L'e-sport, ou quand jouer aux jeux vidéo devient un sport
Introduction
En 2015 le club allemand de football de Wolfsburg avait étonné le monde du foot en recrutant Benedikt Saltzer, le champion d'Europe de Fifa... un jeu vidéo ! Cela peut paraitre surprenant en Europe, mais en Corée du Sud, le jeu vidéo est depuis quelques années déjà un sport. Et ce phénomène arrive maintenant en Europe.
Utilisant les nouvelles technologies comme support, l'e-sport n'a pas encore un cadre juridique adapté. Pour favoriser son développement en Europe, plusieurs États ont commencé à s'y intéresser.
Il n'y a pas de définition juridique clairement établie du sport. Le Conseil d'État a, dans un arrêt du 3 mars 2008, eu recours au faisceau d'indice, et définit le sport comme la « recherche de la performance physique, l'organisation régulière de compétitions et le caractère bien défini des règles applicables à la pratique de cette activité ». En Allemagne, la Cour fédérale des comptes, considère qu'une activité sportive nécessite un entrainement physique et/ou la maitrise de son corps[1]. Avec une définition fiscale de la Cour fédérale des comptes, on remarque déjà l'importance économique que revêt le sport. L'activité physique semble déterminante, mais beaucoup d'activités cérébrales sont considérées comme un sport sans qu'elles ne demandent un effort physique (les échecs). Les jeux vidéo peuvent donc également être un sport.
Les joueurs professionnels ou gamers s'entrainent intensivement, tous les jours, sous la direction d'un coach et ils sont soumis à des contrôles antidopage. Les qualités physiques requises ne sont pas inférieures à celles requises pour les différentes épreuves de tir par exemple. Pour faire partie des meilleurs, les gamers doivent travailler leurs réflexes, leur coordination œil-main ainsi que le travail d'équipe pour ceux qui jouent à des jeux en équipe, et ils doivent évidemment avoir une connaissance parfaite du jeu.
Ces jeux qui attirent de plus en plus l'attention sont, pour n'en citer que quatre, League of Legends (LoL) de Riot, Dota 2 et Counter Strike de Valve ou encore Starcraft II de Blizzard. En contrôlant un héros (les Multiplayer Onlne Battle Arena tels LoL ou Dota 2), une armée (les Real Time Strategy comme Starcraft II), ou simplement une arme (les First Person Shooter comme Counter Strike), le but est toujours d'éliminer l'adversaire. Se jouant principalement en ligne, ces jeux ont su conquérir un vaste public. Si la plupart des gens jouent aux jeux vidéo pour s'amuser et se distraire, c'est devenu un métier pour certains. Des tournois offrant des récompenses élevées ont vu le jour, des sponsors sont arrivés, il n'en fallait pas plus pour attirer des spectateurs et des téléspectateurs. Le pays pionnier de l'e-sport est la Corée du Sud. A la fin des années 1990, le gouvernement a encouragé la modernisation des équipements informatiques et des télécommunications, permettant ainsi à un grand nombre d'accéder à ces jeux vidéo. Aujourd'hui les Coréens sont la locomotive de l'e-sport. C'est en 2000 qu'ils fondent la Korean e-Sports Association (KeSPA) qui influence toute la planète dans le domaine des jeux vidéo. Une économie s'est donc créée autour de ce phénomène, qui génère aujourd'hui énormément d'argent, et cela croît chaque année.
Désormais les sommes en jeux sont si élevées que le gouvernement français a entrepris d'encadrer l'e-sport. Ainsi Rudy Salles, député des Alpes-Maritimes et Jérôme Durain, sénateur de Saône-et-Loire, aidés par Aloïs Kirchner, inspecteur des finances, ont rendu au mois de mars 2016 un Rapport intermédiaire concernant la pratique compétitive du jeu vidéo (e-sport), afin d'établir des lignes directrices qui devraient permettre à la France de s'installer durablement dans le paysage de l'e-sport. Pour cela, le rapport aborde plusieurs sujets qui devront être traités afin d'encourager le développement de l'e-sport sur le territoire français.
Pour pouvoir exploiter pleinement le potentiel économique de l'e-sport, les compétitions devront d'abord être légalement autorisées (I) et leur accès ainsi que leur diffusion favorisés (II).
I. Les compétitions d'e-sport par rapport aux loteries
Le premier sujet abordé par le rapport est le statut de l'e-sport par rapport aux loteries. En effet, aujourd'hui les compétitions de jeux vidéo sont assimilées à des loteries, donc interdites en théorie, mais en pratique les compétitions d'e-sport sont tolérées. Pour éviter cette ambigüité, la première proposition du rapport est donc « d'exempter les compétitions d'e-sport du principe général d'interdiction des loteries, à condition que ces compétitions ne se déroulent pas en ligne et que les frais d’inscription demandés se limitent à une participation aux frais d’organisation et ne correspondent pas à des mises »[2]. On peut donc supposer que Hearthstone, le jeu de Blizzard pourra bénéficier de cette exemption. Or Hearthstone est un jeu de cartes où le hasard a une part non négligeable comparé aux autres styles de jeu (MOBA, FPS) et s'apparente en ce sens à une partie de poker. On peut alors se demander ce qui différencie des compétitions de Hearthstone des tournois de poker.
En France la pratique du poker est sévèrement encadrée. La Cour de cassation a rappelé en octobre 2013 que le poker était considéré comme une loterie et donc interdit. Il n'est autorisé que dans des cercles de jeu ayant obtenu une autorisation.
Certes Hearthstone est toléré car c'est un jeu vidéo, mais l'article L. 322-2 du Code de la sécurité intérieure prévoit que « sont réputées loteries et interdites toutes opérations [...] pouvant faire naître l'espérance d'un gain qui serait dû, même partiellement, au hasard et pour lesquelles un sacrifice financier est exigé par l'opérateur de la part des participant. », ainsi les organisateurs de tournoi de poker pourraient insister sur les similitudes entre leur jeu et Hearthstone pour faire autoriser des compétitions. Il faudrait, a priori, seulement aménager le système des mises pour ne pas entrer dans le "sacrifice financier du participant". La chance peut être réduite au poker en ayant des notions de probabilités, mais si les "bonnes" cartes ne viennent pas, il est beaucoup plus compliqué de gagner. Dans Hearthstone chaque joueur se fait son propre jeu de cartes, puis elles seront ensuite piochées dans un ordre aléatoire au cours de la partie. Comme au poker, si elles ne sortent pas dans le "bon ordre", il sera moins aisé de remporter la partie.
Entre le poker et Hearthstone se trouve Magic: l'assemblée, ce n'est pas un jeu vidéo. Les rencontres sont donc uniquement physiques, mais le principe est très similaire à Hearthstone. Le déroulement des compétitions de Magic: l'assemblée ne pose pas de problème, car le "sacrifice financier" est inexistant.
Le problème de la distinction entre jeux vidéo et loterie ne se pose pas en Suède. En effet le royaume scandinave considère les jeux vidéo comme un jeu d'adresse, et ne les soumet donc pas à la loi sur les jeux de hasard. Cette différente approche de l'e-sport se retrouve également dans les fédérations suédoises de l'e-sport. En effet, la Suède est un pays important de l'e-sport (qui serait le 2e sport le plus joué après le football), et compte trois fédérations plus ou moins liées aux jeux vidéo. La plus ancienne d'entre elles, Sverok, ne traite pas seulement des jeux vidéo mais aussi des jeux de société, catégorie dans laquelle rentre Magic: l'assemblée.
La législation sur les jeux de hasard diffère d'un État membre de l'Union européenne à l'autre, comme l'a rappelé la Cour de Justice de l'Union Européenne dans un arrêt du 8 juillet 2010. Chaque pays est libre d'y apporter les restrictions qu'il souhaite, à condition bien sûr de poursuivre un but d'intérêt général, les restrictions devant être proportionnées à l'objectif fixé.
L'e-sport va s'installer durablement en Europe. L'Union européenne pourrait donc harmoniser les législations en reconnaissant l'e-sport comme un sport, afin de permettre à tous les États membres de partir sur un pied d'égalité, quitte à, par la suite, leur laisser plus d'autonomie afin d'installer une concurrence qui favorisera le développement de l'e-sport en Europe. Le but étant pour les pays d'accueillir des compétitions sur leur territoire afin de pouvoir bénéficier, notamment, d'une partie des recettes que toucheront les organisateurs (sans pour autant les décourager de venir).
II. La fiscalité et la diffusion des compétitions d'e-sport
Une fois les compétitions autorisées et non plus seulement tolérées, elles devront être encadrées pour pouvoir en tirer des bénéfices. Comme dit plus haut, les sommes d'argent autour de l'e-sport deviennent chaque année plus importantes et si la France veut devenir un pays phare de l'e-sport comme l'est la Corée c'est surtout pour pouvoir profiter de ce nouveau secteur économique en pleine expansion. Le but principal de la réglementation des compétitions sera d'en encourager l'organisation en France. Lors des Jeux Olympiques, d'une Coupe du monde ou d'Europe, plusieurs pays souhaitent à chaque fois accueillir l'évènement sur son territoire. Il en ira de même pour l'e-sport. A titre d'exemple, en 2014 les places pour la finale mondiale de League of Legends ont toutes trouvé preneur, soit 40 000 spectateurs au Sangan Stadium à Séoul. Pour les spectateurs, le rapport prévoit dans sa proposition n°10 de soumettre les droits d'entrée aux compétitions d'e-sport au taux réduit de la TVA à 5,5%. C'est également ce qui se fait pour la majorité des évènements sportifs depuis le 1er janvier 2015. Ce serait donc une étape de plus vers la reconnaissance de l'e-sport et cela serait en outre plus avantageux fiscalement pour les organisateurs des compétitions, qui ne seront plus soumis à l'impôt sur les spectacles qui est de 8%. Ce taux réduit de la TVA permettra par ailleurs de concurrencer l'Allemagne qui applique un taux de 19% sur la vente des billets (ce taux est de 10% en Corée).
En plus des 40 000 spectateurs présents au stade, la finale de LoL a réuni 27 millions de téléspectateurs. La retransmission est donc un autre aspect primordial de l'e-sport. En France deux chaines diffusent du contenu relatif à l'e-sport: l'Équipe 21 (accessible à tous) et GameOne (requiert un abonnement particulier). Cette exposition médiatique n'est pas loin derrière celle des pays les plus avancés en la matière, comme la Suède ou la Corée, et va encore se développer proportionnellement à la croissance de l'e-sport.
L'autre canal de diffusion de l'e-sport est le streaming en ligne via diverses plateformes telles que Twitch, YouTube ou encore DailyMotion.
Pour améliorer sa diffusion l'e-sport devra éviter l'interdiction des publicités clandestines, fixée par un décret pris d'après la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. En effet, ce texte empêche actuellement de faire apparaitre à l'écran les logos des sponsors et des équipes, ce qui représente un frein considérable au développement des compétitions d'e-sport. Lors des compétitions les logos apparaissent en effet sur les maillots des joueurs, dans l'enceinte recevant les matchs et également sur les ordinateurs. Pour remédier à cela, le rapport prévoit de confier au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) le soin d'appliquer à l'e-sport la même tolérance qu'aux sports "classiques". Pour ces derniers, les sponsors visibles dans le stade, que ce soit sur les maillots (ou sur les véhicules pour les sports mécaniques) ou sur les infrastructures (au bord du terrain, dans les tribunes), ne sont pas considérés comme des publicités clandestines.
Le CSA aura également pour mission, afin de protéger les mineurs, de décider des horaires de diffusion sans se baser uniquement sur le système PEGI (Pan European Game Information). La classification PEGI détermine l'âge minimal pour jouer à un jeu vidéo en fonction de son contenu. Selon la violence, la présence de drogues ou de sexe par exemple, le jeu sera recommandé aux mineurs de plus de douze, seize ou dix-huit ans. Or les images visibles lors des compétitions ne contiennent pas forcément ce qui a valu au jeu sa classification PEGI. Avec un barème moins sévère du CSA, la présence d'e-sport à la télévision sera facilitée sans pour autant choquer les mineurs.
Conclusion
L'e-sport ne peut donc plus être ignoré, et le gouvernement français a bien fait de traiter la question. Un cadre juridique va permettre à cette discipline de s'imposer dans le paysage sportif et d'avoir par conséquent des retombées économiques très positives. En tant que sport l'e-sport pourra également être un nouveau moyen de promouvoir les valeurs du sport tel que le respect, le fair-play ou la tolérance.
L'e-sport est en train de naitre en Europe, et cela nécessitera évidemment quelques années pour qu'il puisse jouir d'un cadre juridique stable. La protection des mineurs devra être garantie. Le problème des paris devra être également résolu. Bien qu'ils soient actuellement sévèrement réglementés, ils sont pourtant toujours sujets à des fraudes. Le statut des joueurs professionnels devra être règlementé, de sorte que chaque pays soit en concurrence pour attirer sur son territoire un joueur ou une équipe, comme le font chaque année les clubs qui se renforcent par des transferts toujours très commentés.
L'initiative du gouvernement français est de bon augure, et en échangeant avec les autres grandes nations de l'e-sport, il n'y a pas de doutes que la France saura attirer l'intérêt des gamers et un jour recevoir les Jeux Olympiques de l'e-sport -les eGames, que les Britanniques ont prévu d'organiser en marge de chaque Jeux Olympiques (d'été et d'hiver)[3]. Un premier pas dans cette direction a été franchi le 27 avril 2016 lorsque l'association France eSports a été créée.
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGE
- FÉRAL-SCHUHL (C.), Cyberdroit 2011/2012, Dalloz, 6ème édition, 2010, 1101 p.
TEXTES OFFICIELS
France
- Loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs, JORF n°0139 du 18 juin 1998, p. 9255.
- Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (Loi Léotard), JORF du 1 octobre 1986, p. 11755.
- Décret n°92-280 du 27 mars 1992 pris pour l'application des articles 27 et 33 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 et fixant les principes généraux définissant les obligations des éditeurs de services en matière de publicité, de parrainage et de télé-achat, JORF n°75 du 28 mars 1992.
- R. Salles, J. Durain, mars 2016, Rapport intermédiaire concernant la pratique compétitive du jeu vidéo (e-sport)
- Projet de loi pour une République numérique.
Allemagne
- Jugendschutzgesetz, vom 23. Juli 2002 (BGBl. I S. 2730).
Suède
- Lotterilag, du 9 juin 1994.
Corée du Sud
- Shutdown law (ou Cinderella Law)
JURISPRUDENCE
- Cass. crim., N° de pourvoir 12-84784 du 30 octobre 2013, Bulletin criminel 2013, n° 210
- Arrêt de la Cour (quatrième chambre) du 8 juillet 2010, Affaires C-447/08 et C-448/08
- Bundesfinanzhof-Urteil vom 29.10.1997 (I R 13/97) BStBl. 1998 II S. 9