race sont formellement interdites par le Titre VII du Civil Rights Act 1964. A ce titre, le juge américain reconnait non seulement force probatoire à l’étude statistique mais prévoit surtout que la statistique peut à elle seule être le fondement d’une action en justice prima facies. La victime n’est plus obligée de fonder son action sur un acte positif de discrimination, parfois très difficile à démonter, mais peut utiliser des statistiques afin de montrer la tendance d’un employeur à discriminer en raison de l’origine. Un employé s’estimant victime de discrimination interdite par le Civil Rights Act 1964 pourra utiliser des statistiques pour démontrer que l’employeur à tendance à discriminer à l’encontre de certaines personnes. Ainsi le champ des discriminations capables d’être décelées est largement agrandi. Il devient non seulement possible de punir les actes positifs de discriminations, mais les cas de discriminations indirectes, ou « disparate impact », sont également mise en lumière. Une « disparate impact discrimination » a lieu lorsque l’usage d’un critère a priori neutre a pour effet de discriminer à l’encontre de certaines catégories de personne. Aucune preuve d’acte positif de discrimination, ni d’intention discriminatoire de l’employeur n’est nécessaire, l’usage de statistiques permettant à lui seul de fonder l’action. Ainsi, les statistiques ethniques permettent de lutter pleinement contre les discriminations indirectes qui sont difficiles à prouver puisqu’il s’agit de comportement et non pas d’une acte positif isolé. A ce titre, les statistiques deviennent un outil redoutable qui pourrait être très utile en droit français où les recours en cas de discrimination se révèlent parfois insuffisants. De plus les statistiques sont le seul moyen de démontrer la discrimination indirecte dont sont victimes certaines personnes. En effet, les statistiques permettront de voir que certaines catégories sont plus touchées que d’autres par le chômage à qualification équivalente ce qui implique que ces personnes se voient injustement refuser des emplois.
Un modèle remis en cause ? Ironiquement, à l’heure où les statistiques de la diversité tentent de s’imposer en France, certains remettent en cause l’usage du concept de race. En effet, les défenseurs de la « Colorblind Jurisprudence » gagnent du terrain. Un bon nombre d’états, notamment la Californie et la Floride ont d’ores et déjà modifié leur Constitution afin d’interdire l’ « affirmative action » dans le secteur public. Nombreux sont ceux qui affirment que toute distinction de traitement fondé sur la race, fusse même de manière positive, accentue la distinction entre les races et par la même le racisme. La Cour Suprême impose donc un contrôle strict de la proportionnalité lorsque l’Etat souhaite faire jouer la discrimination positive. L’objectif poursuivi doit être un intérêt supérieur de l’état ( «compelling state interest ») et les moyens mis en œuvre doivent être strictement nécessaires au but poursuivi (« narrowly tailored »), ceux-ci semblent de plus en plus difficiles à démontrer. En effet, en juin dernier, la Cour Suprême a confirmé sa position prise à l’encontre des discriminations positives en matière d’éducation, se refusant à considérer l’intégration raciale comme étant un intérêt supérieur de l’Etat justifiant l’instauration de quotas par race dans les établissements secondaires (« Parents Involved in Community Schools contre Seattle School District No.1 »).
L’introduction en France de statistiques mesurant la diversité : En France, le débat fait rage depuis sur le projet de loi « Maîtrise de l’Immigration » qui prévoyait de modifier la loi Informatique et Liberté, comme préconisé par la CNIL (dans ses dix recommandations) afin d’inclure une nouvelle exception à l’interdiction de recueillir des données sur « les origines raciales ou ethniques » dans le cadre de « traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration » ou de statistiques « de la diversité ». Mais le souvenir du fichage des Juifs pendant la seconde guerre mondiale reste encore gravé dans les esprits. Néanmoins, on assiste ces dernières années à une recrudescence fulgurante d’études et de colloques sur l’opportunité d’introduire une mesure de la diversité en France. Parmi les tenants de cette cause figure la CNIL ainsi que l’association anti racisme CRAN. Toutes deux estiment que la mesure de la diversité est l’unique moyen de remédier efficacement à la discrimination.
Le débat : La République ne connaît peut être qu’un peuple français sans distinction de race, mais malheureusement, ce n’est pas encore le cas de tout ses habitants. La France se trouve donc à la croisée des chemins, entre principes républicains et la réalité de ses citoyens. Faut-il sauvegarder l’égalité théorique au détriment d’une égalité de fait ? L’introduction de telles statistiques signe-t-elle la mort de l’égalité républicaine du peuple français, sans distinction de race, d’origine ou de religion? Ou bien, au contraire, est-elle une transition nécessaire afin de reconnaître le nouveau visage de la France et permettre une France égale et unie dans sa diversité ?
L’incompatibilité avec le principe de l’égalité républicaine : Les principes républicains semblent être un obstacle insurmontable à la collecte de données ethniques. Le Préambule de la Constitution de 1946 affirme que « le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». Ce principe se retrouve dans l’article 1 de la Constitution de 1958 qui prévoit qu’il ne sera fait aucune distinction entre les Français en raison de leur origine, de leur race ou de leur religion. Ainsi la France n’est pas constituée d’individus de races différentes, mais de Français. Il n’existe pas de minorités ethniques en France. La race n’est pas un concept juridique. Le 15 Novembre dernier, le Conseil Constitutionnel a prononcé l’inconstitutionnalité de la collecte d’informations relatives à l’origine des personnes. En effet, « la Constitution ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou de religion » (décision « Statut de la Corse » du Conseil Constitutionnel 1991).
Atout dans la lutte contre la discrimination: Les discriminations en raison de la race ou de l’origine sont interdites en droit français. Le dispositif de lutte contre les discriminations a été renforcé par la loi du 16 Novembre 2001. Ainsi, l’article L122-45 du code du travail proscrit toute discrimination fondée sur l’origine des individus et prévoit qu’ «aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte(…) en raison de son origine (…) de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race ». Le code pénal quant à lui, aux articles 225-1et 225-2, punit toute distinction en raison de l’origine et de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation. » L’enjeu de la mise en lumière de l’origine des individus seraient particulièrement bénéfique aux enfants d’immigre. Ces enfants disposent de la nationalité française mais sont néanmoins très fortement victime de discrimination. Il est impossible à l’heure actuelle de mesurer la discrimination dont ils sont victimes, la collecte d’information sur leur origine permettrait donc de cibler les discriminations. Les statistiques ethniques pourraient devenir un moyen de compléter le dispositif actuel de lutte contre la discrimination. A ce jour, une victime de discrimination peut déposer une plainte à la Haute Autorité de Lutte contre les Discrimination et de l’Egalité (HALDE), qui mènera une investigation. La HALDE a également la tâche de faire des enquêtes afin de proposer des changements législatifs. A ce titre, des outils statistiques pourraient renforcer la légitimité de ses rapports. Le législateur a également reconnu l’utilisation de test de discrimination (article 255-3-1 code pénal) initialement mis en œuvre par les associations de lutte contre la discrimination, ce qui montre la volonté du législateur d’adopter une approche pragmatique. De surcroit, les statistiques ethniques viendraient en complément des tests de discrimination. En effet, pour légitimer ces derniers il est nécessaire de montrer que le rejet du candidat a été fait en raison de son origine, la collecte de données ethniques permettrait donc de disposer d’informations essentielles. Enfin, force est de constater que de plus en plus de pays y ont recours. Le Canada et l’Australie mais surtout le Royaume Uni propose une division méticuleuse de sa population lors de recensements en fonction des différentes origines.
Les risques : Certaines associations de lutte contre le racisme s’inquiètent des conséquences de telles statistiques. En effet, les associations contre le racisme visent à lutter contre les distinctions entre les races. A ce titre, autoriser une catégorisation de la population française en fonction de leur race viendrait à légitimer l’existence de différences mesurables entre les races. Beaucoup ont critiqué l’introduction de telles mesures en raison de leur contrariété avec les principes fondamentaux de la République. En effet, l’introduction des statistiques ethniques serait la reconnaissance officielle de l’abandon de l’utopie égalitaire pour un système de compensation des populations discriminées. La portée et l’utilisation réelle de telles statistiques est également fortement suspecte puisqu’elles ont été introduites dans le cadre d’une loi visant à contrôler l’immigration. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le Conseil Constitutionnel a retenu l’inconstitutionnalité, estimant que rien ne pouvait légitimer leur introduction au sein d’une loi portant sur l’immigration. Il est évident que l’objectif premier de cette loi n’est pas la lutte contre la discrimination mais plutôt un moyen de contrôler la population. La CNIL prône une modification de la loi Information et Liberté afin de s’assurer du bon usage des données, mais le risque existe toujours. De plus, l’existence de stéréotypes sur les caractéristiques physiques pourrait limiter l’efficacité de telles statistiques. Il existe souvent une différence entre l’origine réelle d’une personne et leur apparence. Certaines personnes d’origine française peuvent avoir des traits physiques que la plupart des gens associe à une autre origine. Plus encore, on peut se demander jusqu’où les individus devront « remonter » afin de trouver les origines. La question parait simple pour les immigrés de seconde génération, mais qu’en est-il des enfants d’enfants d’immigrés ? Quant pourront-ils s’estimer français à 100%? Devront-ils prendre en compte l’origine qu’un employeur potentiel lui attribue ?
Conclusion :
Les différences historiques entre les Etats-Unis et la France ont pour conséquences que la notion de race se sera jamais interprétée et reçue de la même manière dans les deux pays. Les Etats-Unis ne peuvent s’en détacher et c’est peut-être pour cela que l’on assiste à une communautarisation de la société américaine. Les individus en viennent à se sectoriser, à se considérer noir ou hispanique avant de se considérer comme citoyen américain. Un tel développement ne serait en aucun cas souhaitable en France mais semble parfois inévitable. Les risques liés à la collecte de données ethniques à des fins statistiques ne sont pas négligeables. On pourrait au contraire arriver à une atomisation de l’identité française et accentuer le communautarisme. De plus de nombreuses questions pratiques se posent. Tout d’abord comment mesurer cette diversité ? Quels critères doivent être pris en compte ?
La CNIL se refuse à des statistiques ethno raciales dans le cadre du privé. Cependant elle envisage la possibilité d’études concernant le ressenti de la discrimination des personnes, sur base d’auto-déclaration. Cette modalité permettra de tracer une frontière avec l’immigration. En effet, les statistiques seraient basées sur la vrai discrimination dont sont victimes les personnes d’origine étrangère plutôt que sur la base de critères objectifs tels que le lieu de naissance des parents ou leur nationalité qui pourraient, en définitive, créer davantage de discrimination et faire l’amalgame entre immigrés et victimes de discrimination. En effet, il faut garder à l’esprit que souvent ce n’est pas tant l’origine de la personne qui pose problème, mais la discrimination faite sur la base de son apparence physique.
Bibliographie :
Ouvrages : - L. Favoreu et Alii, Droit des libertés fondamentales, Dalloz, 4ème édition 2007 - P. Gaia et Alii, Droit constitutionnel, Dalloz, 9ème édition, 2006
Articles: - S. Hoffman, “Is there a place for « race » as a legal concept?” Arizona State Law Journal, 2005 - J- F. Amadieu, “Employment discrimination- the situation today and future research Required”, paper presented at Columbia University, 2005 - D. Meurs, A. Pailhé, P. Simon, “Persistance des inégalités entre générations liées à l’immigration : l’accès à l’emploi des immigrés et de leurs descendants en France”, Paris, Population-F, vol.61, N.5-6, 2006
Textes officiels: - Constitution de 1958 - Préambule de la Constitution de 1946 - Code du travail, article L122-45 - Code pénal, articles 225-1, 225-2, 225-3-1 - Loi 16 novembre 2001 sur la discrimination - Title VII Civil Rights Act 1964 - Code of Federal Regulations Currentness, Title 29, Labor - Federal Register, Volume 43 - Publication office of the European Commission, European handbook on equality data, 2006
Décisions: - Cour Suprême des Etats Unis, Parents Involved in Community Schools contre Seattle School District No.1, 551 U.S.__ (2007) - Conseil Constitutionnel, 19 mai 1991, Statut de la Corse , Recueil, p. 50 ; RJC, p. I-438 - Journal officiel du 14 mai 1991, p. 6350 - Conseil Constitutionnel, 15 novembre 2007, décision n° 2007-557 DC