Commentaire de la décision n°3865/2020 de la Cour de Cassation italienne sur le débauchage fautif

Introduction :

Dans sa décision n°3865 du 17 février 2020, la Cour de Cassation italienne est venue réaffirmer sa position quant aux conditions pour qualifier le débauchage de fautif, autrement dit, le fait pour une entreprise d’embaucher de façon déloyale les salariés d’une entreprise concurrente.

En l’espèce, une SA a assigné une SARL et des ex employés devant le Tribunal de Novare afin que puisse être constatée la pratique d’une concurrence déloyale à travers le débauchage de ses ex employés par la SARL. La SA demandait que la SARL soit condamnée à cesser les conduites illicites en cessant de recruter ses employés et collaborateurs pour une durée de deux ans, que ses anciens employés déjà recrutés soient interdits de travailler avec la SARL pour une durée d’un an et enfin qu’il lui soit versé des dommages et intérêts pour le préjudice subi. De leur côté, les défendeurs demandaient le rejet des demandes en affirmant que le débauchage n’avait pas eu lieu directement de la SA à la SARL car ils ne travaillaient déjà plus avec la SA au moment du débauchage et qu’il n’y avait pas eu de volonté de nuire à la SA. Après que le Tribunal de Novare ait rejeté les demandes de la SA, cette dernière a fait appel devant le Tribunal de Turin qui a finalement qualifié les pratiques de la SARL et des ex employés comme déloyales et demandé à la SARL de cesser ces détournements. C’est ainsi que les défendeurs se sont pourvus en cassation, la question était de savoir si le débauchage d’employés de la part d’une entreprise concurrente était nécessairement fautif ?

A cette question la Cour de cassation italienne est venue confirmer sa jurisprudence précédente[1] en réaffirmant que pour apprécier la concurrence il fallait équilibrer les libertés constitutionnelles concernant le travail avec les conditions de qualification de la concurrence déloyale, apprécier les conditions du débauchage et enfin qu’il fallait qu’il y ait obligatoirement la volonté de nuire à l’entreprise concurrente, l’animus nocendi. Elle casse et annule la décision rendue par la Cour d’appel de Turin, qui avait omis d’évaluer l’impact du débauchage et de prendre en compte le passage indirect des employés de la SA vers la SARL, les difficultés économiques déjà existantes de la SA, l’absence de manœuvres déloyales et de volonté de nuire. Elle a donc renvoyé l’affaire devant cette même cour autrement constituée.

L’intérêt de comparer cette décision avec le droit français est non seulement de voir qu’en France comme en Italie le droit et la jurisprudence protègent les libertés concernant le travail, qu’ils imposent tous deux des conditions strictes à la qualification du débauchage fautif, mais surtout qu’avant de pouvoir aller sur le terrain de la responsabilité délictuelle il faudra qualifier la déloyauté et c’est principalement sur cela que les jurisprudences française et italienne diffèrent.

Il serait donc pertinent de se demander quelles sont les différences pour qualifier le débauchage fautif en France et en Italie ? Analyser comment la Cour de Cassation italienne vient préciser les conditions du débauchage fautif, afin de pouvoir identifier l’intérêt d’une réglementation stricte en la matière.

Afin de répondre à cette question il conviendra tout d’abord de voir que la Cour de Cassation italienne, tout comme en France, vient rappeler que le débauchage de personnel n’est pas toujours fautif (I) pour enfin préciser les conditions de la qualification de concurrence déloyale pour débauchage fautif (II).

 

I/ Le rappel du principe de la liberté de changer d’emploi

La Cour de cassation vient rappeler que le débauchage de personnel n’est pas toujours fautif mais légal au vu des libertés constitutionnelles (A) et qu'il faudra apprécier in facto la date du débauchage (B).

 

          A) L’équilibre des libertés constitutionnelles

Dans son arrêt, la Cour de Cassation italienne est venue tout d’abord rappeler les libertés constitutionnelles concernant le travail. Ce que fait également la Cour de Cassation française[2] alors même que la liberté du travail n’existe pas en tant que telle en droit français.

Tout d’abord les juges italiens rappellent qu’il est délicat de traiter de la concurrence déloyale pour débauchage d’employés car dans ce cas-là, la déloyauté de la concurrence entre les entreprises vient se heurter aux droits constitutionnellement garantis. Non seulement avec le droit de l’article 41 de la Constitution italienne concernant la liberté d’entreprendre, mais également et surtout avec le droit au travail et à une rémunération juste et équitable des articles 4 et 36 de la Constitution italienne.

La liberté du travail est reconnue en Italie comme un principe fondamental et est inscrite dans le Préambule de la Constitution italienne de 1948, contrairement à la France qui, tout en étant le pays des droits de l’Homme, n’a pas inscrit cette liberté dans sa Constitution de 1958. Dans le Préambule de sa Constitution de 1946 la France mentionnait seulement que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Mais la Cour de Cassation française reconnait une valeur constitutionnelle à cette liberté, en référence à l’article L412-1 du code du travail qui évoque la « liberté individuelle du travail ». Cette liberté du travail est également reconnue à l’échelle internationale dans l'article 23 de la Déclaration des Nations unies de 1948 et dans l’article 15 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

La Cour de Cassation italienne est venue casser l’arrêt de la Cour d’appel de Turin car elle n’avait pas vérifié les conditions de passage des employés de la SA à la SARL. La Cour de Cassation rappelle que l’insertion de personnels provenant d’une entreprise concurrente ne peut pas être directement considérée illicite au regard des principes de la liberté du travail et de la libre circulation du travail.

Il est évident que chaque employeur peut proposer un emploi à un salarié d’une entreprise concurrente tant qu’il le fait de manière licite et loyale, par exemple en proposant un salaire plus avantageux (sans excès bien évidement) ou des conditions de travail plus favorables. De plus, le droit pour un salarié de changer de travail et d’employeur est indiscutable car il est dans son intérêt de pouvoir profiter de ses connaissances et expériences afin de pouvoir prétendre à une meilleure rémunération, il ne faut pas au contraire qu’elles soient une contrainte dans sa recherche de travail.

La même logique est adoptée par la Cour de Cassation en France, dans son arrêt du 19 octobre 1999[3], elle est venue rappeler qu’en vertu du principe de liberté du travail, il n’existe pas d’interdiction pour une entreprise de proposer un emploi à un salarié en poste dans une entreprise concurrente.

La Cour de Cassation italienne vient également rappeler que le seul moyen d’entraver à la liberté du travail est l’existence d’une clause de non-concurrence dans le contrat de travail des salariés. Elle doit cependant répondre à des conditions de fond et de forme pour ne pas être déclarée nulle[4]. Comme en droit français, si la clause de non-concurrence est insérée légitimement dans le contrat de travail, alors le débauchage du salarié sera fautif.

Sur ce point les juridictions françaises et italiennes se rejoignent. Ainsi, il faudra vérifier les conditions du passage d’une entreprise à une autre, notamment la date du débauchage.

 

          B) L’importance de la date du débauchage

Après avoir rappelé les règles concernant la liberté du travail, la Cour de Cassation rappelle la nécessité d’apprécier in facto la date du débauchage.

En effet, elle casse l’arrêt de la Cour d’appel de Turin en rappelant que le simple passage d’employés d’une entreprise concurrente à une autre ne permet pas de qualifier le débauchage de fautif. Le tribunal de Novare ainsi que la Cour d’appel de Turin n’ont pas vérifié le moment du passage d’une entreprise à l’autre. Ainsi, la Cour de Cassation italienne rappelle que le débauchage d’employés sera fautif dès lors que ces derniers auront été débauchés alors qu’ils étaient encore en poste au sein de la première entreprise.

En l’espèce, les quatre employés et collaborateurs débauchés par la SARL avaient déjà cessés de travailler avec la SA depuis plus d’un an. Il n’y a pas eu de passage direct de la SA à la SARL et donc il n’était pas possible de considérer ce débauchage de fautif.

Il est tout à fait normal qu’une entreprise puisse bénéficier de personnels disponibles sur le marché du travail même s’ils appartenaient précédemment à une entreprise concurrente. Cela est rattaché à la liberté du travail, seule une clause de non-concurrence peut limiter un ancien employé ou une entreprise concurrente à bénéficier de cette disponibilité sur le marché du travail.

Mais la Cour de Cassation italienne rappelle que même si les employés ne faisaient plus partie de l’entreprise d'origine, il fallait tout de même vérifier qu’ils n’avaient pas quitté leur poste du fait de manœuvres frauduleuses de la part de l’entreprise concurrente afin de masquer le passage direct d’une entreprise à l’autre, notamment par le biais d’un schéma à trois personnes, d’artifices ou de simulations de contrats avec des tiers, autrement dit, par des manœuvres déloyales. C’était à la SA de prouver l’existence de ces dissimulations ou contacts de la SARL avec les employés avant leur démission.

Sur ce point, le droit français est très clair et rejoint la décision de la Cour de Cassation italienne. En effet, selon l’article L1237-3 du code du travail un employeur pourra être solidairement responsable du dommage subi par le débauchage d’un salarié dans le cas où le salarié a rompu abusivement son contrat de travail. Cet article ne s’applique pas si le salarié a simplement démissionné.[5] Mais dès lors que le nouvel employeur a fait usage de manœuvres frauduleuses pour débaucher les employés alors le débauchage pourra être qualifié de fautif, encore faut-il que le demandeur arrive à prouver les manœuvres déloyales utilisées.[6]

Dès lors que les salariés ne sont pas soumis à une clause de non-concurrence et que le débauchage a été direct ou est le résultat de manœuvres frauduleuses, les juridictions françaises et italiennes vont imposer de vérifier les conditions du débauchage, son impact sur l’entreprise d'origine ainsi que la manière dont il a été exercé afin de pouvoir procéder à une demande de dommages et intérêts au terme de la responsabilité délictuelle.

 

II/ Les conditions de qualification de la déloyauté

La Cour de Cassation italienne réaffirme sa position en rappelant l’importance de la désorganisation de l’entreprise d’origine (A) et en imposant l’animus nocendi (la volonté de nuire) pour qualifier la déloyauté (B).

 

          A) L’impact du débauchage : la désorganisation

Dans cet arrêt la Cour de Cassation italienne rappelle que l’un des éléments essentiels à vérifier est l’impact du débauchage sur l’entreprise d'origine. En effet, elle rappelle que le demandeur doit démontrer que le débauchage de ses salariés lui a causé un préjudice tel qu’il l’a obligé à suspendre ou diminuer son activité afin de réorganiser l’entreprise et que cette désorganisation devait être particulièrement grave.

La Cour de Cassation italienne a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Turin car lorsqu’elle a vérifié les conditions de passage de la SA à la SARL elle n’a pas pris en considération l’état financier de la SA. En effet, en l’espèce la SA était en liquidation judiciaire et donc pour la Cour de Cassation, le débauchage de certains salariés, alors même qu’ils ne faisaient plus partie de l’entreprise, ne pouvait pas avoir eu un impact direct sur la SA, d’autant plus qu’elle se trouvait déjà dans des conditions financières difficiles mais que c’était sa mauvaise gestion qui l’avait conduite à sa liquidation judiciaire et non pas les débauchages. De plus elle rappelle que la désorganisation doit être telle à mettre en péril l’entreprise d’origine.

En France, dans sa décision du 22 mai 2007, la Cour de Cassation avait également précisé que le débauchage ne pouvait être fautif dès lors que les salariés avaient changé d’emploi parce qu’ils étaient conscients des difficultés économiques de la société et qu’ils voulaient préserver un emploi, mais qu’il fallait tout de même apprécier le caractère massif du débauchage. De même dans le cas où les salariés auraient quitté leur emploi pour des raisons de mauvais climat social.[7]

Comme pour la Cour de Cassation italienne, celle française affirme que le fait que la société ait été gênée par le débauchage de ses salariés ne suffit pas, il faut que le demandeur démontre une réelle désorganisation qui met en péril l’organisation de son entreprise.[8] La même solution est retenue en cas de débauchage massif, même s’il s’agit d’employés qualifiés occupant des postes stratégiques.[9]

Le passage d’employés d’une entreprise concurrente à une autre ne constitue pas à lui seul un acte de concurrence déloyale, il faudra démontrer en France comme en Italie l’impact grave à l’organisation de l’entreprise d’origine ainsi que les manœuvres déloyales, en Italie il faudra également démontrer l’animus nocendi, la volonté de nuire.

 

          B) L’importance du faisceau d’indice et de l’animus nocendi

Dans cet arrêt, la Cour de Cassation italienne est venue réaffirmer qu’en matière d’acte de concurrence déloyale, sous forme de débauchage fautif d’employés qui correspond à la violation du critère de la loyauté professionnelle de l’article 2598 al.3 codice civile, il est nécessaire de démontrer non seulement un élément objectif qui correspond aux actes qui nuisent à l’entreprise d’origine, mais également un élément subjectif qui correspond à l’animus nocendi. Autrement dit, il ne faut pas seulement être conscient que les actes peuvent nuire à l’entreprise d’origine, mais il faut également l’intention de nuire à l’organisation et la production de l’entreprise concurrente. Ainsi, il faut obligatoirement que les actes soient de nature à causer un préjudice à l’entreprise envers laquelle ils ont été commis.

Les juges ont d’ailleurs progressivement développé plusieurs indices objectifs du caractère nuisible de la conduite concurrentielle, les avantages concurrentiels indus, la destruction de la capacité productive d’exploitation, le choc de la perturbation, la quantité et la qualification des employés débauchés, la difficulté à remplacer les employés débauchés, les postes particulièrement importants qu’occupaient les employés débauchés ou encore les méthodes utilisées pour débaucher ces employés.[10]

En ce qui concerne l’animus nocendi, il peut se déduire lorsque « les actes commis ne pourraient être justifiés au regard de la loyauté professionnelle autrement que par l’intention de nuire de manière excessive à l’entreprise concurrente ».[11] En matière de débauchage fautif par l’intention de nuire excessivement par rapport au préjudice normalement causé des suites de la perte d’employés[12] afin d’obtenir des dommages et intérêts au terme de la responsabilité délictuelle de l’article 2043 codice civile.

En revanche du côté des juridictions françaises, il faudra démontrer que le débauchage est fautif et qu’il a été commis au préjudice de l’entreprise d’origine. Les juges utilisent la méthode du faisceau d’indices rappelée dans l’arrêt du 21 décembre 2017 de la Cour de Cassation. Il y a trois indices, le fait de débaucher toute une équipe d’employés spécialisés, le caractère massif du débauchage et enfin le comportement déloyal du nouvel employeur au moment du débauchage qui se caractérise notamment par un dénigrement ou parasitisme. Il faut donc caractériser l’existence de manœuvres déloyales de débauchage ayant causé la désorganisation de l’entreprise d'origine.

En droit français l’animus nocendi n’est pas une condition retenue pour pouvoir qualifier le débauchage de fautif, car contrairement au droit italien, en droit français cette notion est exclusivement réservée à la matière pénale, ainsi l’entreprise n’aura pas à prouver l’intention de nuire de sa concurrente ayant débauchée ses salariés, elle devra uniquement prouver l’existence d’une faute (les manœuvres déloyales), d’un dommage et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage au sens de l’article 1240 du code civil.

Les entreprises ont tout intérêt à insérer des clauses de non-concurrence dans leur contrat car si elles sont confrontées à un débauchage massif de leurs effectifs il leur sera difficile de rapporter la preuve des procédés déloyaux utilisés par leurs concurrentes, d’autant plus qu’en Italie elles devront également prouver l’animus nocendi.

 

Bibliographie :

DOCTRINE

  • Ouvrages:

France :

1.Muriel Texier, La Désorganisation, Presses universitaires de Perpignan, 2006

2.Marie Malaurie-Vignal, Droit de la concurrence interne et européen, Sirey université, 7e édition, 2017

Italie :

Vincenzo Di Cataldo, Adriano Vanzetti, Manuale di diritto industriale, Giuffrè, ottava edizione, 2018

 

  • Articles :

France :

1.     Jean-Emmanuel Tourrei, « Le débauchage fautif doit entraîner une véritable désorganisation de l’entreprise », Jurisprudence Sociale, n° 309, Edition Lamy, 28 novembre 2011.

Italie :

Storno di dipendenti: cos’è?, Diritto e fisco, La legge per tutti, 24 giugno 2019.

 

JURISPRUDENCE :

France :

1.Cass. Com. 19 octobre 1999, 25 janvier 2000, 23 octobre 2007, 29 janvier 2008, 7 décembre 2010, 29 mars 2011, 20 septembre 2011, 21 mars 2018 et 20 septembre 2019 ;

2.Cass. Soc. 27 février 1996, 10 juillet 2002 et 20 septembre 2005.

Italie :

1.Cassazione civile, ordinanza n. 3865/2020 ;

2.Codice civile, articles 1751bis, 2043 et 2598 al.3 

3.Cass. Sez. 1 del 23 maggio 2008, 31 marzo 2016 e 29 dicembre 2017 ;

4.Sentenza della Corte d’Appello di Milano del 30 agosto 2012.

 

[1] Cass. Sez. 1 del 23 maggio 2008 et Cass. Sez. 1 del 29 dicembre 2017

[2] Cass. Com. 19 octobre 1999, 25 janvier 2000 et 21 mars 2018

[3] Cass. Com. 19 octobre 1999, n°97-15.795

[4] Cass. Soc. 10 juillet 2002 et 20 septembre 2005 et article 1751bis codice civile

[5] Cass. Soc. 27 février 1996

[6] Cass. Com. 23 octobre 2007

[7] Cass. Com. 7 décembre 2010

[8] Cass. Com. 29 janvier 2008, 20 septembre 2011

[9] Cass. Com. 29 mars 2011, 20 septembre 2019

[10] Cass. Sez. 1 del 31 marzo 2016

[11] Cass. Sez. 1 del 23 maggio 2008

[12] Sentenza della Corte d’Appello di Milano del 30 agosto 2012