L’exposition Wilder Mann : Réfléchir sur notre rapport à la nature 

 


L’exposition Wilder Mann : Réfléchir sur notre rapport à la nature 

L’exposition de Charles Fréger Wilder Mann ou la Figure du Sauvage, à la fois ethnologique et esthétique retrace les « figures du sauvage » à travers l’Europe. A l’origine, les « wilder mann » signifiant « hommes sauvages » en Allemand sont selon la légende, les fils issus de l’union d’un ours et d’une femme. La série de clichés pris par Fréger date de 2012. Ces traditions chamaniques ont traversé le temps en mutant, se transformant tout en conservant les convictions des forces surnaturelles qu’elles portent.   

Pourquoi Charles Fréger s’interesse à ces figures ? Selon la préface de Robert McLiam Wilson, il s’agit de comprendre dans notre ère postmoderne capitaliste que l’homme reste profondément lié avec la nature et qu’il existe une manière de vivre « autre ». « L’Autre » a une dimension inquiétante liée à l’inconnu, à ce qui nous est étranger. Il appelle malgré tout à quelque chose profondément ancré en nous. Nous sommes, d’après Mc Liam Wilson, attirés d’une manière inexpliquée par le primitif, cet Autre qui nous rappelle notre nature profonde. Le médium de la photographie utilisé par Charles Fréger corrobore cette réflexion sur la place de la modernité dans ces figures chamanique. La technologie vient en effet immortaliser ces figures et les figer dans le temps.  

Il faut savoir que la plupart des traditions que Charles Fréger met en lumière dans cette exposition datent du Moyen-Âge. En effet, plusieurs figures comme par exemple celles du Strohbär (ours de paille) et Strohmann (homme de paille) sont le fruit de légendes des campagnes médiévales allemandes. Ces figures ont alors une importante connotation religieuse païenne, elles personnifient des entités primordiales dans les cultures anciennes comme l’hiver, la luxure, le diable, etc… Cependant, ces figures évoluent avec le temps, les costumes traditionnels se mettant parfois au service d’évènements plus récents comme par exemple le groupe des Wilden, photographiés dans le cadre du carnaval de Telfs appelé Schleicherlaufen qui a lieu tous les cinq ans depuis 1890. 


Le pouvoir surnaturel des traditions européennes païennes

Ces figures pour le plus grand nombre sont les héritières de traditions ancestrales liées à des pouvoirs surnaturels. Nous pouvons prendre pour exemple la figure du Kurent qui est un démon qui chasse l’hiver et réveille la nature. Ces rôles autrefois primordiaux sont liés à des pouvoirs chamaniques, de transcendance de l’homme dans un autre corps, ici celui du démon pour incarner le bien ou le mal. Ces croyances populaires ont bien sûr été diabolisées, principalement par l’Église catholique. C’est même ces pratiques chamaniques qui pour l’historien Carlo Ginzburg sont à l’origine du Sabbat. Pour lui, le stéréotype du sabbat représente la fusion de deux images distinctes. La première, élaborée par la culture savante, était fondée sur la croyance en une secte hostile, complotant contre l’Eglise. 

« La seconde, enracinée dans la culture folklorique, reposait sur la croyance en d'extraordinaires capacités d'individus déterminés, hommes et femmes, qui rejoignaient en extase, souvent sous forme d'animaux ou à cheval sur des animaux, le monde des morts, afin de procurer prospérité à la commu­nauté. »  

Cette seconde image correspond à toutes ces traditions païennes du nord et de l’est de l’Europe. La fusion entre ces deux imaginaires permet selon Ginzburg, l’émergence du Sabbat. Certains rites ou traditions correspondent en effet aux critères de l’Eglise catholique des cultes diaboliques. La figure du Momotxorro par exemple est caractérisé par un comportement violent, à connotations sexuelles.  La légende raconte qu’il se travestit en animal pour entrer dans les maisons et violer ses habitantes. Cette « perversion » sexuelle est l’un des critères les plus net de l’Eglise catholique pour définir un culte diabolique. Le Momotxorro a d’ailleurs plusieurs symboles qui rappellent l’imaginaire du Diable comme les cornes de taureau et la fourche sur laquelle il s’appuie. 


Un rapport intuitif à la nature 

Ces figures chamaniques ont également un rapport particulier avec la nature dont le premier indicateur  est bien sûr le costume. Celui-ci est fabriqué avec des matériaux naturels, animal ou végétal. Charles Fréger décrit ainsi l’homme sauvage : 

« Le plus souvent, l’Homme sauvage est vêtu d’un costume réalisé en matières naturelles ou en peaux animales ; son visage est rendu méconnaissable, soit par un masque, un costume qui le recouvre intégralement ou encore un grimage noir. Un accessoire - bâton, massue ou autre- et une ou plusieurs cloches complètent sa tenue »

Nous pouvons prendre l’exemple de la figure du  Burryman qui est constitué principalement de chardons cueillis un à un par les membres de la communauté. Ils rapportent ainsi plus de 5000 chardons qui permettent l’assemblage du costume.  Tout comme le Burryman, presque l’intégralité des figures photographiées par Charles Fréger ont des costumes naturels. Pourquoi ces costumes sont-ils significatifs ? Tout d’abord parce qu’ils manifestent une volonté de célébrer la nature et de se reconnecter à elle. Mais il s’agit aussi de s’y fondre, de s’imprégner à la nature afin d’avoir un effet sur elle. 

«Le rituel chamanique (…) donne la parole aux animaux qui peuplent la forêt environnante, il fait entendre les voix du passé. Il explore le point de vue de la montagne, de la rivière, de l’ours, de l’ancêtre qui habite l’arbre. L’imagination chamanique prolonge ce qui paraît être une des fonctions primordiales de l’imagination chez les hommes depuis Homo erectus : enrichir et approfondir le rapport de l’homme à son milieu. ». - Charles Stépanoff -  Voyager dans l’invisible : techniques chamaniques de l’imagination 

Cet imaginaire autour de la nature interroge notre lien primitif à la nature et à notre environnement. Les pratiques chamaniques ont également cet objectif notamment au travers de l’intervention de figures zoomorphes. Selon Charles Fréger, chaque société a alors privilégié l’animal de son entourage qui était métaphoriquement le plus riche, et donc le plus à même d’obtenir la bienveillance des esprits, la fécondité des terres, la fertilité des femmes ou encore une météo clémente. 

Parmi ces figures d’animaux, celle qui ressort le plus dans le livre de Charles Fréger est celle de l’ours. Pourquoi des ours ? L’ours est tout d’abord un animal en connexion avec le cycle des saisons et un symbole du printemps. Lorsque l’ours sort de son hibernation, il annonce un printemps imminent. D’autre part, l’ours, passant du temps dans sa caverne aurait un lien avec l’au delà et serait donc un symbole des ancêtres et des morts. Enfin, l’ours est étroitement lié à l’Homme Sauvage puisqu’il en serait le géniteur. 

Comment Fréger parvient à mettre en lumière ce rapport à la nature ? Tout d’abord par des  arrières plan dégagés dans des lieux naturels sans aucune trace de civilisation. En effet, qu’il s’agisse de paysage enneigés, montagneux, ou encore en forêt, aucune photo ne montre la présence d’un public. D’autre part, nombreuses photographies capturent une figure solitaire. Pourquoi cette solitude ? De nombreuses traditions chamaniques mettent en avant une figure unique de chaman représentant l’ensemble de la société ou du groupe. Le chaman se distingue du groupe soit par ses capacités extraordinaire soit parce qu’il incarne le courage, la force et son pouvoir de transformer la nature. Par exemple, la figure du Kurent est une figure unique de démon qui a le pouvoir de chasser l’hiver et réveiller la nature. Cette figure est solitaire et sur elle repose l’ordre des saisons et le bien être de la nature. 


L’imaginaire du temps et de la mort 

L’imaginaire de la mort est fortement lié à l’imaginaire du masque. En effet, une grande partie de ces figures chamaniques sont masquées. L'ensemble des cultures a toujours vu dans les masques une incarnation des morts et dans de nombreuse langues, le même mot désigne masque et mort. Aussi les fêtes des morts, ancêtres ou revenants sont accompagnées de sorties de masques. Les masques représentent ainsi la capacité de communiquer avec les esprits et constitue une sorte de pont entre les esprits et le chaman.

D’autre part, le calendrier de ces pratiques correspond à une conception du temps propres à ces cultures. La majorité des processions a lieu en hiver et au printemps. En hiver, car c’est la période la plus dure pour la population  et où les pouvoirs chamaniques sont les plus nécessaires afin de chasser l’hiver et d’invoquer des futures récoltes fructueuses. Le printemps est au contraire un moment où il faut soutenir la croissance des plantes et le retour de la végétation. Le moment le plus important pour nombre de ces traditions est la période des douze jours qui s’étendent du 24 décembre au 5 janvier. 

« Ces douze jours n’appartiennent pas au déroulement ordinaire de la vie (…) Les cérémonies qui ont lieu entre Noël et l’Epiphanie ont pour fonctions de protéger les hommes des dangers réels ou fictif qui guettent le monde de l’imagination, d’aider le soleil en danger à franchir une courbe périlleuse de sa course, et de secourir la fertilité des grains enfouis sous la terre par une exhibition symbolique de la sexualité animale ». - Yvonne de Siké 

Nous pouvons également voir que de nombreuses processions célèbrent la mort et la résurrection, ce qui n’est pas sans rappeler le cycle des saisons et la renaissance de la faune et la flore. Certaines mettent en scène le jugement, la mise à mort ou les funérailles, ce qui représente à la fois le terme de l’année qui vient de s’écouler mais aussi l’expiation des péchés de toute une communauté à travers la mise à mort d’une figure symbolique. La mise à mort est un thème intéressant, par exemple chez les Buso, qui brulent le jour de Mardi Gras un costume de Buso dans un cercueil pour symboliser la fin de l’hiver.

Pour conclure, la série de clichés de Charles Fréger est un réel témoignage de la subsistance de ces traditions chamaniques, bien qu’elles aient muté à travers le temps pour devenir plus  proche d’un divertissement qu’une réelle pratique rituelle. Elles nous permettent ainsi d’observer un autre mode de pensée et  ainsi d’envisager un autre rapport au monde et à la nature. 

Pour voir le portfolio de l'exposition : http://www.charlesfreger.com/fr/portfolio/wilder-mann/

- Manon Retailleau