ARGENTINE- La lutte contre le travail clandestin: loi No. 26.940 pour « la Promotion du Travail Déclaré et la Prévention de la Fraude » - par Farah Agrebi

Selon l'économiste Hernando de Sotto, on parle d’informalidad ou irrégularité dès lors que « l’économie cesse d’être régie par les lois ».

Le travail irrégulier ou dissimulé (terme employé en France depuis le Code du travail de 1997), qui regroupe donc toutes activités de nature économique se développant en marge de la loi, est aujourd’hui un phénomène et problème social certain.

En Argentine, le trabajo informal est considéré de manière générale comme faisant partie intégrante de la culture du pays. A partir des années 2000, s’est développée la culture de l’évasion, du travail sans régulation, sans indemnisation, sans syndicats et sans négociations collectives. A cette époque, aux alentours de 50 % des travailleurs exerçaient alors leurs activités de manière non déclarée.

Le travail clandestin trouve  ses origines  dans des facteurs de nature économique et sociale.

De nature économique, dans un premier temps, car il permet une réduction des coûts pour le donneur d’ordre tout en facilitant l’accès à l´emploi pour le travailleur, ce dernier étant placé dans un contexte où le travail est devenu une nécessité encore amplifiée depuis la crise connue par le pays dès les années 2000.

Et dans un second temps, une origine de nature sociale car on observe simultanément une diminution des actions syndicales entraînant avec elles un affaiblissement de la couverture sectorielle en relation avec certains aspects du monde du travail dont fait partie la clandestinité. Mais un autre facteur, souvent mis en avant, est celui de l’immigration.

L´intérêt de lutter contre ce phénomène est de lutter contre les travaux précaires, réguler le travail et lutter contre la fraude, le but étant de rééquilibrer la relation asymétrique qui unit employeur et salarié.

Pour certains, une des raisons principales qui empêcherait de faire à ce problème qui concerne de nombreuses personnes en situation de précarité, serait l’existence de lois en matière de Droit du travail qui imposent aux entreprises argentines d’énormes coûts.

Aujourd’hui, selon l’INDEC (Institut National des Statistiques et des Recensements argentine), dans son rapport du deuxième semestre de 2015, le travail non déclaré atteindrait  33,1% des travailleurs, soit 4,4 millions sur près de 13,5 millions. 

Malgré une baisse importante et certaine du nombre de travailleurs irréguliers en comparaison avec les années précédentes, les chiffres sont aujourd’hui en stagnation.

Pour tenter de rompre ce pallier,  le gouvernement de Cristina Kirschner (alors Présidente de la République Argentine), a mis en place de nouvelles mesures par le biais de la Loi No. 26.940 pour « la Promotion du Travail Déclaré et la Prévention de la Fraude », loi entrée en vigueur le 1er août 2014.

Cette loi, dont les objectifs sont de réduire les coûts du travail pour les entreprises employant jusqu’à un nombre limité de travailleurs et prévenir de la fraude liée au travail, peut-elle laisser présager une amélioration de la situation en Argentine ?

La loi 26.940 « pour la Promotion du Travail Déclaré et la Prévention de la Fraude» prévoit ainsi un certain nombre de mesures afin d’atteindre ces objectifs: des sanctions drastiques à l´encontre des employeurs alimentant des situations d’irrégularité (I) mais aussi des régimes prévoyant un certain nombre de bénéfices  pour les employeurs ou entreprises les plus coopératifs(II).

I) La fixation de mesures dissuasives afin de lutter contre la fraude

Dans un premier temps, la nouvelle loi argentine prévoit, parmi ses dispositions, une série de mesures dissuasives concernant la création d’un nouveau registre -le REPSAL- (A) et de ses effets-sanctions pour les entreprises en situation irrégulière (B).

            A. La création d´un nouveau registre

L’une des innovations adoptée par la loi, qui peut être considérée comme la plus importante et innovante en droit du travail argentin, est prévue dès son article 1er.  Elle concerne la création d’un nouveau registre : le Registro Público de Empleadores con Sanciones Laborales (traduit  « Registre Public des Employeurs présentant des Sanctions liées au travail » -le REPSAL).

L’objectif de ce registre est de regrouper toutes  les «sanciones firmes » ou « ejecutorias », c’est à dire toute décision non susceptible de recours ou d’appel étant en lien avec la condamnation d’employeurs ou d’entreprises qui n’auraient pas respecté  les dispositions relatives au travail régulier. Les décisions pouvant faire l’objet d’une inscription au RESPSAL, comme l’explique la loi dans son 2ème article, sont, entre autres,  les cas de défaut d’inscription de l’employeur, l’absence d’inscription de salariés ou encore l’obstruction au travail d’inspection.

Ce registre, disponible sur le site internet du ministère du travail argentin, est ouvert au public et fait connaître de l’entreprise en question un grand nombre d’informations comme son numéro d’immatriculation, sa raison sociale, son domicile, son type d’activité, le type d’infraction, la date du jugement, la date de régularisation, la date du paiement de l’amende...

Mais ce type de registre est-il si inédit au regard du droit comparé?

En droit français,  un système similaire existe.  En effet, la loi dite « Savary » du 10 juillet 2014, visant à lutter contre la concurrence déloyale prévoit, comme condamnation complémentaire, la possibilité pour le Juge de diffuser, dans une liste noire, une décision pénale ayant pour objet la condamnation liée à des situations de travail illégal pour une durée  ne pouvant pas dépasser les deux ans.

La durée de cette mesure est donc différente de celle  prévue en Argentine, qui permet une publication n’excédant pas les trois ans.  Cette liste est disponible publiquement sur le site internet du ministère du travail, en France comme en Argentine.

 Une limite est néanmoins dégagée en France. En effet, dans son avis du 23 octobre 2015, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), met en garde sur l’utilisation d’un tel registre en considérant qu’il pourrait être la porte d’entrée d’une systématisation de la diffusion des condamnations, systématisation qui nuirait aux droits et libertés fondamentales. 

En France et en Argentine, ces deux dispositifs ont plusieurs points communs, comme  le caractère définitif des jugements publiés ainsi que  le type d’informations mises en ligne. Toutefois, ils ont comme différence majeure la nature de la condamnation de diffusion. En France, la décision de diffusion n’est qu´une peine complémentaire alors qu’en Argentine, elle constitue une peine intégrale avec des effets qui lui sont propre.   

            B. Les effets de l´inscription des décisions au Registre 

L´inscription d´un employeur ou d’une entreprise au Registre REPSAL conduit ces derniers à être privé de certains droits et les empêche ainsi de suivre le déroulement normal de leurs activités.Ces sanctions consistent à les empêcher, entre autre,  de bénéficier d’aides financières de l’État, d’obtenir des crédits de la part d’établissements bancaires, de conclure de nombreux types de contrats (achat-vente, services, location, conseil, location avec option de vente) ou encore de participer à des œuvres publiques, à des concessions d’œuvres publiques ou à des concessions de services publics et licences.

En France, les sanctions administratives  sont similaires aux effets de l’inscription au REPSAL, bien que ces sanctions ne soient pas liées à la liste noire comme en Argentine. Le droit français prévoit par exemple la suppression des aides publiques et l’exclusion des contrats publics. Cependant, on observe pour ces mesures des durées plus longues en France qu’en Argentine, où les mesures durent le temps de l’inscription au REPSAL (soit maximum 3 ans). En France, certaines peuvent durer jusqu’à cinq ou six ans.

Pour défendre ces objectifs, la Loi 26.940 du 1er août 2014 tente de dissuader les employeurs d’avoir recours au travail dissimulé, en mettant en place un système d’enregistrement des entreprises condamnées pour ce motif. Cependant, en plus d’adopter des mesures dissuasives, la loi prévoit une série de mesures incitant les employeurs à suivre une bonne ligne de conduite.

II) La fixation de mesures incitatives afin de promouvoir le travail déclaré

Afin de promouvoir le travail déclaré et lutter contre la fraude, la Loi 26.940 du 1er aout a instauré des régimes fiscaux spéciaux dont la finalité est d’octroyer des bénéfices à des employeurs bien ciblés: l’exonération totale de certains coûts pour les Très Petites Entreprises (A) ainsi que des régimes de réduction temporaire des coûts pour d’autres types d’employeurs (B). 

            A. Exonération totale de coûts pour les Très Petites Entreprises de moins de cinq salariés

Le premier régime prévu par la Loi concerne les entreprises qui emploient jusqu’à cinq travailleurs. Pour ces derniers, est prévue la réduction permanente des cotisations sociales à la charge de l’employeur.

Ce régime peut avoir un double effet selon que l’entreprise ait ou n’ait pas en son sein des salariés en situation régulière avant même l’adoption de la loi.

Dans le premier cas, cette mesure peut permettre de lutter contre les licenciements dans les TPE et dans le second cas, elle peut inciter les employeurs à adopter une bonne conduite en régularisant les travailleurs qu´ils emploient de manière non déclarée.

Dans ce dernier cas de figure, la réduction permanente d’apports est donc utilisée comme une incitation à formaliser les relations de travail.

            B. Réduction temporaire de coûts pour certains employeurs

La loi prévoit une réduction temporaire des cotisations sociales pour les employeurs employant jusqu’à quatre-vingt travailleurs, ces cotisations variant en fonction de la taille de l’entreprise.Plus précisément, en ce qui concerne les entreprises employant de six à seize travailleurs, il est prévu que pendant la première année celles-ci n’aient à verser aucune cotisation mais que dès l’année suivante, elles devront verser 25% des cotisations sociales comme prévu dans le régime général.

Ensuite, en ce qui concerne les entreprises employant de seize à quatre-vingt salariés, ces dernières devront payer les 50% des cotisations générales pendant les deux premières années.

En France, parmi les mesures pour l’emploi de 2016, ont été instauré  de « nouvelles aides à l’embauche ». Ces mesures concernent les PME mais privilégient surtout  les plus petites considérées par le Premier Ministre, M. Manuel Vals, comme étant « le principal gisement d’emploi » en France. Ces aides, toujours dans le but de favoriser  l’emploi, permettraient pendant une durée limitée, un gel de certains prélèvements fiscaux et sociaux pour les entreprises constituées de jusqu’à cinquante salariés.

Enfin, la loi argentine prévoit un autre régime de réduction des coûts, régime qui cette fois ne trouve pas d’équivalent en France : celui qui concerne les employeurs membres de Conventions de coresponsabilité « gremial » en matière de Sécurité Sociale, le mot Gremio  faisant référence aux syndicats de professions.

 

Conclusion

Dans le but de favoriser l’emploi et lutter contre la fraude, le gouvernement argentin, par la Loi No. 26.940 du 1er août, a mis en place des mesures dissuasives par la création du REPSAL mais également une série de mesures venant en aides aux entreprises employant moins de 80 salariés.En ce qui concerne la mise en place des régimes spéciaux, selon un rapport du Ministère du Travail argentin fait un an après son entrée en vigueur, il ressort que celle-ci a eu un impact plus ou moins important selon la taille de l´entreprise. En effet, depuis l´entrée en vigueur de la loi, 38 % de la création d´emploi dans les TPE se sont réalisés à travers les modalités prévus par la Loi, 13 % pour celles de 6 à 15 salariés et  seulement 7 % pour les entreprises allant jusqu’à 80 salariés.

Au mois de septembre 2015, plus de 3000 condamnations commises par 2750 employeurs ont été inscrites au REPSAL. Cependant, parmi les employeurs enregistrés, 41 % n’ont ni régularisé leur situation ni payé l’amende qui leur incombait. Cela remet en doute le caractère dissuasif de la mesure.

Selon la critique, les mesures proposées par la loi No. 26.940 seraient trop étroitement liées à la réglementation des entreprises et peuvent donc difficilement parvenir à l’élimination de lacunes endémiques.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Textes

Ley 26.940 para "la promoción del trabajo registrado y prevención del fraude laboral"

Ley 20.744 de contrato de trabajo

Code du travail français

Ouvrages généraux

  • Droit français

G.AOUEZRO et E. DOCKES, Droit du travail, Précis Dalloz, 2016

E. PESKINE et C. WOLMARK, Droit du travail, Dalloz, 2016

J.A. GRISOLIA, Manual de derecho laboral, editorial Abeledo Perrot, 2015

G.J. GALLO, Manual de derecho de trabajo y seguridad social, editorial Abeledo Perrot  

E.M. FERREIROS, Colección de análisis jurisprudencial. Derecho del trabajo y de la seguridad social

V. RUBIO, Derecho individual del trabajo, 1ª edición, 2004

Articles et rapports

Avances de la ley de Promoción del trabajo registrado y Prevención del fraude laboral, a un año de su implementación, Ministerio de trabajo, empleo y seguridad social, Septembre 2015.

F. BERTRANOU et L. CASANOVA, Informalidad en Argentina, Organizacion Internacional del trabajo

V.P. TOGNOLA et P.A. ROSSI, El trabajo no registrado y sus consecuencias en el ámbito previsional, ediciones infojus,

L.G.CONTINO, Trabajo clandestino como virus cultural, ediciones infojus

S. GARCIA, Le travail dissimulé: conditions et répression, 2014