L’obsolescence législative motrice de l’évolution juridico-sociale

Officiellement, les femmes n’avaient pas le droit de porter un pantalon en France avant 2013. Pourtant celles-ci n’ont pas attendu cette date pour librement se parer de ce vêtement. Il semblerait ainsi que l’interprétation des prescriptions juridiques qui émanent de la branche législative et expriment la volonté générale ne se limitent pas à celle de la branche judiciaire. Ce n’est donc pas tant le respect du droit qui est remis en cause que la forme que prend l’adhésion aux lois. L’affaire du pantalon souligne en effet l’apparition d’une tendance sociale créée par la rigidité de la théorique règle de droit. On constate que les administrés n’attendent plus toujours l’évolution du texte de loi sous forme d’amendement ou d’abrogation, mais imposent de façon proactive la réinterprétation de la loi rouillée ou morte.

La fameuse affaire américaine Lawrence v. Texas de 2003 permet de se convaincre de cette tendance sociale. Les deux citoyens n’avaient ici pas attendu l’évolution de la loi pour initier un changement social — si l’on en croit la lecture controversée de cette affaire qui a résulté en l’abrogation de la loi texane prohibant la sodomie entre deux hommes. Il s’agissant du crime parfait. Non pas en vertu de l’absence de preuve de commission du crime, mais au contraire, grâce à la mise en évidence absolue de celui-ci, au point pour les intéressés d’être arrêtés par la police. C’est ce que souligne le juge Janice Law en évoquant le “test case parfait”. Un test case est une affaire juridique résultant d’une volontaire mise en scène allant à l’encontre du droit en vigueur, et dont l’instrumentalisation de l’illégalité n’a pas pour but d’être utilisée comme une fin en soit mais plutôt comme un moyen de faire changer le droit — ou du moins d’évaluer l’esprit et la posture d’une Cour particulière afin d’estimer de façon approximative la décision potentielle de celle-ci. Ainsi, si l’interprétation et l’application du droit sont liées à l’évolution sociale, l’affaire Lawrence souligne qu’il est parfois nécessaire de mettre une loi considérée obsolète sous le marteau du juge pour que celui-ci tranche officiellement la question. Mise devant le fait accompli, la Cour a tranché pour l’anti-constitutionnalité de la loi interdisant la sodomie entre homosexuels. L’originalité des test cases n’est pas liée aux décisions du juge mais au comportement des citoyens. Car ce sont ici leurs actes illégaux — ayant pour simple but d’obtenir un jugement — qui mettent en exergue la volonté des administrés d'impacter le droit. Les juges se contentent d’interpréter la législation et ne s’attardent pas sur le caractère engagé du requérant.

Ainsi, aussi désuète et misogyne qu’une loi, comme celle du pantalon, puisse paraître, l’enjeu fondamental demeure celui de l’insécurité juridique latent. Car si nul n’est censé ignorer la loi, comment peut-il la respecter si elle change en pratique et non en théorie? La crédibilité de la justice est aussi mise en jeu. Sa fluctuation basée sur une pure tendance la fait pencher vers une progressive illégitimisation. En effet, si la France et les Etats-Unis sont des démocraties, ils se définissent chacun en tout ou partie par une dimension indirecte. Ainsi, c’est au législateur, de concert avec le juge, de modifier la loi. S’il s’agissait d’une prérogative strictement citoyenne, les systèmes constitutionnels français et américain entiers pourraient être remis en question. D’un point de vue pratique, le désengorgement de la justice est ici aussi crucial. Si le droit n’est qu’une liste infinie de règles aussi particularisées qu’obsolètes, un bon avocat n’aura plus à connaître le droit mais le magistrat — confirmant la fameuse plaisanterie juridique énonçant qu’un bon avocat peut se contenter de mieux connaître le juge que la loi.

Si la question de la poule et de l’oeuf est intemporelle au regard de l’influence réciproque entre la société et le droit, en quoi leur impact mutuel aux Etats-Unis et en France contribue à l’évolution de ces systèmes juridiques? En omettant d’actualiser la loi, un Etat prend le risque de perdre tant sa crédibilité que sa légitimité (I). Les administrés conscients de ce phénomène font preuve ainsi une prise d’initiative croissante pour sauvegarder la cohérence démocratique de leur Etat de droit (II).

I. Le danger de conserver le droit désuet​

La mise à jour du système juridique par la modification ou l’abrogation de la loi est nécessaire à la crédibilité (A) et la légitimité (B) de l’Etat de droit, car celles-ci constituent des piliers indissociables de l’essence et la continuité des démocraties française et américaine. 

A. Une sauvegarde décrédibilisante

L’arrêté interdisant aux ovnis de survoler la commune de Châteauneuf-du-Pape est encore en vigueur. Mais plutôt que d’inciter à son abrogation, le Maire Jean-Paul Boisson expliquait au journal Le Dauphiné que l’arrêté reste “efficace” en 2010: “la preuve, aucun ovni ne vient ici”. Si c’est avec humour que l’on est tenté d’interpréter l’observation du Maire, en common law, comme en droit civil, le droit est une affaire sérieuse. En effet, comment assurer la crédibilité du droit si celui-ci incorpore et conserve des règles aussi obsolètes qu’humoristiques — tant la société a évolué — au sein d’une majorité de dispositions juridiques sérieuses. Le fondement de la société sur l’Etat de droit se doit d’être crédible au nom de sa simple survie. L’Histoire révolutionnaire américaine et française rappelle en effet que l’Homme a toujours l’option de refuser d’adhérer à un système ressenti comme étant injuste. 

Si dans la société contemporaine française les femmes portent des pantalons malgré la tardive abrogation de la loi le leur interdisant, le droit mise sa crédibilité sur la symbolique qui accompagne la même psychologie juridique justifiant l’interdiction du ton plaisantin niché au sein du droit à Châteauneuf. La demande d’abrogation de la loi obsolète a attendu un siècle avant d’être considérée sérieusement. Le Sénat y voyait la volonté de limiter “l’accès des femmes à certaines fonctions en les empêchant de se parer à l’image des hommes”. On constate ainsi une symbolique juridique allant de pair avec l’évolutive justice. Quand bien même on l’apparenterait à un simple détail ne constituant pas “une priorité”, le simple changement du lexique juridique illustre l’importance accordée à cette symbolique. L’abrogation du terme “bon père de famille” en droit français, et son remplacement par le standard de “personne raisonnable” — calqué sur le principe en common law de reasonable person; anciennement reasonable man — en est un exemple. La modification du droit quand celui-ci ne reflète plus la société s’avère ainsi fondamentale pour la bonne évolution législative, car la croissance juridico-sociale se veut cohérente.

B. Une désinvolture illégitimisante

En limitant les mises à jour juridiques, la décrédibilisation de la justice trouve son parallèle dans l’illégitimisation du droit. En effet, que le fondement de l’Etat de droit suive la logique Hobbesienne ou Rousseauiste, celles-ci s’accordent sur la légitimité d’un système juridique justifié par un sentiment de nécessité. Le système entier d’obligations et d’interdictions prend son sens dans la psychologie des citoyens par le degré de légitimité qu’ils conçoivent a minima. Si les asujettis contemporains ne sont pas à l’origine de l’Etat de droit français ou américain et ne font que le sauvegarder en le respectant, la prospérité de l’Etat de droit en vigueur dépend de la confiance que le peuple lui accorde. Le philosophe Edward McClennen souligne ainsi que la stabilité du droit requiert des assujettis un “sentiment de justice”. Il rappelle l’argumentaire de John Rawls selon lequel au delà de la compréhension raisonnable de moralité de la justice, un sentiment “du coeur” est aussi nécessaire. On retrouve l’aspect psychologique qui relie à fois le cœur et la raison.

Or comment le citoyen français ou américain peuvent-ils faire confiance en la justice de leur Etat si le droit qu’elle incorpore comprend une longue et parfois obsolète liste de lois? Où est la légitimité dans un système qui exige que “nul n’est censé ignorer la loi”; alors que la loi elle-même est désuète et ne sera jugée comme telle qu’au moment où la Cour se prononcera? La loi se doit d’être claire, et la certitude que celle-ci est en vigueur ne peut dépendre de l’humeur de la Cour ou de l’opinion de la société sans avertissement officiel a posteriori. Le sentiment de la justice bien faite s’épanouit dans celui de justice légitime. La poupée russe suivante n’est autre que l’accessibilité à cette justice. Et au-delà de procédures effectives d’accès à la Cour, comme le principe constitutionnel américain de Due Process; ou du principe constitutionnel français d’intelligibilité du droit, l’accessibilité se conçoit aussi par la capacité de connaître le droit afin de le comprendre pour in fine l’accepter comme système d’encadrement légitime. La sécurité juridique au sens de prévisibilité de la justice et de continuation de l’Etat de droit est mise en danger. Il s’agit pourtant là des piliers fondamentaux de la légitimité, et donc de la survie, des systèmes démocratiques juridiques américain et français.

Quand le droit n'est plus perçu comme reflétant la société, l'absence de crédibilité et de légitimité démocratique encourage les prises d'initiatives populaires. 

II. La nécessité d’actualiser la législation

Conscients de l’importance du désencombrement de la loi au nom de l’accessibilité et de la pertinence du droit (A), les justiciables français et américains font preuve d'une prise d’initiative croissante pour garantir la cohérence juridico-sociale (B).

A. Un désengorgement assurant la sécurité juridique

Au-delà des raisons pratiques (v. supra) liées à l’excès de législations et à la difficulté de connaître la loi, l’importance d’avoir un Etat de droit calqué sur l’évolution d’une société particulière est primordiale. En effet, l’évolution ne se limite pas à l’allègement des normes dans un souci de simplification et de clarté législative stricto sensu (technique), mais s’étend à la nécessité d’avoir des lois utiles et actuelles. Le Juge Kennedy dans l’affaire Lawrence explique que n’est pas acceptable l’argument de l’arrêt Bowers v. Hardwick selon lequel la sodomie homosexuelle n’est pas un droit “profondément enraciné dans l’histoire et la tradition” des Etats-Unis. Au contraire, il souligne que les “lois et traditions” du siècle dernier démontrent une “prise de conscience croissante” selon laquelle la liberté octroie une “protection substantielle” vis-à-vis de la façon dont les adultes “décident de mener leur vie privée”. Manquer de cohérence avec la société peut se traduire par une véritable anti-constitutionnalité. Un parallèle peut être fait avec l’affaire du pantalon et son interdiction législative contraire aux principes de non discrimination et de parité.

Aux Etats-Unis, l’affaire Lawrence mettait en scène deux hommes arrêtés pour avoir pratiqués la sodomie, alors interdite entre homosexuels aux Texas. La réglementation de la vie privée est ici considérée excessive. Plus encore, si l’interdiction de la sodomie a pu historiquement avoir une justification morale religieuse, le jugement y dégage une interprétation discriminant les homosexuels. Allant plus loin, on peut y voir une loi visant à discriminer indirectement les homosexuels de sexe masculin. Au-delà de la dimension anti-constitutionnelle de cette loi discriminatoire, les requérants la considèrent désuète dans une société qui démontre la reconnaissance progressive des droits des homosexuels. L’obsolescence d’une loi est ainsi indissociable de la société à laquelle elle appartient. Et la coutume sociale a autant d’impact dans l’application effective du droit. Ceci se constate aussi par le fait qu’en dépit de l’évolution du droit des homosexuels au Texas, les lois corollaires sont mort-nées ou peu appliquées. Le deuxième élément nécessaire pour l’établissement légal d’une coutume — appelé opinio necessitatis et défini comme étant la croyance dans le caractère obligatoire de l’acte — incarne ainsi une épée à double tranchant. Car majoritairement général et impersonnel, le droit est sujet aux subjectives interprétations des juges et des citoyens pris individuellement. Dans l’exemple donné du Texas, les homosexuels doivent ainsi s’accorder et cohabiter avec les homophobes.

B. Une évolution sociale appelant à de nouvelles tendances juridiques

Les justiciables démontrent à travers l’histoire du droit une prise d’initiative continuelle. Mais en adhérant à l’Etat de droit français ou américain, ils acceptent de se faire "représenter" plus ou moins indirectement par les trois branches du système de séparation des pouvoirs. Etant donnée l’évolution du droit et de la société, le justiciable s’octroie (ou il lui est accordée) la possibilité de prendre des "décisions" afin de provoquer le changement du système juridique quand celui-ci ne lui semble plus en accord avec les moeurs. L’histoire pré-révolutionnaire et le fondement démocratique des deux pays (France et Etats-Unis) justifient l’existence de moyens permettant ces prises d’initiatives. Aux Etats-Unis, une grande importance est accordée au Right to petition ayant pour but de protéger la participation des citoyens. Il permet de glaner des signatures afin d’effectuer un lobbying citoyen à l’encontre ou en faveur d’une loi.  En France, la tendance culturelle est au référendum — une procédure de vote habilitant à consulter directement les électeurs sur une question ou un texte. Il permet de s’engager plus démocratiquement encore depuis l’instauration du référendum d’initiative partagée impliqant la branche législative et non plus seulement exécutive.

L’évolution de l’Etat de droit se perçoit davantage dans les moyens d’initiative récents, comme la Question Prioritaire de Constitutionnalité française, faisant écho au Right to judicial review consacré par l’arrêt Marbury v. Madison aux Etats-Unis. Mais ces mécanismes affinent les lignes entres les différentes branches de pouvoirs. En effet, la branche judiciaire détermine la constitutionnalité d’une loi émanant de la branche législative. Pour éviter le risque d’abus, ces procédures sont très encadrées, au point de risquer de devenir contreproductives. Le justiciable dait preuve a fortiori d'un manque de patience et d'une volonté de prendre des initiatives à la frontière de la loi. On constate ainsi l’apparition de tendances sociales nouvelles et originales dont le fondement légal n’est pas toujours établi. Le test case en est un exemple probant. Le citoyen ne se satisfait plus de son rôle de simple sujet juridique. En faisant preuve d’initiative et en exprimant une volonté de se transformer en acteur du droit, il aspire à faire évoluer le droit de concert avec la société qui aurait, elle, déjà pris de l’avance. 

Bibliographie

Décisions de justice

  • Lawrence v. Texas, 539 U.S. 558, 123 S. Ct. 2472, 156 L. Ed. 2d 508, 597 (2003)
  • Bowers v. Hardwick, 478 U.S. 186 (1986)
  • One, Inc. v. Olesen, 355 U.S. 371 (1958)
  • Roth v. United States, 354 U.S. 476 (1957)
  • Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803)

Lois

  • Abrogation de l’interdiction du port du pantalon pour les femmes, Réponse du Ministère des droits des femmes quant à l’abrogation implicite de loi du 7 novembre 1800; publiée dans le JO Sénat du 31/01/2013, p. 339
  • Décret du 25 Octobre 1954, Châteauneuf-du-Pape, France, c.f. https://www.francebleu.fr/infos/insolite/l-arrete-anti-ovni-de-chateaune...
  • Loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, Article 26
  • Quatorzième Amendement de la Constitution américaine,
  • Décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, Considérant 13
  • Premier Amendement du Bill of Rights, Droit de pétition, 15 décembre 1991
  • Constitution du 4 octobre 1958 Article 2, alinéa 5 et
  • Constitution du 4 octobre 1958 Article 3, alinéa 1
  • Loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, Titre II, Article 11
  • Loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, Titre IV et V, Article 61-1
  • House Bill 238, Introduced Text, 83rd Legislature, Regular Session, 2013
  • House Bill 1146, Introduced Text, 83rd Legislature, Regular Session, 2013

Ouvrages, revues, essais

  • Michalska, Anna, L’influence des modèles culturels sur le droit et l’ordre juridique, p.269, c.f. http://biblio.juridicas.unam.mx/libros/1/469/27.pdf
  • Law, Janice, Sex Appealled: Was the U.S. Supreme Court Fooled? (2005)
  • Cornell University Law School Legal Information Institute, CRS Annotated Constitution, Article III, Limitations on the Exercise of Judicial Review, Constitutional Interpretation
  • Tromper, Michel, Cahier du Conseil constitutionnel n° 22, Dossier : Le réalisme en droit constitutionnel, (Juin 2007)
  • Gaté, Juliette, (Août 2011), c.f. http://libertees.blog.lemonde.fr/2011/08/10/abrogation-implicite-le-port...
  • Lang, Ilana, Le standard du “bon père de famille” en quête d’harmoni-canisation : entre l’arbitraire-peste et le politiquement correct-choléra, ou quand le conformisme du droit devient source de contre-productivité et d’insécurité juridiques
  • Hobbes of Malmesbury, Thomas, Leviathan, Traité de la Matière, de la Forme et du Pouvoir de la République ecclésiastique et civile, Edition imprimée pour Andrew Crooke à Green Dragon à St. Pauls Church-Yard (1651)
  • Rousseau, Jean-Jacques, Du Contrat Social, Ou Principes du Droit Politique, Marc Michel Rey (1761)
  • McLennen, Edward, Justice and the Problem of Stability, Philosophy & Public Affairs,  Vol. 18, No. 1, pp.4-5, Wiley (1989)
  • Rawls, John, The Sense of Justice, Philosophical Review, 72 (3): pp. 281-305, p. 285, (1963)
  • Quetelet, Adolphe, L’Athenaem, Sur l’Homme et le Development de ses Facultés, ou Essai de Physique sociale, pp. 593-594 (1835)

Définitions

  • “Devoir”: Braudo, Serge, Dictionnaire du Droit Privé
  • Due Process: procédure régulière et de principe devant régir l’administration de la justice américaine
  • Bill of Rights: désigne les dix premiers amendements de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique (1791)