La dissolution du Bundestag à la lumière de la décision BvE 4,7/05 du 25 août 2005

Les élections fédérales du 22 septembre 2002 permirent à la coalition social-démocrate et écologiste du Chancelier Gerhard Schröder d'être maintenue avec toutefois une majorité plus faible que la fois précédente. Le 14 mars 2003 le chef du Gouvernement annonça son programme « Agenda 2010 » visant à relancer l'économie allemande par le biais de réformes libérales, en cherchant notamment à modifier les règles en matière de droit du travail, mais aussi en opérant à une réduction des dépenses sociales. Les réformes furent très mal accueillies par l'électorat de centre-gauche provoquant rapidement une crise à la fois interne et externe pour le parti du Chancelier (SPD). D'une part le nombre de militants chuta grandement avec des défaites aux élections des Länder qui ne cessaient de s'accumuler ; d'autre part la ligne très libérale du Gouvernement permit à la gauche radicale de se renforcer.

Lorsque le SPD perdit les élections dans le Land de Rhénanie-du-Nord Westphalie (1er Land en terme de PIB) alors qu'il le gouvernait depuis 39 ans, la pression monta encore d'un cran sur le Chancelier qui à la surprise générale déclara le soir de l'élection vouloir dissoudre la chambre basse afin de retrouver une légitimité populaire grâce à des élections anticipées.

L'Allemagne avait souffert sous la République de Weimar d'un recours trop fréquent à la dissolution. Cela se justifie par le fait que la nation allemande s'est longtemps trouvée en retard dans le domaine des théories constitutionnelles classiques en comparaison à ses voisins en raison de son histoire. Le Tribunal constitutionnel évoque dans sa décision de 2005 les méfaits que l'utilisation répétée de la dissolution ont eu pour l'Allemagne dans les années 30.

Il est donc clair d'une part que les rédacteurs de la loi fondamentale (LF) ont eu à cœur de rendre l'accès à la dissolution bien plus restrictif ; pourtant d'autre part, la République fédérale d'Allemagne s'est déjà retrouvée trois fois confrontée à ce cas de figure. Karlheinz Niclauß rappelle que les travaux préparatoires de la LF démontrent qu'il avait été prévu qu'en dehors d'une crise gouvernementale, le Chancelier pourrait aussi résoudre une question importante en ayant recours à l'article 68 LF relatif à la question de confiance et au droit de dissolution du Bundestag.

L'article 93 LF confère au Tribunal constitutionnel fédéral (TCF) la compétence pour trancher les conflits entre organes consacrés par la LF en veillant bien à ce qu'aucun ne dépasse sa compétence ou ne viole les droits d'un autre organe.

La décision ici étudiée a fait couler beaucoup d'encre puisque que les juges de Karlsruhe ont tenté de bâtir un équilibre en cherchant soigneusement à éviter de s'ériger en « maître de la Constitution » par le biais d'un contrôle restreint sur les modalités de l'article 68 qui permet au chef de Gouvernement de "détourner" le droit de dissolution.

Le recours que deux députés de la majorité avaient exercé se basait sur le fait que la condition matérielle de perte effective de la capacité d'action du Gouvernement ne serait pas remplie. Le Gouvernement n'avait en effet perdu aucun vote de loi depuis son élection, et il avait même réussi à faire adopter tout ses projets de lois dans les semaines précédant et suivant le vote (refusé) de la confiance ; en plus de cela, après l'accord du Président fédéral pour dissoudre le Bundestag, Schröder avait été à nouveau désigné comme candidat officiel du SPD pour les prochaines élections. Cela laissait donc à penser que la majorité parlementaire restait soudée autour de son chancelier en dépit des nombreux revers électoraux infligés aux partis de la coalition. Le fait que la confiance lui ait été refusée trouve en réalité ses raisons dans l'annonce que le Chancelier avait faite le 1er juillet 2005 devant le Bundestag, dans laquelle il appellait officiellement les députés à lui refuser la confiance afin de pouvoir déclencher la dissolution en vertu de l'article 68 LF. Le Chancelier avait réalisé son argumentaire en s'inspirant de la décision BverfG, 62,1 de 1983, et prétendait que la situation actuelle ne lui permettait plus d'agir.

Le problème se posait alors pour le TCF de savoir si les modalités de l'article 68 LF étaient régulièrement remplies. Pour cela les juges ont d'abord rappelé la recherche de stabilité politique qui imprègne l'esprit de la LF (I) en énumérant les moyens constitutionnels mis à la disposition des différents organes pour palier une crise de régime, avant d'admettre finalement que la dissolution voulue par Schröder ne portait pas atteinte à la LF grâce à une appréciation très souple du critère de capacité d'action (II).

 

I Une volonté de garantir la stabilité politique

 

Le TCF rappelle dans un premier temps les moyens dont peut bénéficier un Gouvernement en difficulté plutôt que de se résigner d'emblée à dissoudre le Parlement (A) et précise par la même occasion que le Bundestag possède également l'instrument de la motion de censure constructive (konstruktives Misstrauensvotum) pour lui assurer la continuité de son action (B).

 

A- Les leviers à la disposition du Gouvernement

 

L'article 63 LF dispose que le Chancelier est élu sur proposition du Président fédéral par la majorité des membres du Bundestag. Cela signifie qu'il tire sa légitimité des représentants du peuple. C'est une différence avec la France qui n'oblige pas un Gouvernement nouvellement nommé de recueillir la confiance des députés.

Le rôle des partis est consacré par l'article 21 qui prévoit que ces derniers concourent à la formation de la volonté du peuple. Le scrutin semi-proportionnel pour l'élection des députés du Bundestag fait qu'il est très peu probable qu'un parti parvienne à lui seul à rassembler la majorité des élus : c'est pourquoi les partis doivent auparavant sceller une alliance.

Dans le cas d'espèce, le TCF rappelle que le Gouvernement ne pouvait compter que sur une très courte majorité de seulement trois voix et il précise que l'absence d'une majorité parlementaire pour un chancelier est constitutive d'une crise de régime. Si tel est le cas, ajoutent les juges de Karlsruhe, la loi fondamentale permet à un Gouvernement de se maintenir même s'il ne bénéficie plus du soutien du Bundestag en ayant par exemple recours à l'état de nécessité législative (Gesetzgebungsnotstand) organisé à l'article 81 LF. Ce procédé nécessite au préalable le passage par la question de confiance énoncée à l'article 68 qui de son côté laisse un délai de 21 jours au Bundestag pour élire un nouveau Chancelier à la place de celui en fonction dans le cas où la confiance aurait été rejetée. Après ce délai, deux solutions s'offrent au Chancelier : il peut soit demander au Président fédéral de dissoudre le Bundestag soit proposer de décréter l'état de nécessité législative.

Cette dernière option doit être autorisée à la fois par le Président fédéral et par le Président du Bundesrat (la chambre des Länder). L'usage est encadré pour une durée maximale de six mois et autorise le Gouvernement à faire voter les lois par le Bundesrat plutôt que par le Bundestag.

De plus, le Tribunal rappelle que l'article 111 autorise le Gouvernement à adopter les mesures nécessaires à la place du Bundestag si à la fin de l'année aucun budget n'a pu être adopté.

Ces recours n'ont en réalité jamais été utilisés depuis leur création et dans le cas d'espèce, le Chancelier Schröder justifiait sa volonté de voir le Bundestag dissout par le fait que la majorité du Bundesrat lui était hostile, ce qui aurait ainsi dépourvu le déclenchement de l'état de nécessité législative d'effets. L'argument est faible puisqu'une victoire aux élections anticipées n'aurait pas changé la situation au Bundesrat étant donné que le Chancelier Schröder resterait dans ce cas de figure légitimé par une majorité de centre-gauche au Bundestag, mais confronté à un Bundesrat hostile. Il faudrait en réalité attendre que suffisamment de Länder basculent du camp conservateur au camp social-démocrate pour inverser le rapport de forces, or la chose pourrait prendre du temps puisque les Länder ne votent pas tous à la même période.

 

B- La possibilité pour le Bundestag d'empêcher une dissolution

 

Le Tribunal rappelle que le Conseil parlementaire (organe qui fut créé par les 11 chefs de gouvernement des Länder occupés par la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis en vue de préparer la future loi fondamentale pour ce qui allait devenir la République Fédérale d'Allemagne) avait évidemment réfléchi au cas de figure où un Gouvernement se verrait dépourvu du soutien parlementaire ; mais que l'expérience encore récente de la République de Weimar le conduisit à penser qu'il fallait absolument fermer la possibilité pour le Parlement de pouvoir s'auto-dissoudre. C'est dans cet esprit que l'article 68 fut pensé.

Le TCF analyse alors cet article, et opère une distinction entre deux types de question de confiance. D'une part il y aurait la « vraie » question de confiance dont le but serait de ressouder la majorité et de réaffirmer l'autorité gouvernementale ; et de l'autre côté, il y aurait la « fausse » question de confiance dont la visée serait de se voir refuser la confiance, afin seulement de pouvoir demander au Président fédéral de recourir à la dissolution du Bundestag (comme cela avait été le cas en 1972 et 1983). Il est intéressant de constater qu'à l'inverse de la France, l'acte de dissolution n'est pas mis entre les seules mains du chef de l'Etat mais que la chose est en réalité réglée selon un processus en trois étapes. Premièrement, le Chancelier doit poser une question de confiance ; deuxièmement celle-ci doit être rejetée par une majorité de députés (le rejet de la confiance ne nécessite pas la majorité de l'ensemble des députés, mais de celle des députés ayant pris part au vote) ; et troisièmement, le Président fédéral en tant que « pouvoir neutre » doit s'assurer que les conditions de l'article 68 sont régulièrement remplies pour accepter la dissolution proposée par le Chancelier.

La motion de censure n'est possible en Allemagne que si la majorité de l'ensemble du Bundestag s'accorde à élire un successeur au Chancelier actuel : c'est pourquoi elle prend le nom de motion de censure constructive. En France la nomination du 1er ministre est du ressort du Président de la République qui doit tenir compte des rapports de forces à l'Assemblée nationale tandis qu'outre Rhin c'est nécessairement le Bundestag qui valide l'entrée en fonction d'un Gouvernement. Si un Chancelier ne détient plus le soutien du Bundestag, il peut donc être remplacé (cela s'est produit en 1982.)

Par ailleurs, l'article 63 prévoit que si le Bundestag refuse le nom d'un Chancelier proposé par le Président et qu'après un délai de 14 jours il ne s'est pas entendu pour en élire un autre, il se trouvera automatiquement dissout.

Cela dénote finalement bien l'idée selon laquelle la dissolution de l'assemblée du point de vue allemand ne doit pas être souhaitée, et que celle-ci ne doit avoir lieu que lorsqu'il est impossible d'assurer l'existence d'un Gouvernement stable.

 

II Une appréciation souple des critères de l'article 68 LF

 

Afin de s'assurer de la réalité de l'absence de majorité pour un Gouvernement, le TCF s'attache à analyser la perte éventuelle de la capacité d'action (Handlungsfähigkeit) du Gouvernement (A); il concède toutefois que sa marge d'appréciation reste somme toute relativement limitée (B).

 

A- La perte effective de la capacité d'action du Gouvernement

 

Le Tribunal déclare que le simple fait pour un Chancelier de se sentir menacé dans sa capacité d'action ne suffit pas à prétendre à une dissolution : la disparition de celle-ci doit être effective et se constater à partir de critères objectifs pour permettre d'abréger le mandat des membres du Bundestag. En l'espèce, les députés ayant saisi le Tribunal reprochaient au Chancelier d'avoir volontairement à l'occasion d'un discours expliqué qu'il souhaitait que la confiance lui soit rejetée pour demander la dissolution, et prétextaient qu'en agissant ainsi il entravait la liberté du Parlement, notamment dans son droit d'influer sur la ligne politique de l'exécutif. Les juges répondent par la négative à l'argument en considérant que le Gouvernement doit être vu comme un organe autonome consacré par la loi fondamentale et qu'il lui importe d'avoir une marge de manœuvre politique suffisante pour réussir à guider son action, signifiant ainsi qu'il ne pouvait pas être le simple exécutant de la volonté du Parlement. Si son orientation politique ne satisfait pas les députés, cela signifie en définitive qu'il ne possède pas de capacité d'action. Ils ajoutent que la contre-partie d'un contrôle réciproque des pouvoirs implique que le Gouvernement détienne son propre champ de compétence dans lequel le Parlement n'intervient pas. Finalement si le Gouvernement ne parvient pas à faire imposer sa politique, et qu'il ne doit pas se la faire imposer par le Bundestag, et alors que ce dernier ne parvient pas à s'accorder sur le nom d'un nouveau Chancelier, il faudra alors provoquer des élections anticipées.

Par ailleurs, le Tribunal reconnaît que le SPD se vit sévèrement sanctionné dans les urnes depuis sa victoire de 2002 et que la conséquence fut que le parti se mit de plus en plus à contester le programme de son chancelier à tel point qu'il le démit de son rôle de chef de groupe au Bundestag au profit d'une autre figure plus consensuelle, freinant ainsi le Gouvernement dans sa capacité du fait d'une légitimité de plus en plus contestée pour son chef.

Dans cette décision, le TCF confère donc au critère matériel de la perte de soutien un sens politique plutôt que juridique. Si le simple refus de confiance par le Bundestag suffit à enclencher la procédure de dissolution, celle-ci peut alors aisément être "détournée" par les partis politiques.

 

B- Une appréciation de la capacité d'action compliquée à mettre en œuvre

 

Le Tribunal tente de justifier sa position en déclarant non-recevable l'argument selon lequel le Chancelier chercherait en réalité à s'assurer un nouveau mandat en raison du fait que la volonté populaire ne peut être commandée, et que Gerhard Schröder ne pourrait pas imposer à lui seul tous les thèmes de campagne. Ce raisonnement semble toutefois assez flou et dénote le fait qu'il est difficile pour les juges de s'assurer que le Gouvernement a réellement perdu sa capacité d'action. Le TCF rappelle que dans sa décision BverfG 62, 1 à l'alinéa 42, les députés de la majorité parlementaire de l'époque (FDP, CDU/CSU) avaient déclaré que le Gouvernement n'aurait pas de capacité d'action tant qu'il n'aurait pas été légitimé par le peuple. Ils exigeaient donc une dissolution de la chambre.

Et il est en effet difficilement concevable pour le TCF de s'accorder le pouvoir de s'immiscer dans les logiques internes aux partis politiques : c'est pourquoi il ne peut pas vérifier de manière certaine que le Gouvernement n'a réellement plus les moyens d'agir. Il semble donc possible de pouvoir "détourner" l'usage de la dissolution en remplissant les conditions prévues à l'article 68 puisque le rôle du Tribunal de Karlsruhe n'est pas de forcer un Parlement à soutenir un Gouvernement.

La doctrine allemande reste quant à elle partagée sur la pertinence d'une réforme constitutionnelle mettant fin à la manipulation habile de l'article 68 puisque l'éventualité d'un droit de dissolution mis entre les mains du seul Chancelier risquerait de conduire à la création d'une démocratie de popularité, en ouvrant un droit au plébiscite, ce qui est très mal perçu en Allemagne.

 

Bibliographie :

 

Chantebout Bernard, Droit constitutionnel, Editions Dalloz, 31° édition, août 2014.

Giquel Jean & Giquel Jean-Eric, Droit constitutionnel et Institutions politiques, LGDJ – Lextenso éditions, 28° édition, 2014.

Hamon Francis & Troper Michel, Droit constitutionnel, LGDJ – Lextenso éditions, 35° édition, 2014.

Pactet Pierre & Mélin-Soucramanien, Droit constitutionnel, éditions Dalloz, 29° édition, 2010.

Schmidt Rolf, Staatsorganisationsrecht sowie Grundzüge des Verfassungsprozessrechts und des EU-Rechts, Grasberg, 17° édition, 2016.

Vintzel Céline, La dissolution du XVe Bundestag et l'article 68 de la loi fondamentale : une stabilisation de la défiance, Revue de droit public n°4, 01/07/2006.

Winkler, Der lange Weg nach westen, 4° édition.