Commentaire de la publication de Russ Pearlman : "Recognizing Artificial Intelligence (AI) as Authors and Inventors Under U.S Intellectual Property Law, 24 RICH. J. L. & TECH. no. 2, 2018"
L’Intelligence Artificielle correspond à la « capacité d’une unité fonctionnelle à exécuter des fonctions généralement associées à l’intelligence humaine, telles que le raisonnement et l’apprentissage1». Aux États-Unis, les systèmes juridiques de « copyright » [droit d’auteur] et de « patent » [brevet] s’accordent sur une même exclusion : celle de l’Intelligence Artificielle en tant qu’ « author » [« auteur » sous le régime du copyright] et « inventor » [« inventeur » au sens du régime du patent]. Cette exclusion de qualification par le droit américain s’accompagne de celle de la titularité du droit d’auteur et du titre de propriété du brevet. Au-delà des enjeux juridiques, un véritable bouleversement sociétal est en jeu. Une crainte et un fantasme de l’Homme se réalisent : la machine est aujourd’hui en mesure de concurrencer l’Homme, et de le surpasser. Comment le droit peut-il réagir à l’irruption de ces créations nouvelles par des machines ?
Cette problématique met en exergue un paradoxe du droit dans son ensemble : le droit peut-il résister au progrès technologique ou a-t-il la responsabilité de l’accompagner? Il apparait utile de rappeler le but originel du droit de la propriété intellectuelle : servir l’intérêt public [« public interest »] en faisant avancer l’état des connaissances ; participer au partage de ces connaissances ; protéger la création originale de l’auteur, non seulement pour récompenser ses efforts, mais surtout pour le pousser à créer afin de contribuer in fine au patrimoine commun de la société. Il est d’acception générale que l’évolution du droit doit refléter celle de la société. Pourtant, chaque strate du droit de la propriété intellectuelle aux Etats-Unis (le droit « mou » de la common law, la jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis et les pratiques de « l’U.S. Copyright Office » et du « U.S. Patent and Trademark Office ») rejette en bloc l’assignation de droits d’auteurs et de brevets a des entités dites « non-humaines » [« non-human »]. L’analyse de Russ Pearlman souligne ces incohérences, invite à la reconnaissance de droits d’auteurs et à l’assignation de brevets aux créations de l’IA, et propose un test de qualification et d’attribution inspiré des tests préexistants du droit américain du copyright et du patent.
Nous nous interrogerons sur (I) la nécessité d’un nouveau test envisageant le «non-humain» comme créateur au même titre que l’Homme. Nous exposerons ensuite (II) la nécessité de la mise en place non pas d’un simple test, mais d’un régime de droit de la propriété industrielle sui generis adapté à l’Intelligence Artificielle.
I. La nécessité d’un nouveau test
A. Le système de propriété intellectuelle des Etats-Unis ignore l’apport déjà existant de l’IA
Si l’appareil assiste l’Homme dans son processus créatif depuis la fin du XIXème siècle en tant qu’outil, l’autonomie grandissante des systèmes d’Intelligence Artificielle a permis d’en faire des « machines créatrices ». Aujourd’hui, la machine est à l’origine de ses propres « œuvres originales ». Elle n’est plus seulement un prolongement de l’Homme créateur. En 2017, une erreur de programmation commise par Facebook pousse des robots de l’IA à créer leur propre dialecte. Celui-ci n’est compréhensible que par ces deux robots. Cette même année, l’IA de Google (« Google AI ») commence à développer sa propre intelligence artificielle, en créant des algorithmes plus efficaces que ceux initiés par l’Homme. L’IA devient donc son propre programmateur.
C’est cette nouvelle distinction entre l’IA automatisée et l’IA génératrice d’une œuvre de son propre « esprit » qui soulève un débat juridique aux Etats-Unis et dans le monde.
Russ Pearlman explique ainsi que les systèmes de « U.S copyright law », de « U.S patent law » et de « U.S State Law » rejettent respectivement « l’auteur non-humain », « l’inventeur non-humain » et le « titulaire de droits de propriété intellectuelle non-humain », et ce malgré la preuve de l’existence de processus de réflexion analogues à ceux du cerveau humain2.
Il existe donc un fossé entre un environnement économique américain extrêmement dérégulé, très tourné vers le développement de l’IA, et un cadre juridique particulièrement strict en la matière. Nous verrons que l’étroitesse de ce carcan juridique n’est pas propre aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, malgré plusieurs propositions, l’Union Européenne est aujourd’hui tout aussi fermée à l’idée d’attribuer un droit d’auteur ou un brevet à une entité non-humaine juridiquement affranchie de l’Homme.
B. Le système de propriété intellectuelle de l’Union Européenne refuse d’affranchir juridiquement la machine de l’Homme
1. Le droit d’auteur
Le Parlement Européen met en évidence le fait que « la définition de critères de ‘création intellectuelle propre’ applicables aux œuvres protégeables par le droit d’auteur créées par des ordinateurs ou des robots est exigée3». Alors que cette proposition est révélatrice de la nécessité de réguler le développement des créations de l’IA, elle n’est pas retenue par la Commission4 qui l’exclut de sa Résolution5. Parallèlement, la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne est constante dans son refus d’accorder un droit d’auteur à une œuvre qui ne serait pas « originale ». Jusque-là, rien d’étonnant ; cependant, ce critère est loin d’être neutre. En effet, la Cour n’associe l’originalité requise pour l’attribution d’un droit d’auteur qu’à la création purement humaine. L’Affaire dite « Infopaq » est fréquemment référencée en ce sens, car elle permet d’expliciter clairement ce raisonnement : l’œuvre originale est nécessairement une « création intellectuelle propre à son auteur ».
Ici, l’expression « création intellectuelle » est interprétée comme provenant de l’esprit humain. Cette interprétation est en outre partagée par le système juridique américain. La CJUE insiste ainsi sur la nature humaine de cette intelligence créatrice d’originalité. Dans de multiples décisions, elle mentionne en effet des « choix libres et créatifs » et une « touche personnelle7 ».
2. Le brevet
S’agissant de la protection d’une œuvre par brevet aux Etats-Unis, le U.S Code mentionne une « personne » comme possible titulaire d’un tel brevet8. Par ailleurs, Russ Pearlman explique qu’alors que le système américain du « patent » ne définit pas explicitement la notion d’ « inventor » [inventeur], il suggère néanmoins qu’elle présuppose une inspiration humaine (par.[20]). En effet, afin d’accorder un patent à une création, celle-ci doit constituer une découverte « non-obvious » [non-évidente], ou un « innovative concept » [concept inventif]. Afin de déterminer si ces conditions sont satisfaites, un des éléments composant le faisceau d’indices est « the mental part of the inventive act » [l’aspect mental - à interpréter comme humain - de l’acte dit inventif] (par. [22]).
Dans l’Union Européenne, les conditions classiques d’application industrielle, de nouveauté et d’activité inventive9 s’appliquent à l’IA. Cependant, L’Office Européen des Brevets exclut explicitement du champ de la brevetabilité les « programmes d’ordinateur »10 - ceux-ci constituant le fondement de la majorité des technologies de l’IA. Les algorithmes, ces-derniers étant considérés trop « abstraits », en sont également exclus, sauf s’ils présentent une « contribution technique11 ». La frontière entre ce qui est brevetable ou non est donc très floue, et il apparaît que la brevetabilité n’est accordée qu’aux technologies n’agissant que comme « outils » au service de l’Homme.
En dépit de cette approche stricte, le droit de l’Union Européenne semble envisager une possibilité de brevetabilité – même si celle-ci est très réduite. S’agirait-il d’une porte ouverte à un nouveau régime de propriété intellectuelle adapté à l’IA ?
II. Perspectives d’avenir : Un régime juridique sui-generis
A. Exclure la nécessité d’une « inspiration humaine »
Le régime juridique américain encadrant le droit d’auteur fait fi de la réalité auto-créatrice de l’IA, et choisit d’exclure la possibilité de la production d’une œuvre originale par une entité autre qu’humaine. Comme Russ Pearlman le souligne, ce rejet est d’abord celui de la jurisprudence (voir par. [3]). Il fait référence à une série de décisions soulevées par le Compendium of U.S. Copyright Office Practices [recueil des pratiques du Bureau du droit d'auteur des États-Unis] afin d’expliciter qu’une création ou une œuvre sera protégée par un droit d’auteur si et seulement si elle satisfait deux conditions cumulatives : qu’elle soit originale (« original », par. 306) et créée par l’Homme (« created by a human being », par. 306). Sans cette initiative humaine, la demande de protection par le mécanisme du droit d’auteur sera automatiquement rejetée. L’intention des juges dans les décisions américaines précitées était intrinsèquement liée à l’époque : difficile d’imaginer une technologie totalement affranchie de l’Homme au XIXème siècle. Évoquer la création au sens large permettrait d’assimiler l’intelligence artificielle à l’intelligence humaine, au moins de manière objective lorsque le but est de créer une œuvre originale.
Le droit risque de ne pas pouvoir éluder encore longtemps cette évolution technologique qui s’annonce. Si aujourd’hui il n’y apporte pas de réponse, il n’aura dans un futur proche pas d’autre choix que de s’y adapter.
B. Un nouveau test sui-generis
L’intelligence artificielle est un domaine recouvrant des technologies « outils » qui ne font que répliquer des algorithmes ou traiter des données, des technologies « d’analyse » transformant ces données en création originale en y apportant une valeur ajoutée unique, et des technologies « auto-suffisantes » totalement indépendantes et génératrices de leurs propres inputs (données) et de leur propre output (création originale). Dans un but de lisibilité et de simplification, il faudrait envisager la création d’une sous-branche du droit de la propriété intellectuelle exclusivement dédiée à l’Intelligence Artificielle. Nous reprendrons l’idée de « double-test » de Russ Pearlman. Il propose d’attribuer la qualification de « independent creator12 » [créateur indépendant] en utilisant les critères déjà existants des systèmes de copyright » et de « patent » dégagés par le droit de la common law. Il invite à l’assignation de ces droits grâce à un système contractuel (« explicit agreements » et « implicit agreements ») au programmateur en adaptant des doctrines préétablies de common law « work-for-hire » et « hire-to- invent ».
La solution qui semble s’imposer est la mise en œuvre d’un test spécifique à l’IA, composé de deux étapes complémentaires. Si la technologie issue de l’IA satisfait ces étapes, elle sera protégée par un droit d’auteur et par un brevet. Finalement, le programmateur de la technologie ou la technologie en tant que telle sera qualifié de « non-natural person » et sera titulaire de ces droits.
1. Une technologie « auto-suffisante »
La première partie de notre test classe les produits liés à l’IA dans les trois catégories de technologies précitées (technologies outils / technologies d’analyse / technologies autosuffisantes). Afin d’être qualifiée de technologie auto-suffisante, la nouvelle technologie devra avoir la capacité de générer une création sans apport humain, outre le but de la technologie qui reste aujourd’hui fixé par l’Homme. Nous la nommerons aussi technologie de « deuxième génération ».
2. Une nouvelle interprétation de l'originalité : la valeur ajoutée
La notion d'originalité appliquée par les systèmes juridiques américains et européens implique que seul l’Homme peut être la source d’une “intelligence créatrice” suffisamment novatrice pour contribuer à l'état actuel des connaissances de manière significative. Il semblerait plus propice de redéfinir cette idée d'originalité en prenant en compte la “valeur ajoutée” apportée par cette “intelligence créatrice” de manière objective, sans induire la nécessité d’une inspiration humaine.
Afin de délimiter cette nouvelle notion d'originalité, nous créerons un faisceau d’indices permettant de mesurer la valeur ajoutée générée par l’Intelligence Artificielle :
• une création se distinguant suffisamment des créations précédentes dans ses effets technologiques et économiques (critères cumulatifs)
(i) technologiquement : permet un nouveau type d’utilisation / une utilisation plus efficace / une utilisation sur une plus grande échelle d’une technologie existante
(ii) économiquement : permet de stimuler l’investissement dans le domaine de l’Intelligence Artificielle La création issue de l’IA devra donc constituer une innovation technologique et une valeur ajoutée économique.
3. La création d’une nouvelle personnalité juridique de titulaire de droits de propriété : la « non-natural person »
Afin de conserver une distinction entre “l’humain” et le “non-humain”, la création d’une “non-natural person” en tant que nouvelle personnalité juridique titulaire de droits de propriété paraît constituer une solution réaliste. Cette “non-natural person” viendrait compléter les catégories préexistantes de “natural person” et de “legal person”, et aurait la capacité de se voir attribuer un brevet pour sa création, dans le cas où les conditions préalables de notre test seraient satisfaites. La question afférente est la suivante : qui devrait bénéficier de cette titularité de droit? Comme Siya Shruti le souligne13, cinq éventualités se présentent : 1) le programmateur de la technologie, 2) l’utilisateur du programme, 3) le programmateur et l’utilisateur, 4) « l’ordinateur », ou 5) aucun des acteurs mentionnés. Afin d’encourager l’innovation et l’investissement, le programmateur parait le plus apte à être titulaire d’un droit d’auteur ou d’un brevet en tant qu’acteur le plus « intellectuellement investi » dans le développement de la technologie. En revanche, dans l’hypothèse d’une technologie « auto-suffisante », la technologie d’IA en tant que telle - dont le « processus mental » est comparable à celui de l’Homme - serait titulaire de droits de propriété sur sa création. Ces droits de propriété seraient simultanément partagés par les acteurs ayant contribué à la Recherche & Développement de la technologie, afin de récompenser les coûts qu’elle engendre nécessairement. Finalement, la découverte ayant été faite de manière autonome, cette technologie tomberait dans le domaine public au bout d’un an seulement, afin de participer au partage des connaissances le plus rapidement possible et d’alimenter un cercle d’innovation vertueux.
III. Conclusion
La publication de Russ Pearlman met en exergue le décalage entre un environnement économique américain ultra-concurrentiel stimulant les innovations liées à l’IA, et le refus en bloc du droit américain de considérer l’IA comme une technologie qui pourrait juridiquement s’affranchir de l’Homme. Aujourd’hui, l’IA est non seulement capable d’autoproduire des créations originales, grâce à la réalisation de processus mentaux « humains » (analyse, réflexion) mais elle parvient dans certains cas à offrir plus que l’Homme.
Au-delà de cette incohérence juridique pratique, une question éthique se pose : le droit doit-il accompagner et protéger tout type d’évolution technologique? La dérégulation juridique que nous avons présentée représente-t-elle un risque pour ce qui distingue l’Humanité du reste : sa conscience? Intelligence et conscience sont deux concepts différents : le dernier suppose une responsabilité morale que l’Intelligence Artificielle ne pourra jamais complètement reproduire, ni prendre en compte. La mise en place d’un comité éthique de l’Intelligence Artificielle paraît donc indiquée en ce sens.