Les filles du docteur March par Greta Gerwig, une nouvelle adaptation du classique de Louisa May Alcott

L'histoire du roman Les quatres filles du docteur March est pour moi très particulière. Longtemps j'ai pris plaisir à regarder les différentes adaptations cinématographiques de ce livre au moment de noël lorsqu'elles étaient diffusées à la télévision. Pour mes deux grandes soeurs et moi, c'était devenu un rituel, car, d'une certaine façon, suivre les aventures de ces quatre soeurs nous permettait de nous projetter en elles, de nous reconnaitre individuellement dans chacun des personnages mais aussi dans ce lien unique qu'est la sororité. Plus tard, un peu par hasard, j'ai entrepris de lire le roman, que j'ai dévoré. C'est Simone de Beauvoir, une grande figure féministe que l'on ne peut qu'admirer qui, dans Ses mémoires d'une jeune fille bien rangée, revient sur sa lecture de l'oeuvre : elle affirme s'être retrouvée dans le personnage de Jo, l'intellectuelle mais aussi et surtout la "feministe" ou pour ne pas faire d'anachronisme le garçon manqué qui tente de s'émanciper par son art. Et c'est à travers ce prisme féministe que j'ai lu le roman pour la première fois. Tout ceci explique pourquoi j'étais très enthousiate en apprenant l'année dernière que ce classique allait être adapté à nouveau. Qui plus est par une femme. 

ENTRONS DANS LE VIF DU SUJET

Une adaptation fidèle de l'oeuvre originale

Le film Les filles du docteur March réalisé par Greta Gerwig est une adaptation cinématographique très fidèle du roman Les quatre filles du docteur March publié par Louisa May Alcott en 1868. L'intrigue se déroule aux Etats-Unis, à Concord, dans l'Etat du Massachusetts pendant la guerre de Sécession. Elle retrace le quotidien de quatre jeunes filles d'une famille de la classe moyenne en ce temps de guerre : la douce et raisonnable Margaret ("Meg"),  l'intrépide et originale Joséphine ("Jo"), la sensible et charitable Elisabeth (''Beth") et la capricieuse et coquette Amy. L'oeuvre est en partie autobiographique puisque pour l'écrire Louisa May Alcott puise son inspiration dans sa propre vie et sa relation avec ses soeurs ; le personnage de Jo considéré comme le double de l'autrice, figure de l'écrivaine rebelle. Depuis toujours passionnée par ce roman, Greta Gerwig décide de l'adapter à nouveau pour le "moderniser" et "l'inscrire au coeur des problématiques actuelles". C'est aussi une adaptation qu'elle considère très personnelle ; au cours d'une interview elle explique s'être totalement détachée de ce qui avait été proposé auparavant afin de se concentrer exclusivement sur l'oeuvre et sa propre expérience de celle-ci. Néanmoins, puisqu'il s'agit d'une oeuvre très présente dans l'imaginaire collectif (notamment aux Etats-Unis), elle refuse de la "tordre ou de jouer avec". Greta Gerwig a simplement retravaillé la chronologie de l'histoire en construisant son récit sur deux temporalités: l'enfance et l'âge adulte. C'est ainsi qu'elle parvient à exprimer la difficulté du passage à l'âge adulte pour les personnages, mais aussi la vivacité des échanges et des rivalités qui existent entre les soeurs March qui sont parfois aussi violentes que bouleversantes. Sans chercher à gommer les défauts des personnages, elle montre combien leurs défauts sont essentiels dans leur accomplissement personnel mais aussi dans l'évolution de leur lien. La sororité est sans cesse remise en question ou mise à l'épreuve. La réalisatrice exploite la complexité mais aussi la force de ce lien, notamment à travers la relation de Jo et d'Amy lesquelles semblent à la fois trop similaires et trop différentes pour réussir à s'entendre. On pense à la scène cruciale au cours de laquelle Amy brûle le premier manuscrit de Jo par vengeance car celle-ci a refusé de l'emmener au théâtre. Et comme une sorte de pendant à cette scène, on repense au moment de l'accident de patins à glace : lorsque Amy suit Jo et Laurie malgré l'interdiction de Jo et qu'elle passe au travers de la glace. Elle est sauvée par Jo qui est rongée par la culpabilité. Sans oublier leur amour commun pour Laurie que, d'une certaine façon, elles se disputent depuis toujours. 

Un casting plus qu'attirant

Cette adaptation attire le regard grâce au casting qu'elle propose: d'un côté de jeunes actrices/acteurs très prometteurs comme Saoirse Ronan ("Jo"), Florence Pugh ("Amy") et Timothée Chalamet (''Laurie"), de l'autre des actrices/acteurs connus et reconnus tels que Emma Watson ("Meg"), Laura Dern (''Marmee"), Meryl Streep (Tante March) et Louis Garrel (Friedrich Bhaer). La tête d'affiche reste Saoirse Ronan qui joue le rôle de Jo, personnage qui est considéré comme le double de l'autrice étant elle-même une écrivaine en devenir. En 2020, Saoirse Ronan est nominée pour l'Oscar de la meilleure actrice pour son interprétation dans le film, de quoi attirer l'attention des spectateurs et saluer la qualité de l'adapation. 

Une nouvelle fin en hommage à l'autrice 

SPOILER ALERT. La modification la plus frappante qu'opère Greta Gerwig sur l'intrigue est sa décision de changer le destin de Jo. Si à son époque Louisa May Alcott avait dû se plier aux exigences de ses éditeurs en donnant au personnage de Joséphine, son double, un mari et des enfants, Greta Gerwig s'y refuse. Jo ne se marie pas avec Friedrich Bhaer : elle reste alors cette âme libre et rebelle comme l'était l'autrice qui contrairement à son personnage ne s'est jamais mariée et n'a jamais eu d'enfant. En hommage à l'autrice, à la fin du film, Jo négocie le pourcentage avec ses éditeurs, garde ses droits d'auteurs et donne au personnage qui s'inspire d'elle un destin différent du sien: un mariage avec Friedrich et des enfants. Exactement comme Louisa May Alcott avait dû le faire à son époque. La réalisatrice explique ce choix de fin dans une interview pour le podcast Director's Cut ; elle dit avoir réalisé la fin que l'autrice aurait aimé être libre de donner à l'époque. Une manière pour elle de réécrire l'histoire de l'autrice en faisant naître son idéal, mais aussi d'ancrer dans l'histoire des femmes la possibilité d'avoir le choix et donc de faire de Jo un symbole de cette lutte. Ce qui semblait déjà être le projet de l'autrice des décénies auparavant. 

 Jo, LE personnage féministe?

 Il s'agit d'une oeuvre progressiste qui a marqué de nombreuses générations, de femmes particulièrement. Le roman de Louisa May Alcott est perçu comme un incontournable de l'émancipaption féminine, tout cet aspect semblant être porté exclusivement par le personnage de Jo. Elle est l'image même du féminisme premier degré: le refus des convenances, cette ardente volonté d'avoir le choix et de se défaire de son devoir de femme. Et si Jo se marie à la fin de l'oeuvre d'Alcott, son destin est différent dans l'adaptation de Gerwig puisqu'elle ne se mariera jamais. Comme l'aurait souhaité Louisa May Alcott le personnage de Jo reste ''libre" et incarne ainsi à la perfection les idéaux progressistes qu'elle souhaitait véhiculer. Pourtant Jo n'est pas la seule féministe de l'oeuvre, elles le sont toutes à leur façon puisque toutes elles représentent une possibilité de devenir pour les femmes. Etant toutes combatives, chacune d'entre elles poursuit avec ténacité ses rêves pour devenir femme. Chose peu commune à l'époque mais toujours d'actualité aujourd'hui : ne pas naître femme mais se forger en tant que telle si on le désire. On peut rappeler le reproche de Meg à Jo ''Ce n'est pas parce que mes rêves sont différents des tiens qu'ils ne sont pas importants", dans cette phrase résonne la complexité actuelle du féminisme, une femme est libre de ne pas vouloir ''s'émanciper'' à la manière d'un certaine forme de féminisme qui rejette en bloc tout ce que la société patriarcale lui a longtemps imposé. Voilà ce qui élève l'oeuvre d'Alcott au rang de classique, sa capacité à résonner et à faire encore et toujours réfléchir à travers les époques. Son pouvoir d'être à la fois une oeuvre intemporelle et actuelle. L'adapation produite par Gerwig en est la preuve. 

Une adaption qui malgré tout déçoit la critique 

Malgré le succès du film au box office (et à mes yeux...) celui-ci est largement critiqué. Et je dois l'admettre, parfois, à juste titre. On lui reproche son manque de vivacité et un côté trop classique. La réalisatrice n'ose pas assez et ne traîte pas suffisament de l'aspect féministe qui est omniprésent dans notre société, ou quand elle le traite c'est avec trop peu de subtilité. Selon la critique, notamment celle Charlotte Lipinska dans France Inter, le féminisme dans l'oeuvre est trop démonstratif, trop "surjoué", "tout est surligné au stabilo". A cette critique je répondrais que dans la temporalité de l'histoire ce qui est évident pour nous en 2020 ne l'était certainement pas en 1868, c'est pourquoi par fidélité à l'oeuvre originale il était difficile pour la réalisatrice de traiter de ce sujet avec plus de vivacité ou de subtilité. Ce n'est d'ailleurs pas une oeuvre exclusivement féministe, il s'agit d'un aspect de l'oeuvre mais le rendre omniprésent ne serait pas nécessairement pertinent puisque cela se ferait au détriment des autres. On critique également l'incapacité de la réalisatrice à exprimer pleinement ce qu'est la sororité, c'est ce que reproche Eva Bettan dans France Inter. Avec du recul, cette critique est assez légitime dans la mesure où, certes la compléxité des liens est etudiée, mais toujours à travers le prisme de Jo. Elle reste le seul personnage vraiment vivant du film et les autres soeurs, tout comme leurs problématiques personnelles, sont trop peu mises en avant. Ce qui à mon sens dessert l'oeuvre. C'était déjà un peu le cas dans le roman d'Alcott, mais retravailler cela aurait été une approche intéressante, novatrice.

Alors oui, cette adaption reste imparfaite mais il n'empêche qu'elle reste un très bel hommage à l'autrice, un moyen divertissant et émouvant de découvrir un classique de la littérature américaine et de peut-être donner envie de lire le texte original. En ce qui me concerne j'ai énormément apprécié ce film et je le recommande vivement, ne serait-ce que pour la qualité du casting, du travail sur les costumes et des décors. 

 

 

 

Dans la même catégorie

Incident

par Angele Forget le 06/12/2023

Dark, une œuvre SF incomparable

par Ilona Ohana le 31/01/2023

SIBEL - UNE HISTOIRE D'ÉMANCIPATION

par Clara Haelters le 30/01/2023

Critique : Mamoru Oshii, Ghost in the Shell, 1995

par Suzon Chentre le 19/01/2023