Le droit à la déconnexion et son application : analyse comparative des approches française et italienne, par Beatrice Marsano

L'avènement de la technologie a radicalement modifié l'organisation du travail. Il a notamment dématérialisé les concepts de lieu et de temps pour l'exécution de certaines prestations : preuve en est qu’aujourd’hui on peut travailler n'importe où et n'importe quand. D’une part, ce phénomène peut conduire à une meilleure gestion du temps de travail. D'autre part, il peut provoquer une dilatation de ce même temps, entraînant un déséquilibre entre la vie privée et la vie professionnelle du travailleur, ainsi que des risques non négligeables pour sa santé. Selon des chiffres récents, 45% des salariés affirment avoir rencontré des difficultés telles que le déséquilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle.[1]

Dans ce contexte, on a ressenti le besoin de créer un droit permettant de concilier les obligations professionnelles des salariés avec leurs impératifs familiaux, sociaux et personnels, ce qui a conduit à l’émergence du droit à la déconnexion. 

Isabelle Dauzet, avocate en droit social, le définit comme « le droit pour le salarié de ne pas se connecter à ses outils numériques professionnels et de ne pas être contacté, en dehors de son temps de travail, que ce soit au moyen du matériel professionnel mis à sa disposition par l'employeur, ou de son matériel personnel ».[2]

Donc, par déconnexion on entend généralement la possibilité reconnue au travailleur de ne pas répondre aux e-mails, aux appels ou aux messages de travail pendant son temps de repos, sans que cela puisse compromettre sa situation professionnelle. Plus précisément, l’objectif du droit à la déconnexion est triple : « garantir le respect des temps de repos et de congé, le respect de la vie personnelle et familiale, et, plus largement, protéger la santé des salariés »[3]. Le travail peut en effet avoir des impacts très importants sur la santé physique et mentale des salariés. L’hyperconnexion, en soi, peut provoquer des troubles de la concentration, du sommeil, une fatigue permanente ou même des risques psychosociaux comme l’anxiété, la dépression et le burn out (ou syndrome d’épuisement professionnel).

Le droit à la déconnexion est un droit nouveau et dynamique, au cœur de l’actualité, dont la mise en œuvre au niveau européen est très hétérogène et souvent inefficace. En effet, la législation européenne n’est pas parvenue à assurer une règlementation uniforme en la matière et la seule source européenne qui semblerait prévoir le droit des travailleurs à la déconnexion est la directive 2003/88/CE. Cette directive fixe des prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d’aménagement du temps de travail pour les travailleurs au sein de l’Union européenne. Celles-ci couvrent : les périodes de repos journalier et hebdomadaire, les congés annuels, les temps de pause ainsi que la durée de travail hebdomadaire maximale et certains aspects du travail de nuit et du travail posté.[4]

Toutefois, comme l’a indiqué le Parlement européen dans sa résolution du 21 janvier 2021, « la directive 2003/88/CE ne prévoit pas expressément de droit des travailleurs à la déconnexion, ni n’exige des travailleurs qu’ils soient joignables en dehors de leurs heures de travail, pendant les périodes de repos ou pendant d’autres périodes en dehors de leur temps de travail »[5].

Dans cette résolution, le Parlement européen a souligné que la directive ne reconnaît pas un droit à la déconnexion. Il a aussi regretté qu’il n’existe aucune disposition explicite de l’Union octroyant aux travailleurs le droit d’être indisponibles en dehors des heures de travail convenues.

Du fait de cette absence d’harmonisation, la législation dans ce domaine varie considérablement d’un État membre à l’autre et chacun d’entre eux a adopté des approches différentes face à la déconnexion.

Puisque la législation européenne ne parvient pas à assurer une réglementation uniforme en matière de droit à la déconnexion, comment les ordres juridiques français et italien parviennent-ils à incorporer ce droit dans leur cadre législatif interne et quels dispositifs juridiques et pratiques pourraient être envisagés pour en renforcer l’effectivité ?

Cette étude comparée va analyser la façon dont les régimes français et italien ont encadré ce sujet, en se concentrant premièrement sur les différences majeures qui les caractérisent et les distinguent (I).

Dans un deuxième temps, on s’interrogera sur l’efficacité et l’effectivité des mesures adoptées (II) et on terminera l’analyse avec une réflexion sur l’urgence d’une règlementation uniforme au niveau européen.

 

  1. La diversité des approches retenues

Pour éviter les risques découlant d'une utilisation inappropriée des outils technologiques et de leurs effets sur l'équilibre vie-travail, certains pays européens ont théorisé le droit à la déconnexion, la France étant le premier d'entre eux.

En Italie, comme en France, le droit à la déconnexion du salarié a finalement été consacré, à des périodes différentes, par la loi : en droit français via la Loi du 8 août 2016, qui suit une jurisprudence de la Cour de cassation ; en droit italien via la Loi du 6 mai 2021.

Bien que la jurisprudence de la Cour de cassation française l’ait admis plusieurs années auparavant, notamment dans deux arrêts célèbres de 2001[6] et de 2004[7], il a fallu attendre la « Loi Travail » du 8 août 2016 [8] pour que ce droit soit consacré légalement. Le Code du travail, prévoit désormais l’obligation de négocier les « modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l'entreprise de dispositifs de régulation de l'utilisation des outils numériques » [9]. Plus précisément, cette obligation a été intégrée au bloc de négociation annuelle sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail.

En Italie, la déconnexion a été prise en compte pour la première fois par la Loi du 22 mai 2017 (“Loi n° 81/2017”) règlementant le travail à distance, qui en italien prend le nom de « lavoro agile ». Cette loi – contrairement au droit français – n'a pas reconnu la déconnexion comme un droit et elle n’a pas remis sa régulation à la négociation collective, mais plutôt à la négociation entre les parties.

Le droit à la déconnexion a été finalement reconnu par le législateur italien dans la Loi du 6 mai 2021 (“Loi n° 61/2021”), qui a établi pour les travailleurs en télétravail un véritable droit à la déconnexion dont l’exercice, nécessaire pour garantir le repos et la santé du travailleur, doit nécessairement être réglé par un accord individuel.

Cependant, le champ d'application de ces lois n'est pas identique ni peut-être tout à fait de même nature. Le droit à la déconnexion n'est donc pas identiquement consacré dans les deux pays.

En France, seules les entreprises « où sont constituées une ou plusieurs sections syndicales d'organisations représentatives » [10] ont l’obligation d’engager une négociation annuelle régulière sur ce sujet. Donc, seules les entreprises d’au moins 50 salariés ont l’obligation de définir les modalités d’exercice du droit à la déconnexion, soit par un accord collectif, soit, à défaut, par la voie d’une charte élaborée unilatéralement par l’employeur.

Le champ d’application de ce droit est beaucoup plus restreint en Italie où la déconnexion reste étroitement liée au travail à distance. Autrement dit, le droit à la déconnexion est limité aux travailleurs effectuant du « smart working » et il ne s’applique pas de manière générale à l’ensemble de la main-d’œuvre. [11]

Donc, la France et l’Italie ont prévu des limites différentes à l’application subjective de ce droit. Toutefois, on peut constater qu’il existe d’autres obstacles à la réalisation effective du droit à la déconnexion.

 

  1. L’ineffectivité du droit à la déconnexion

Bien que le droit à la déconnexion présente des avantages indéniables, sa mise en œuvre soulève de nombreux problèmes et difficultés pratiques.

En premier lieu, la prévision des sanctions à appliquer en cas de non-respect de ce droit est une condition sine qua de son effectivité. Il s’agit d’un aspect essentiel et pourtant totalement absent dans la législation française comme dans la législation italienne.

Le Code du travail français ne prévoit aucune sanction spécifique pour défaut de mise en œuvre des dispositions légales sur le droit à la déconnexion. Cependant, l’employeur pourrait être sanctionné pénalement s’il n’a pas respecté son obligation de négocier sur la qualité de vie au travail, incluant le droit à la déconnexion. Conformément à l’article L.2243-2 du Code du travail, le fait de se soustraire à cette obligation est puni d’un emprisonnement d'un an et d'une amende de 3750 euros. Ce dispositif, bien que rigide, reste relativement flou en termes d’application concrète. Avant tout, la sanction pénale prévue ne concerne que l'obligation de négocier et ne s'applique pas au manque de mesures tangibles pour faire respecter ce droit dans l'entreprise. En outre, il convient de souligner qu’en l’absence de charte aucune sanction n’est prévue par les textes, ce qui peut laisser place à une certaine tolérance du non-respect de la règle, rendant le droit à la déconnexion largement théorique dans certaines entreprises. [12]

De la même manière, la législation italienne demeure vague et indéterminée quant aux sanctions à appliquer dans le cas d’une éventuelle violation du droit à la déconnexion. Toutefois, un nouveau projet de loi propose l’introduction d’une sanction administrative entre 500 et 3000 euros d’amende. Une telle amende pourrait paraître dérisoire par rapport aux impacts potentiels sur la santé mentale et le bien-être des employés. En effet, cette mesure risque de ne pas inciter efficacement les employeurs à respecter ce droit, étant perçue davantage comme une formalité que comme un véritable outil de dissuasion et de prévention.

Deuxièmement, le fait que le droit à la déconnexion ne soit pas applicable dans toutes les entreprises (en France) et qu’il ne soit pas reconnu à tous les travailleurs (en Italie) affecte considérablement son effectivité. Dès lors, il conviendrait de supprimer le seuil français de 50 salariés, afin que toutes les entreprises soient concernées. Pour ce qui concerne l’Italie, il serait souhaitable d’étendre l’application de ce droit à tous les travailleurs exposés à un risque d’hyperconnexion, pour qu’ils aient tous la même protection.

En troisième lieu, les modalités auxquelles les deux pays ont confié la régulation du droit à la déconnexion méritent un examen attentif.

La législation française a introduit ce droit comme sujet de négociation annuelle obligatoire. L’employeur a donc l’obligation de négocier avec les représentants syndicaux afin de définir les modalités d’exercice du droit à la déconnexion de tous les salariés de l’entreprise, mais la loi ne prévoit pas l’obligation d’aboutir à un accord. À défaut d’accord, il doit élaborer une “charte informatique”, après avoir procédé à une analyse des risques afin d’assurer une protection maximale des systèmes d’information de l’entreprise. Il en résulte qu’en France la mise en œuvre du droit à la déconnexion repose en grande partie sur le rôle et la responsabilité de l’employeur. Il incombe aux employeurs de reconnaître l’importance de ce droit et de mettre en place des mesures concrètes pour le soutenir.[13] Toutefois, cela pourrait défavoriser les salariés, qui sont exclus de toute forme de négociation et qui doivent se limiter à respecter les accords collectifs ou, à défaut, la charte rédigée par leur employeur. Ce dernier pourrait privilégier les intérêts de l’entreprise, plutôt qu’agir comme garant du bien-être de ses employés. Pour éviter cette dérive, une solution serait de faire participer activement les salariés au processus de création de la charte. Cela permettrait de ne plus concevoir la charte comme une décision unilatérale de l’employeur imposée aux salariés, mais plutôt comme une décision collective prise d’un commun accord.

La législation italienne a retenu une approche différente : les modalités d’exercice du droit à la déconnexion sont remises à la négociation entre les parties. Il est donc nécessaire que l’employeur et le salarié concluent un accord individuel pour que ce droit puisse être mis en œuvre dans le cadre du rapport de travail. Il s’ensuit que les modalités concrètes du droit à la déconnexion pourront être personnalisées, avec la conséquence éventuelle que les salariés d’une même entreprise puissent se voir appliquer des modalités différentes.[14] Evidemment, cette prévision peut poser des problèmes d’inégalité entre les salariés au sein de l’entreprise. En outre, elle renforce la position de l’employeur, en affaiblissant encore plus celle qui est considérée comme étant la « partie faible » du rapport de travail, au point qu’un salarié pourrait bien refuser de faire usage de son droit ou se voir imposer des conditions moins favorables.

Enfin, un dernier aspect mérite une attention particulière : la sensibilisation et la formation des employés. Pour que le droit à la déconnexion soit effectivement respecté, il est essentiel d’informer les salariés et les managers sur l’importance du droit à la déconnexion et de les former aux bonnes pratiques en matière d’utilisation des outils numériques. Donc, les entreprises sont chargées de fournir aux salariés les informations nécessaires pour qu’ils puissent exercer leur droit de façon consciente et préparée. La sensibilisation au droit à la déconnexion, qui peut prendre plusieurs formes, telles que des séminaires, des ateliers ou des campagnes de sensibilisation, peut facilement contribuer à créer une culture organisationnelle qui valorise et soutient activement le droit à la déconnexion[15]. Pourtant, il s’agit d’un droit souvent peu connu et mal appliqué. Des statistiques montrent que les mesures adoptées ne sont pas efficaces et qu’elles sont appliquées de façon relative : pour les 56% de salariés qui déclarent constater des mises en place pratiques, seulement 12% considèrent qu’elles sont véritablement appliquées dans les faits, tandis que 39% estiment que ce n’est pas du tout le cas ![16]

Pour toutes ces raisons, il est évident que la règlementation européenne en la matière est insuffisante. L’Union européenne doit adopter une position ferme et établir un cadre juridique commun qui définisse et règlemente le droit à la déconnexion. Des obligations uniformes et réellement contraignantes doivent être imposées aux États membres, accompagnées de sanctions en cas de non-respect. L’urgence d’une règlementation uniforme au niveau européen a été soulignée par le Parlement européen dans sa résolution du 21 janvier 2021 où il a également demandé à la Commission de proposer un acte, qui serait vraisemblablement une directive, sur le télétravail et le droit à la déconnexion. Pour l’instant, la Commission européenne a mené une première phase de consultation avec les partenaires sociaux afin de recueillir leur point de vue sur les actions possibles dans ce domaine, mais le chemin vers l’adoption d’une directive s’annonce plein de défis et d’embûches.

 

 

[1] Laure Girardot, Déconnexion : 5 pistes pour aider vos salarié.e.s à décrocher (Ebook), p.12 (https://www.cmvrh.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/ebook-droit-a-la-deconnexion.pdf)

[2] Sylvie Laidet-Ratier, Tout savoir sur le droit à la déconnexion, mis à jour le 28 septembre 2022 (https://www.cadremploi.fr/editorial/conseils/droit-du-travail/tout-savoir-sur-le-droit-a-la-deconnexion)

[3] Sylvie Laidet-Ratier, Tout savoir sur le droit à la déconnexion, mis à jour le 28 septembre 2022 (https://www.cadremploi.fr/editorial/conseils/droit-du-travail/tout-savoir-sur-le-droit-a-la-deconnexion)

[4] Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail

[5] Résolution du Parlement européen du 21 janvier 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le droit à la déconnexion (2019/2181(INL))

[6] Chambre sociale de la Cour de Cassation, 2 octobre 2001, n°99-42.72

[7] Chambre sociale de la Cour de Cassation, 17 février 2004, n° 01-45.889 

[8] Loi n° 2016-1088 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels

[9] Article L2242-17 7°, Code du travail

[10] Article L2242-1, Code du travail

[11] Uni Global Union Cadres, Légiférer sur le droit à la déconnexion, Rapport, p.5 (2020)

[16] Laure Girardot, Déconnexion : 5 pistes pour aider vos salarié.e.s à décrocher (Ebook), p.11 (https://www.cmvrh.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/ebook-droit-a-la-deconnexion.pdf)