Le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre d’après la loi n° 2017-399 : l’exemple vertueux de l’ordre juridique français

 

Introduction

« De l’éthique de la fatalité, l’homme est passé à l’éthique de la responsabilité. Dans ce basculement, l’homme est prêt à reconnaître dans l’accident une sanction de certains déficits de ses connaissances, de sa vigilance ou de son action. » (G. Y. Kervern, Éléments fondamentaux des Cindyniques, Economica, 1995, p. 8).

Les entreprises sont des destinataires assez naturelles du droit de l’environnement, soit parce qu’elles sont les premiers pollueurs de la planète, soit parce qu’elles, notamment les multinationales, disposent de sommes d’argent significatives pour participer à la protection de l’environnement, mais aussi de technologies qui peuvent permettre de le sauvegarder. C’est pour cette raison qu’on a cherché à développer des moyens juridiques pour qu’elles n’échappent pas à leur responsabilité.

En France, en 2017, on a adopté un texte de loi qui représente une avant-garde absolue en matière de vigilance des entreprises : il s’agit de la loi n° 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, dite « loi sur le devoir de vigilance » (JORF n° 0074 du 28 mars 2017, texte n°1). Avant elle aucune autre loi n’avait créé d’obligations si contraignantes et si vastes pour les entreprises mères et entreprises donneuses d’ordre vis-à-vis des activités de leur groupe de sociétés et de leur chaine de valeur, en France comme à l’étranger. Cette loi a été élaborée à la suite de plusieurs catastrophes humaines et environnementales impliquant des multinationales (par exemple la catastrophe de Bhopal ou l’effondrement du Rana Plaza).

Si la loi n° 2017-399 reste un exemple unique, il y a eu des tentatives similaires dans d’autres systèmes juridiques. Si on prend l’exemple de l’Italie, le gouvernement a adopté en 2016 le décret législatif du 30 novembre 2016, n.254. Par ce décret il impose aux entreprises qui remplissent des critères productifs et de personnel (notamment les multinationales) de rédiger des rapports avec des informations extra-financières concernant l’environnement, le respect des droits humains et la lutte contre la corruption. Ce décret n’a pas de portée extraterritoriale comme la loi sur le devoir de vigilance, il se limite essentiellement à prévoir un devoir d’information. Il a transposé la directive 2014/95/UE sur l’information non-financière, qui a été ensuite, en 2017, transposée à son tour par la France. Alors donc que l’Europe reste sur une approche basée sur la transparence et sur le principe «comply or explain » en matière de responsabilité des entreprises, la France, avec la loi n° 2017/399, a fait le choix de superposer à ce régime une approche fondée sur la compliance et des sanctions lourdes en cas de non-conformité.

Il faut donc comprendre dans ce contexte quelle est l’ampleur de la vigilance et de l’éventuelle responsabilité sociale des entreprises telles que prévues par les législations françaises et italiennes.

Dans un premier temps on examinera la portée du devoir de vigilance et de l’information extra-financière (I), ensuite il sera intéressant d’analyser la responsabilité sociale des entreprises et ceux qui auraient la faculté de la faire valoir (II).

I. La portée du devoir de vigilance et de l’information extra-financière

On verra d’abord quelles sont les entreprises concernées par la loi sur le devoir de vigilance et leurs obligations (A), puis on va explorer l’étendue de l’information extra-financière requise par le décret 2016, n.254 (B)

A. Les entreprises concernées par la loi n° 2017-399 et leurs obligations

La loi a comme destinataires les sociétés établies en France qui emploient, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en leur sein et dans leur filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou au moins dix mille salariés en leur sein et dans leur filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger.

Au moment de l’entrée en vigueur de la loi, 150 multinationales environ, établies en France étaient concernées.

Selon son article 1, la loi s’applique aux activités de l’entreprise elle-même ou de la société donneuse d’ordre elle-même ; aux activités des sociétés qu’elles contrôlent directement ou indirectement au sens de l’article L.233-16 II du Code de commerce français ; aux activités des sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elle entretient une « relation commerciale établie ».

Les entreprises concernées par le devoir de vigilance ont l’obligation d’élaborer, rendre public et mettre en œuvre de façon effective un plan de vigilance prévoyant des mesures de vigilance raisonnables, propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement. Le plan de vigilance et les rapports sur sa mise en œuvre relatifs à l’année antérieure doivent être publiés dans le rapport annuel des sociétés.

De plus, l’article 1 de la loi s’occupe de lister les mesures qui doivent être adoptées par les entreprises. Il s’agit des mesures suivantes : une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ; des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ; des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ; un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ; un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.

La loi 2017-399 représente de toute évidence une avant-garde mondiale, mais il y a eu d’autres initiatives législatives communautaires ou national visant à obliger les grandes entreprises à tenir en compte des intérêts sociaux et environnementaux. On peut mentionner à nouveau par exemple la Directive 2014/95/UE concernant la publication d'informations non financières, ou, au niveau national, l’initiative Suisse pour les multinationales responsables qui est encore objet de discussion devant le Parlement et qui sera soumise prochainement à referendum populaire. En Italie, en 2016 on a adopté, pour transposer la directive 2014/95, le décret législatif n.254 qui oblige les sociétés à rendre des comptes concernant leurs engagements extra-financiers.

B. L’information extra-financière dans le décret du 30 décembre 2016, n.254

Le décret législatif du 30 décembre 2016, n.254 est entré en vigueur en 2017 et il a transposé la Directive 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre sur la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes. En France la directive a été transposée par l’Ordonnance n° 2017-1180 du 19 juillet 2017, précisée par le décret n° 2017-1265 du 9 aout 2017 pour l’application de l’ordonnance du 19 juillet 2017.

Le décret italien n.254 prévoit l’obligation de présenter une déclaration individuelle à caractère non-financier pour les entreprises d’intérêt public qui ont employée pendant l’exercice financier plus de 500 salariés et, à la date de clôture du bilan, ont dépassé l’une des limites dimensionnelles suivantes : un état patrimonial de 20.000.000 d’euros ; le total des produits nets des ventes et des prestations de 40.000.000 d’euros. Le décret concerne donc des groupes de grandes dimensions, c’est-à-dire constitués par une société mère et une ou plusieurs filles.

Il est prévu en outre que même les entreprises qui, aux sens du décret, n’y sont pas obligées puissent présenter une déclaration volontaire à caractère non financier sur les domaines concernés par l’article 3 du décret.

L’article 3 spécifie que la déclaration couvre les thèmes environnementaux, sociaux, concernant le personnel, le respect des droits humains et la lutte contre la corruption. L’entreprise doit spécifier quel est le modèle de gestion adopté, quelles politiques elle pratique et avec quels résultats et finalement les risques principaux liés à son activité. Pour le domaine environnemental, la déclaration non financière doit contenir au moins les informations suivantes : l’utilisation de ressources énergétiques (en distinguant entre renouvelables et non renouvelables) et hydriques ; les émissions de gaz à effet de serre et de substances polluantes dans l’atmosphère ; l’impact sur l’environnement, la santé et la sécurité.

Le décret toutefois prévoit la possibilité de ne pas déclarer des informations dont la publication pourrait compromettre la position commerciale de l’entreprise. Mais cette omission reste interdite si elle compromet une compréhension correcte des résultats de l’entreprise dans les domaines considérés.

Une fois examinées les obligations auxquelles les entreprises sont tenues, il faut comprendre quelles sont les conséquences d’un manquement éventuel.

II. La responsabilité mise en place par les nouvelles réglementations

On va voir d’abord quelles sont les conséquences du manquement au devoir de vigilance (A), puis on étudiera le régime de la publicité de l’information extra-financière et les sanctions prévues en cas de non-respect des obligations (B).

A. Le manquement au devoir de vigilance

Toujours d’après l’article 1 de la loi n° 2017-399 (al. 12) si une société n’arrive pas à élaborer, publier ou mettre en œuvre un plan de vigilance, toute personne justifiant un intérêt à agir peut la mettre en demeure de respecter ses obligations. Sont considérées comme ayant un intérêt à agir les associations de défense des droits humains ou de l’environnement, les victimes elles-mêmes et les syndicats. 

Si, à l’issue d’une période de trois mois à compter de la mise en demeure, la société n’a pas encore satisfait ses obligations le juge peut l’enjoindre de les respecter, le cas échéant sous astreinte financière.

Aux termes de l’article 2 de la loi la responsabilité civile de l’entreprise peut être engagée en cas de manquement à ses obligations, à savoir l’absence de plan, l’absence de publication de celui-ci ou des défaillances dans sa mise en œuvre effective. En cas de dommage donc, la société mère ou l’entreprise donneuse d’ordre sera tenue au versement des dommages-intérêts en faveur des victimes, mais, bien entendu, seulement en cas d’absence de plan, d’un plan insuffisant ou de défaillances dans sa mise en œuvre. Ce que la loi met à la charge des entreprises, c’est une obligation de moyens et non de résultat.

Parmi les aspects négatifs de la loi, il faut mentionner le fait que la charge de la preuve incombe toujours aux plaignants, qui devront prouver avoir subi un dommage, qu’il y a eu une faute de la part de la société ainsi qu’un lien de causalité entre la faute et le dommage. La faute doit résulter d’un manquement aux obligations mentionnées à l’article 1.

Le première affaire judiciaire concernant la loi n° 2017-399 a eu lieu le 30 janvier 2020 devant le tribunal judiciaire de Nanterre. L’entreprise pétrolière Total SA avait été mise en demeure deux fois par des ONG françaises et ougandaises pour le non-respect du devoir de vigilance à l’occasion des travaux menés par la société en Ouganda. Le 23 octobre 2019, Total est assignée en référée devant le Tribunal judiciaire de Nanterre, qui, par une décision n° 19/00734 du 30 janvier 2020, se déclare incompétent pour connaitre et renvoie l’affaire au Tribunal de commerce de Nanterre.

On va voir tout de suite quelles sont les modalités de publication de la déclaration non-financière et les sanctions prévues en cas de non-respect des obligations prévues par le décret italien n.254.

B. La publication de la déclaration et les sanctions prévues par le décret

La réglementation de la publication de la déclaration non financière se trouve en partie dans le décret n. 254 et en partie dans le Règlement d’application du décret adopté le 18 janvier 2018 par la Consob - qui est l’équivalent italien de l’Autorité des marchés financiers (Regolamento di attuazione del D.lgs. 30 dicembre 2016, n. 254 relativo alla comunicazione di informazioni di carattere non finanziario, Delibera n.20267 del 18 gennaio 2018).

 

D’abord le décret prévoit à l’article 5 que la déclaration peut être jointe au rapport de gestion ou constituer un document séparé.

Le Règlement va intégrer cette disposition introduisant surtout une distinction selon que la société est ou n’est pas cotée ou selon qu’elle est ou n’est pas émettrice de valeurs mobilières offertes au public en mesure appréciable. L’article 1 établit une réglementation spécifique pour les sociétés cotées et les émetteurs de valeurs mobilières offertes au public dans l’hypothèse où la déclaration est contenue dans un rapport séparé. Les sociétés cotées doivent la publier en même temps que le rapport financier annuel, tandis que les émetteurs de valeurs mobilières sont tenus à la publication de la déclaration non financière et en même temps au dépôt auprès du registre des entreprises. Ils doivent ainsi déposer la déclaration auprès du siège social. Les sociétés qui ne sont pas cotées doivent publier la déclaration sur leur site Internet et la laisser disponible pour au moins 5 années. Elles doivent en même temps la déposer auprès du registre des entreprises.

C’est l’article 8 du décret qui s’occupe d’établir les sanctions en cas de manquement aux obligations liées à la rédaction de la déclaration non financière. D’abord, il est prévu qu’en cas de défaut de dépôt ou de dépôt tardif auprès du registre des entreprises, on applique une sanction administrative pécuniaire d’un montant compris entre 20.000 et 100.000 euros. La même sanction est prévue dans le cas où la déclaration n’est pas conforme aux critères établis par le décret. La sanction s’élève entre 50.000 et 150.000 euros dans le cas où ce qui est rapporté dans la déclaration ne correspond pas à la réalité ou lorsque des faits matériels importants sont omis.

Si la Consob relève l’incomplétude ou la non-conformité de la déclaration, elle peut demander aux sujets intéressés de la modifier en fixant un terme pour le faire. En cas de défaut d’adaptation, elle pourra infliger les sanctions sous-mentionnées.

C’est bien évident donc que le décret n.254 n’a pas la portée de la loi 2017-399, notamment parce qu’il prévoit, on l’a déjà dit, un simple devoir d’information et non pas un véritable devoir de vigilance, mais il représente quand même un bon pas en avant. Maintenant les grandes entreprises italiennes sont au moins obligées de rendre compte de leur impact sur les droits humains et l’environnement et de le faire de façon sérieuse.

Bibliographie

 

Articles :

- CUZACQ, Nicolas, « Premier contentieux relatif à la loi “vigilance” du 27 mars 2017, une illustration de l'importance du droit judiciaire privé », Recueil Dalloz 2020, p. 970

- LEQUET, Pierre, « Loi “devoir de vigilance” » : de l’intérêt des normes de management des risques », Revue juridique de l’environnement 2017/4 (Volume 42), pages 705 à 725

- MELIS, Valentina, « Responsabilità sociale, imprese al test di sostenibilità », Il Sole 24 ore, 17 giugno 2017

 

Textes officiels :

 

- Directive 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes.

- Decreto legislativo 30 dicembre 2016, n. 254. (17G00002) (GU Serie Generale n.7 del 10-01-2017).

- Regolamento di attuazione del decreto legislativo 30 dicembre 2016, n. 254, relativo alla comunicazione di informazioni di carattere non finanziario. (Delibera n. 20267)

- LOI n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, JORF n°0074 du 28 mars 2017.

 

Décisions :

-Tribunal judiciaire de Nanterre, décision n° 19/00734 du 30 janvier 2020

Documents associatifs

-Comité Catholique Contre la Faim et pour le développement-Terre solidaire, Loi française relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordres, juillet 2017, https://ccfd-terresolidaire.org/IMG/pdf/faq-defseptembre2017pdf-compress...

-Association Sherpa, Loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordres. Année 1 : les entreprises doivent mieux faire, février 2019, https://www.asso-sherpa.org/wp-content/uploads/2019/02/2019-etude-intera...

-Fondazione per lo sviluppo sostenibile, La rendicontazione non finanziaria: dal 2017 l’obbligo per le imprese di grandi dimensioni di comunicare le proprie performance ambientali e sociali, 2017, https://www.fondazionesvilupposostenibile.org/rendicontazione-non-finanz...

Sites Internet officiels :

-Ministère de l’économie et des finances, Direction générale du Trésor, 9 mai 2017, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2017/05/09/devoir-de-vigila..., consulté le 10 mai 2020.

Autres Sites Internet:

-Diritto bancario, la dichiarazione non finanziaria, 2018, https://www.dirittobancario.it/approfondimenti/societa/la-dichiarazione-..., consulté le 20 mai 2020

-Marta Avesani, Prime reazioni al dlgs. 254/2016 sulla rendicontazione delle informazioni non finanziarie, 23 mars 2017, https://martaavesani.wordpress.com/2017/03/23/prime-reazioni-al-d-lgs-25..., consulté le 29 juin 2020

-Hertslet Wolfer & Heintz, Avocats & Rechtsanwälte, RSE : la lutte contre la corruption et le devoir de vigilance, 4 avril 2017, https://hwh.eu/actualites/rse-la-lutte-contre-la-corruption-et-le-devoir..., consulté le 30 juin 2020