Le mécanisme d’évaluation environnementale au cas par cas. Comparaison entre le Chili et la France - Clara Tulasne

Introduction

L’évaluation environnementale est un outil primordial pour la protection de l’environnement. Concrétisation du principe de prévention, elle vise à mesurer les impacts d’un projet ou d’une activité sur l’environnement afin d’en autoriser ou non sa réalisation. Cependant, il n’est pas forcément nécessaire d’évaluer chaque projet ou activité : certains, par leur nature, ne sont pas susceptibles d’avoir des conséquences dommageables sur l’environnement. Ainsi, au Chili, les porteurs de projets ou d’activités peuvent solliciter l’autorité environnementale compétente pour obtenir un avis sur la pertinence de soumettre leur projet à évaluation environnementale, dans le cadre de l’article 26 du Règlement du Système d’Evaluation Environnementale. Ces « consultas de pertinencia » (ou consultation de pertinence) sont au centre du débat législatif depuis le 24 septembre 2020. En effet, un projet de loi « pro-investissement » (bulletin n°11.747-03) a été présenté par l’exécutif devant le Congrès le 16 mars 2018. Ce projet visait à perfectionner l’ordre juridique chilien pour trouver un équilibre entre la sécurité juridique apportée par celui-ci, et la facilité et la rapidité nécessaires à l’exécution de projets indispensables à l’économie du pays. Pour ce faire, le projet de loi prévoyait, entre autres, de rendre contraignante la réponse donnée par l’autorité environnementale à une consultation de pertinence. Mais les parlementaires ont modifié cette disposition en spécifiant que cet avis n’a aucun effet contraignant. Le président de la république, ainsi que le ministre de l’économie et la ministre de l’environnement, ont alors signé un veto pour rétablir le texte original et protéger le caractère contraignant des « consultas de pertinencia » instauré en premier lieu par le projet de loi.

Ces péripéties législatives ont soulevé de nombreuses discussions au sein du Parlement et de la doctrine. Outre la légitimité discutée de l’utilisation du veto dans ce contexte particulier, les spécialistes ont eu à cette occasion l’opportunité de s’interroger sur la nature, la réglementation, la portée et surtout l’utilité de cette procédure du cas par cas dans le système d’évaluation environnementale au Chili : il s’agissait pour les partisans d’une évaluation renforcée, et donc du caractère non contraignant des « consultas de pertinencia », d’assurer une protection environnementale maximale en ne laissant pas une procédure trop superficielle déterminer la nécessité de réaliser une évaluation environnementale ou non ; et pour les partisans d’un assouplissement de la procédure, c’est-à-dire de l’instauration du caractère obligatoire de ces consultations, d’assurer une sécurité juridique accrue aux investisseurs grâce à une réponse unique, non susceptible d’être contredite par la suite.

 Quelques-unes des réponses possibles à ces interrogations pourraient être apportées par l’éclairage du droit comparé. Ainsi, en France, une procédure comparable est prévue par le code de l’environnement aux articles R. 122-2 et R. 122-7 : c’est l’examen au cas par cas. De prime abord, ces deux procédures peuvent sembler très similaires. Si elles se ressemblent sur certains points, elles sont en réalité très différentes quant à leur fonction au sein du système d’évaluation environnementale. Ces mécanismes, ancrés au sein de systèmes d’évaluation environnementale et nécessaires (I), souffrent cependant de nombreuses critiques liées notamment à la pression exercée par les volontés de croissance économique (II).

 

I. Un mécanisme nécessaire

Les procédures chiliennes et françaises cherchent à déterminer, au cas par cas, la nécessité de soumettre un projet à évaluation environnementale (A). Mais la réponse apportée à cette question par l’autorité administrative entraine des conséquences différentes selon les États (B).

A. Une procédure au cas par cas

Une procédure obligatoire ou facultative

L’article 8 de la loi chilienne n° 19.300 sur l’environnement dispose que « les projets ou activités signalés à l’article 10 ne pourront être exécutés ou modifiés qu’après évaluation de leur impact environnemental ». Cependant, dans une décision du 24 décembre 2018, la Cour Suprême a indiqué que la liste figurant à l’article 10 n’était pas exhaustive : certaines activités qui n’y sont pas mentionnées doivent tout de même être soumises à évaluation environnementale pour pouvoir être exécutées. Si la Cour justifie cette interprétation en définissant les risques de dommages qui doivent être pris en compte, il n’existe pas de liste précisant les types de projets ou activités concernés. C’est dans le cadre de cette incertitude que les « consultas de pertinencia » prennent tout leur sens. Un porteur de projet peut alors, de manière volontaire, demander son opinion au SEA concernant la pertinence de réaliser ou non une évaluation environnementale pour l’activité concernée.

C’est ici que se trouve une des plus grandes différences avec la procédure d’examen au cas par cas français. En effet, le code de l’environnement, en application de la directive 2011/92/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement, modifiée par la directive 2014/52/UE du 16 avril 2014, liste de manière détaillée l’ensemble des projets, plans ou programmes qui doivent obligatoirement être soumis à une évaluation environnementale. Il existe également une liste précise des activités qui sont obligatoirement soumises à un examen au cas par cas (respectivement aux articles R122-2 et R122-17). Facultative ou obligatoire, la procédure ne s’inscrit donc pas du tout dans le même cadre, au Chili et en France, pour le porteur de projet.

Un degré de précision nécessaire

Dans les deux cas, c’est au porteur de projet de présenter sa demande à l’administration compétente et de lui apporter les éléments nécessaires à la décision, qui sera prise en fonction de critères spécifiques. Cet aspect a été critiqué au Chili et la mauvaise foi de certains porteurs de projet pointée du doigt par de nombreux auteurs. C’est pour cela que, dans le cadre de la discussion du projet de loi « pro-investissement », des modifications apportées à l’article 11 entendaient obliger le porteur de projet à fournir des informations actualisées, détaillées et faisant foi. Cependant, le veto présidentiel a supprimé cette disposition en expliquant que ces exigences représentaient des lourdeurs administratives qui « bureaucratiseront » encore davantage la procédure (Veto presidencial que “Formula observaciones al Proyecto de Ley que perfecciona los textos legales que indica, para promover la inversión (boletín n°11.747-03)”, n°177-368/, le 24 septembre 2020). Pourtant, un certain niveau de précision est bien nécessaire à la réalisation de cette « pré-étude » d’activité, surtout si l’on soutient que la réponse qui y est apportée doit avoir force de décision et être contraignante pour les autres institutions, comme le prétend le gouvernement chilien.

 

B. Une réponse administrative contraignante

Une compétence dispersée

Dans les deux pays, l’évaluation environnementale est confiée à une autorité environnementale spécialement compétente pour cette tâche. Au Chili, c’est le Service d’Evaluation Environnementale (SEA) qui évalue les impacts des projets et activités sur l’environnement. Le SEA a également compétence pour émettre des opinions concernant la pertinence de réaliser ou non cette évaluation. Au contraire, ces deux missions sont confiées à des autorités différentes en France : le décret n°2020-844 du 3 juillet 2020 distingue l’autorité environnementale, compétente pour l’évaluation environnementale, de l’autorité chargée de l’examen au cas par cas. Ce décret a été pris en application de la loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat, qui soulignait par ailleurs la nécessité que ces deux autorités ne se trouvent pas dans « une position donnant lieu à un conflit d’intérêts », c’est-à-dire qu’elles ne doivent pas être chargées de l’élaboration du projet, du plan ou du programme.

En France, la compétence se répartit entre de nombreuses autorités différentes, selon la nature et la situation territoriale de l’activité concernée (ministre chargé de l’environnement, conseil général de l’environnement et du développement durable, missions régionales d’autorité environnementale, préfets de région…). Au contraire, la compétence au Chili est concentrée uniquement dans les mains du SEA. Cette centralisation représente plusieurs inconvénients, tels que la distance de l’institution avec les territoires directement concernés ou la surcharge de travail pour les agents du SEA, ce qui se traduit par un besoin croissant de personnel et de pouvoir d’enquête sur l’ensemble du territoire. En outre, une autre institution, sans équivalent en France, s’ajoute à l’équation : la Superintendance de l’Environnement (SMA), qui contrôle et sanctionne les manquements aux obligations environnementales

Un acte administratif contestable

Les réponses données aux procédures d’examen au cas par cas en France comme à la consultation de pertinence d’évaluation environnementale au Chili sont toutes les deux des actes administratifs susceptibles de faire l’objet d’un recours. En France, la décision rendue par l’autorité compétente pour l’examen au cas par cas prend la forme d’un arrêté préfectoral, pour lequel trois voies de recours sont possibles en cas de réponse positive : gracieux, auprès de l’autorité qui a pris la décision, hiérarchique, auprès du Ministre de l’Environnement, ou contentieux, auprès du tribunal administratif. Au Chili, les « consultations de pertinence » sont susceptibles de recours devant l’administration mais pas devant les Tribunaux Environnementaux. Contrairement au cas français, la réponse du SEA à la demande du porteur de projet ne constitue pas une décision, mais simplement une opinion de l’administration (Ord. Nº103050 du 23 septembre 2010). Celle-ci est censée ne créer aucun droit, ni pour le porteur de projet ni à l’égard des tiers. Pourtant, la Cour Suprême a déjà admis une action en protection menée par des tiers contre une réponse du SEA à une consultation de pertinence (ROL 9.012-2013 du 14 janvier 2014) ce qui peut entrainer une confusion sur la nature de cette opinion et alimente le débat autour de sa définition et ses limites.

Ainsi, en tant que simple opinion, une réponse négative à une consultation de pertinence n’exempte pas forcément le projet ou l’activité concernée d’être soumise à évaluation environnementale, à l’inverse de la décision négative à l’examen au cas par cas français. Elle ne vaut pas non plus autorisation d’exécution du projet. La SMA peut donc, malgré une réponse négative, requérir la soumission d’une activité à l’évaluation environnementale si elle l’estime nécessaire (MORAGA SARIEGO P. 2020). Cette incohérence montre bien que l’avis consultatif rendu par le SEA quant à la pertinence de réaliser ou non une évaluation environnementale n’est qu’une opinion et n’a pas de force obligatoire. La rendre contraignante pourrait ainsi permettre à de nombreux projets pouvant avoir des conséquences dommageables sur l’environnement d’échapper à l’évaluation environnementale.

La compétence de la SMA pose également un problème quant à la coordination des institutions et constitue un des arguments favorables à l’octroi d’un caractère contraignant à l’opinion du SEA. Si celle-ci lie la SMA, cela assurerait aux porteurs de projets une plus grande sécurité juridique et la certitude de ne pas avoir à réaliser une évaluation environnementale par la suite si le SEA s’est déjà prononcé négativement.

Au-delà des discussions concernant la nature des consultations de pertinence et ses mécanismes, il convient également d’analyser la mise en œuvre d’une telle procédure afin de réaffirmer sa pertinence dans une société toujours plus libérale.

 

II. L’évaluation environnementale aux prises avec le libéralisme

Malgré l’existence certaine d’intérêts à la réalisation d’examen préparatoire et au cas par cas, (A) les mécanismes étudiés dans cet article peuvent être objets de critiques, d’autant plus dans un contexte de conflit (récurrent) entre protection de l’environnement et croissance économique (B).

A. La pertinence de la procédure au cas par cas

Certains critiquent l’existence même des consultations au SEA : à quoi servent-elles si elles ne sont pas contraignantes et n’empêchent pas qu’une évaluation environnementale soit ensuit requise par la SMA ? Ce genre de procédure ne peut pas être considéré comme pertinent per se : il convient toujours de l’analyser au sein d’un système et en relation avec d’autres instruments. Ainsi, si son utilité peut être contestée au Chili, elle est indiscutable en France. Deux intérêts principaux à sa réalisation pour les projets potentiellement dangereux pour l’environnement sont à mentionner : l’examen au cas par cas permet, d’une part, d’éviter une évaluation environnementale couteuse et chronophage pour les projets qui n’auront finalement pas d’impact suffisamment importants sur l’environnement ; et d’autre part, de repérer les projets pour lesquels l’évaluation environnementale n’est pas obligatoire et qui ont pourtant de réels impacts sur l’environnement.

Mais ces avantages ne sont pas valables pour la procédure chilienne, qui connait actuellement de nombreux déséquilibres. Ceux-ci pourraient être dissipés grâce à l’instauration du caractère contraignant de la réponse du SEA aux consultations qui lui sont faites ; c’est du moins ce que promeut le projet de loi « pro-investissement », toujours en débat au Congrès. Les signataires du veto chilien expliquent qu’une telle mesure va dans le sens d’une « simplification de la justice » et d’une réduction des délais de procédure : si les projets d’investissements sont retardés ou ne peuvent se réaliser « à cause » d’un processus d’évaluation environnementale, la croissance économique s’en voit directement affectée. Il est alors fondamental de fournir un climat propice au développement de ces activités économiques en rendant les réponses apportées aux consultations de pertinence contraignantes.

 

B. Une procédure affaiblie

Un tel argumentaire nous fait « retourner aux temps des cavernes », s’indigne la professeure et avocate Ximena Insunza C. dans le cadre d’une conférence en ligne sur ce sujet organisée par la faculté de Droit de la Universidad de Chile le 2 octobre 2020. Elle dénonce le libéralisme économique de son pays, qui ne prend pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux particulièrement importants qui sont ceux du Chili. Selon elle, le fait de discuter d’un sujet aussi important que le caractère contraignant des « consultas de pertinencia », dans un cadre tout à fait étranger qu’est celui du vote d’un projet de loi pour les investissements économiques, montre le peu d’importance accordée à la protection de l’environnement par les économistes : « c’est comme si nous retournions 30 ans en arrière et que nous oubliions que toute cette manière de diriger l’économie doit aujourd’hui être centrée sur des objectifs de durabilité et de soutenabilité ».

Mais la procédure française n’est pas non plus à l’abri des critiques. De récentes réformes ont fait passer certaines catégories de projets d’un régime d’évaluation environnementale obligatoire à un régime d’examen au cas par cas : s’il est possible de critiquer la vision libérale de ces réformes et de dénoncer un amoindrissement de la protection environnementale, le Conseil d’État a pourtant indiqué qu’un tel changement « ne méconnait pas, par là-même, le principe de non-régression de la protection de l’environnement énoncé au II de l’article L.110-1 du code de l’environnement dès lors que, dans les deux cas, les projets susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement doivent faire l’objet, en application de l’article L122-1 du même code, d’une évaluation environnementale » (CE, 6ème et 1ère chambre, 8 décembre 2017, n°404391).

Une telle décision reste pourtant critiquable : un examen dans le cadre d’une évaluation environnementale est beaucoup plus poussé et approfondi que celui réalisé par l’autorité en charge de l’examen au cas par cas ou par le SEA pour déterminer si une activité doit être soumise à évaluation environnementale. Cet écart de précision peut faire craindre un manque de précision dans l’examen des activités potentiellement dangereuses pour l’environnement, permettant l’exécution de projet, plans ou programme dont la réalisation n’aurait pas été autorisée dans le cadre d’une réelle évaluation environnementale. Lors de la conférence organisée par la Universidad de Chile mentionnée plus haut, les opposants à l’instauration d’un caractère contraignant des « consultas de pertinencia » craignent aussi que des porteurs de projet de mauvaise foi demandent volontairement un avis au SEA et se voient exemptés d’évaluation environnementale grâce à un contrôle plus restreint. Mais la mauvaise foi est également présente dans le régime français de l’examen au cas par cas, qui ne laisse pourtant pas le choix aux porteurs de projets : en quelques clics sur internet, il est facile de trouver des prestataires spécialisés qui pourront vous aider à éviter l’évaluation environnementale, en « optimisant » les déclarations faites et les informations apportées lors de l’examen au cas par cas (par exemple, le service proposé sur le site https://cas-par-cas.fr/, qui dit ne facturer les clients que si la dispense est obtenue).

 

 

Bibliographie sélective :

ARTICLES

  • COUTON, Xavier (2020) : « La procédure de ‘‘cas par cas’’, un exercice de démonstration et d’argumentation », Opération immobilières, numéro 124, pages 47-50
  • DEPREZ, Delphine (2020) : « Autorité environnementale/examen au cas par cas : le décret tant attendu et paru cet été », Bulletin de Droit de l’Environnement Industriel, n° 89, page 7-7
  • MORAGA SARIEGO, Pilar (2019) : « Sentencia de la Corte Suprema de 24 de diciembre de 2018: Riesgo y precaución », Actualidad Jurídica Ambiental, https://www.actualidadjuridicaambiental.com/jurisprudencia-al-dia-iberoa..., consulté le 28/01/2021
  • MORAGA SARIEGO, Pilar et SPOERER RODRIK, Katia (2020) : « Comentario Sentencia 3° Tribunal Ambiental de Valdivia “Gervana del Carmen Velásquez Moraga y Otros con Superintendencia del Medio Ambiente” », Actualidad Jurídica Ambiental, https://www.actualidadjuridicaambiental.com/jurisprudencia-al-dia-chile-...é le 28/01/2021 
  • URIARTE R., Ana Lya et INSUNZA C., Ximena (2020) : « Análisis de las Consultas de Pertinencia y el veto del Proyecto Pro Inversión », Perspectivas CDA n°3, Centro de Derecho Ambiental, Facultad de Derecho de la Universidad de Chile, Santiago de Chile

 

 

TEXTES OFFICIELS

  • Veto presidencial que “Formula observaciones al Proyecto de Ley que perfecciona los textos legales que indica, para promover la inversión (boletín n°11.747-03)”, n°177-368/, le 24 septembre 2020

AUTRES SOURCES