La qualification d’actes de violence sexuelle commis contre un membre de ses propres forces armées de crime de guerre : analyse de la décision Ntaganda de la CPI du 4 janvier 2017 à la lumière de la jurisprudence de la Cour Spéciale pour la Sierra Leone

Très peu commentée et presque passée inaperçue, la décision de la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) du 4 janvier 2017 Procureur c. Bosco Ntaganda et l’impact de son analyse des crimes de guerre de viols et violences sexuelles méritent pourtant une attention particulière. Bosco Ntaganda, chef adjoint de l’état-major général responsable des opérations militaires des Forces patriotiques pour la libération du Congo (FPLC) est accusé de 5 chefs de crimes contre l'humanité et de 13 chefs de crimes de guerre, dont viol, esclavage sexuel, enrôlement et conscription d'enfants soldats âgés de moins de quinze ans et l’utilisation de ces derniers  comme participants actifs aux hostilités (Fiches d’informations sur l’affaire Ntaganda). L’affaire est survenue dans le cadre de l’enquête de la CPI sur la situation en République Démocratique du Congo (RDC), portant notamment sur les crimes commis par l’Union des patriotes congolais et les Forces patriotiques pour la libération du Congo (UPC/FPLC) lors du conflit dévastateur en Ituri, une région au Nord-Est du pays. Le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats, pratique omniprésente en DRC, est un élément central de l’affaire et a attiré l’attention de la communauté internationale. Un autre aspect essentiel du conflit est le recours systématique à la violence sexuelle, par toutes les parties au conflit, notamment à l’encontre des filles enfants soldats au sein des groupes armés (HRW, UPC Crimes in Ituri).

Des accusations de viols et violences sexuelles à l’encontre d’enfant soldats au sein des FPLC ont ainsi été porté contre Ntaganda, en tant qu’auteur direct et au titre de ses responsabilités de commandant (ICC-01/04-02/06-309, par. 3). Cette décision du Procureur a cependant immédiatement été attaquée par la défense, soutenant que de tels crimes ne font pas partie de la compétence matérielle de la Cour et sont contraires aux principes du droit humanitaire, qui ne protègent pas les combattants des crimes commis par d’autres combattants au sein d’un même groupe armé (Id., par. 76). Cette question était au cœur de la décision de la Chambre d’Appel de la Cour qui a estimé que sa juridiction s’étend aux crimes sexuels commis au sein des forces armées d’une partie à un conflit (ICC-01/04-02/06-1707). Cette affirmation ne va cependant pas de soi, car on entend généralement par « crimes de guerre » les violations graves du droit international humanitaire commises à l’encontre de civils ou de combattants ennemis à l’occasion d’un conflit armé et non à l’encontre de combattants au sein de ses propres forces armées (Sivakumaran, 2012). Il est ainsi intéressant d’analyser la manière dont d’autres juridictions pénales internationales, et notamment le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, avaient adopté cette vision classique du droit humanitaire (I). La décision de la Chambre d’Appel de la CPI et son impact sur la conception actuelle du droit humanitaire seront ensuite analysées en détails (II).   

 

  1. Une acception limitée de la notion de crime de guerre devant les juridictions pénales internationales

Les tribunaux internationaux, et notamment la Cour spéciale pour la Sierra Léone (CSSL), ont adopté une vision très limitée de la notion de crime de guerre. Deux décisions seront ici utiles à l’analyse. Dans le jugement rendu dans l’affaire « RUF » (Revolutionary United Front), la CSSL, le 2 mars 2009, avait adopté une position très tranchée, estimant que le meurtre d’un membre d’un groupe armé par un autre membre du même groupe ne constitue pas un crime de guerre (SCSL-04-15-T) ; en revanche, le jugement rendu à l’encontre de Charles Taylor, le 18 mai 2012, a adopté une position plus nuancée concernant les violences sexuelles commises au sein d’un groupe armé (SCSL-03-01-T).

Le jugement de la CSSL dans l’affaire RUF est une décision dense et longue de plus de 800 pages, détaillant de nombreux chefs d’accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité à l’encontre de trois accusés. Le chef d’accusation numéro 5 visait le crime de guerre de meurtre et comprenait notamment trois meurtres commis à l’encontre de trois soldats du RUF. De manière très tranchée, les juges ont refusé de considérer ces meurtres comme crimes de guerre (SCSL-04-15-T par. 1451-1457). La Cour a ainsi retenu que le droit des conflits armés ne protège pas les membres d’un groupe armé des actes de violences commis à leur encontre par leur propre groupe, faisant reposer son raisonnement sur une acception classique et particulièrement restrictive du droit des conflits armés internationaux. Le droit humanitaire régulerait uniquement la conduite des hostilités vis-à-vis de la partie adverse et ne protègerait que les civils et personnes hors de combat n’appartenant à aucun groupe armé participant au conflit (Id., par. 1452-1453). Selon la Cour, le droit des conflits n’a pas pour but de criminaliser les actes de violences au sein d’un groupe armé, car ces derniers relèvent du droit national de l’Etat du groupe armé et des droits de l’homme (Id.). Ainsi, bien que les trois soldats du RUF aient été hors de combat au moment de leur exécution, ils ne faisaient pas partie des forces armées de la partie adverse et leurs meurtres n’étaient donc pas constitutifs de crimes de guerre (Id.)

Il est intéressant de noter que la Cour a ensuite adopté une position plus nuancée dans l’affaire Charles Taylor, concernant notamment les accusations de violences sexuelles commises à l’encontre d’une jeune fille enfant soldat. Recrutée au sein du groupe armé alors qu’elle avait moins de 14 ans, la jeune fille avait activement participé aux hostilités (au moins une fois) et Taylor a ainsi été condamné pour son recrutement illégal comme enfant soldat (SCSL-03-01-T). La Cour a ensuite, sans détailler son analyse, retenu que Charles Taylor était aussi responsable des actes de violences sexuelles commis à l’encontre de la jeune fille, violée et asservie sexuellement par des membres de son groupe armé, car lorsque ces crimes avaient été commis, elle ne participait plus aux hostilités (Id. par. 1507-1509). C’est sur un fondement similaire que la Chambre préliminaire de la CPI avait confirmé les charges contre Bosco Ntaganda, retenant que les enfants soldats soumis à des actes de violences sexuelles ne participaient pas, au moment de l’acte, aux hostilités car le viol et l’esclavage sexuel comprennent un élément de contrainte incompatible avec une participation aux hostilités (ICC-01/04-02/06-309, par. 79).

Ce raisonnement reflète une volonté de la Cour de protéger les enfants soldats victimes de violences sexuelles et avait ainsi été accueilli avec soulagement par les organisations non-gouvernementales ayant pointé du doigt le manque d’attention que la Cour Pénale Internationale avait jusqu’alors porté au problème (Statement of the Women’s Initiatives for Gender Justice). Cependant, l’adoption d’une vision fragmentée de la notion de participation aux hostilités, dissociée des actes de violence sexuelles subis est incompatible avec les précédentes interprétations de la notion. En effet, dans l’affaire Lubanga, la Cour avait adopté une définition très large  de la notion de participation aux hostilités, couvrant un large éventail d’activités pratiquées par les enfants soldats, afin de garantir leur protection (ICC-01/04-01/06-2842). Adopter une notion aussi fragmentée, distinguant différents moments auxquels l’enfant participe ou ne participe pas aux hostilités, en fonction des actes commis à son égard, irait ainsi à l’encontre des précédentes décisions de la Cour et risquerait d’entraver de futures poursuites. La récente décision de la Chambre d’Appel et la nouvelle analyse proposée, permettant de remédier à ces problèmes, mérite donc une attention particulière.

 

  1. La protection des personnes au sein des forces armées, une extension du champ d’application du droit humanitaire

Dans sa décision du 4 janvier 2017, la Chambre d’Appel de la CPI a adopté une vision particulièrement extensive des protections garanties par le droit humanitaire. En effet, il est important de noter que si la première partie de l’analyse de la Cour repose sur les dispositions du Statut de Rome définissant les crimes pour lesquels la Cour est compétente (ICC-01/04-02/06-1707, par. 40-44), les juges ne se sont pas limités à cette source et ont étendu leur analyse au droit humanitaire coutumier (Id., par. 45-53).  

Dans ses conclusions, la défense avait soutenu que le viol et l’esclavage sexuel commis à l’encontre d’enfants soldats au sein des forces armées ne pouvaient pas être qualifiés de crime de guerre, car le droit humanitaire ne protège pas les personnes participant aux hostilités (Id. par. 27-28). Au soutien de cet argument, il était avancé que le viol et l’esclavage sexuel, en tant que crimes de guerre, sont limités au cadre établi par le droit humanitaire et doivent ainsi correspondre à une infraction grave aux Conventions de Genève ou à une violation grave de l’article 3 commun aux quatre conventions de 1949 (Id.). Le viol et l’esclavage en tant que crimes de guerre sont définis à l’article 8 du Statut de Rome, au paragraphe (b)(xxii) lors des conflits armés internationaux, et au paragraphe (e)(vi) lors des conflits armés non-internationaux. Contrairement aux autres paragraphes de l’article 8, notamment les paragraphes (a) et (c), le chapeau des paragraphes (b) et (e) ne fait référence ni aux infractions graves aux Conventions de Genève, ni aux violations graves de l’article 3 Commun. De plus, alors que les paragraphes (a) et (c) mentionnent explicitement le statut des victimes, aucune référence n’est faite aux paragraphes (b) et (e). La Cour a de plus mis en évidence la claire distinction qui existe entre les crimes énumérés (dont le viol et l’esclavage sexuel) et les « autres formes de violences sexuelles », seules ces dernières devant être équivalentes aux infractions graves des Conventions ou violations graves de l’article 3 commun. Au regard de ces considérations, la Cour a ainsi retenu que, concernant le viol et l’esclavage sexuel, le Statut de Rome ne requiert pas de statut particulier des victimes et ces crimes peuvent donc être commis au sein des forces armées (Id. par. 54).

 

La Cour ne s’en est cependant pas tenu à cette analyse et a procédé à une étude du cadre établi par le droit international afin de déterminer si ce dernier requiert un statut particulier pour les victimes de viol et d’esclavage sexuel en tant que crimes de guerre. Après avoir dressé une longue liste des interdictions de ces crimes en droit international (Id. par 46), la Cour a admis que, généralement, ces dispositions protègent les civils et personnes hors de combat (Id. par 47). Ce constat, cependant, ne pourrait limiter l’objectif principal du droit humanitaire, qui vise à atténuer la souffrance résultant des conflits armés bien que prenant en compte la nécessité militaire qui requiert l’usage de la force. En effet, la clause de Martens, introduite pour la première fois dans le préambule de la Convention II de La Haye de 1899 concernant les lois et coutumes de la guerre, requiert que dans les situations n’étant pas spécialement couvertes par les dispositions du droit humanitaire, les civils et combattants restent « sous la sauvegarde et sous l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la conscience publique ». De plus, les garanties fondamentales du Premier Protocole Additionnel aux Conventions de Genève sont applicables « en tout temps et en tout lieu » (Id.).  Limiter la portée des protections contre le viol et l’esclavage sexuel serait ainsi contraire à la logique du droit humanitaire et la Cour a insisté qu’il ne peut jamais y avoir d’excuse pour justifier des actes de viols ou d’esclavages sexuels, quel que soit le statut de la victime (Id. par 49). Cette position est notamment supportée par les Commentaires de 2016 du Comité International de la Croix Rouge qui, dans son analyse de l’applicabilité de l’article 3 Commun au sein des forces armées, a noté que bien que l’on s’attendrait à ce que les parties à un conflit se sentent naturellement obligées de traiter les membres de leurs forces armées avec humanité, ce n’est pas nécessairement le cas en pratique (Id. par 50). De plus, comme l’a précisé la Cour internationale de Justice dans son arrêt sur les activités paramilitaires au Nicaragua, l’article 3 Commun constitue un « minimum » à respecter (CIJ, Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique). Ainsi, tant qu’un conflit armé est en cours, les parties sont obligées de garantir des « considérations minimum d’humanités » aux membres de leurs forces armées, ce qui inclut naturellement l’interdiction du viol et des violences sexuelles.   

Il est naturel que certaines critiques s’élèvent à l’encontre de l’approche téléologique adoptée par la Chambre d’Appel dans son interprétation du Statut de Rome, permettant de l’adapter au contexte et aux besoins de l’affaire (Champeil-Desplats, 2016). C’est en effet sur cet argument que se fondaient les conclusions de la défense, accusant la Cour d’adopter une interprétation du Statut de Rome trop extensive, violant le principe de légalité (ICC-01/04-02/06-1707, par. 28). Cependant, la décision de la Cour fournit pour la première fois les instruments nécessaires à une poursuite adéquate des crimes de violences sexuelles commis à l’encontre d’enfants soldats et devrait ainsi être saluée. En effet, l’approche de la Cour permet enfin de comprendre l’expérience des filles enfants soldat dans toute sa complexité : combattantes et victimes de violences sexuelles. Reconnaitre les différentes facettes de leur expérience permettra notamment de garantir que ces jeunes filles soient intégrées aux programmes de démobilisations, dont elles sont actuellement souvent exclues car considérées comme les « femmes » des combattants et non des soldats à proprement parler (Save the Children UK, ‘Reaching the Girls’).  De plus, cette analyse permet de surmonter les obstacles et contradictions que la décision de confirmations des charges avait soulevés en fragmentant la notion de participation aux hostilités.  


Bibliographie sélective

Jurisprudence :

Cour pénale internationale :

  • Prosecutor v. Bosco Ntaganda, Case no. ICC-01/04-02/06-, Pre-Trial Chamber 2, Confirmation of charges decision, 9 June 2014
  • Prosecutor v. Bosco Ntaganda, Case no. ICC-01/04-02/06, Trial Chamber 6, Second decision on the Defence’s challenge to the jurisdiction of the Court in respect of Counts 6 and 9, 4 January 201
  • Prosecutor v. Thomas Lubanga Dyilo, Case no. ICC-01/04-01/06-2842, Judgment pursuant to Article 74 of the Statute, 14 March 2012

Cour Spéciale pour la Sierra Léone :

  • Prosecutor v. Sesay, Kallon and Gbao, Case no. SCSL-04-15-T, Trial Chamber 1, Judgement, 2 March 2009
  • Prosecutor v Charles Ghankay Taylor, Case no. SCSL-03-01-T, Trial Chamber 2, Judgement, 18 May 2012

Cour internationale de Justice :

  • Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), arrêt au fond, C.I.J. Recueil 1986, p. 14.

 

Ouvrages :

BETTATI Mario, Droit humanitaire, Précis, 1ère édition, Dalloz, 2012

CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Méthodes du droit, 2ème édition, Dalloz, 2016 

K. KLEFFNER “Friend or Foe? On the Protective Reach of the Law of Armed Conflict. A note on the SCSL Trial Chamber’s Judgement in the Case of  Prosecutor  dans Armed Conflict and International Law : In Search of the Human Face, Liber Amicorum in Memory of Avril McDonald, Mariëlle Matthee, Brigit Toebes, Marcel Brus), The Hague, T. M. C. Asser Press, 2013, p. 285-302

REBUT Didier, Droit pénal international, Précis, 2ème édition, Dalloz, 2014

SIVAKUMARAN Sandesh, The Law of Non-International Armed Conflict, Oxford University Press, 2012, p. 246-249

 

Rapports & Documents officiels :

Rapport, Human Rights Watch, ‘Covered in Blood: Ethnically Targeted Violence in Northern DRC’ 7 juillet 2003, accessible en ligne : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/DRC0703.pdf

Rapport, Human Rights Watch, UPC Crimes in Ituri (2002 – 2003), accessible en ligne : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/UPC%20Crimes%20in%20Ituri%20(2002%20%E2%80%93%202003).pdf

Rapport, Save the Children UK and the NGO Group: CARE, IFESH et IRC, ‘Reaching the Girls, Study on Girls Associated with Armed Forces and Groups in the Democratic Republic of Congo,’ November 2004 accessible en ligne :  https://resourcecentre.savethechildren.net/sites/default/files/documents/2600.pdf

Fiche d’information sur l’affaire Situation en République démocratique du Congo, Le Procureur c. Bosco Ntaganda, ICC-01/04-02/06, accessible en ligne : https://www.icc-cpi.int/drc/ntaganda/Documents/ntagandaFra.pdf

 

Sites internet :

The Hague Justice Portal, ‘Justice in the Democratic Republic of Congo: A background,’ 17 December 2009, http://www.haguejusticeportal.net/index.php?id=11284

Statement of the Women’s Initiatives for Gender Justice, Commencement of the Trial, The Prosecutor vs. Bosco Ntaganda, 1 September 2015, http://www.4genderjustice.org/pub/Ntaganda-Statement-Commencement-of-Trial-September-2015-FINAL.pdf