Lutte contre le mariage des mineurs devant la Cour constitutionnelle allemande
Le ministère de l’Intérieur allemand, répondant à une requête fondée sur la loi sur la liberté de l’information, a indiqué qu’en 2016, l’Allemagne comptait 1475 cas de mineurs mariés vivant sur son territoire. Il s’agit pour la plupart de réfugiés, mariés conformément à la loi de leur pays d’origine. Ceci a entrainé des difficultés sur les questions relatives à la tutelle de ces personnes mineures. La Cour d’appel de Bamberg[1] a eu l’occasion de se prononcer sur la validité d’un mariage célébré en Syrie conformément à la charia, entre une jeune fille syrienne âgée de 15 ans et son époux âgé de 21 ans. Cette décision est intervenue à la suite d’une mesure provisoire du Amtsgericht ordonnant la tutelle des services de protection de la jeunesse à l’égard de la jeune fille. La juridiction d’appel a tranché la question en application de l’article 13 du EGBGB[2], selon lequel la validité d’un mariage doit être déterminée au regard des conditions prévues par la loi du statut personnel des époux. Le droit français connait la même règle de conflit. L’article 202-1 alinéa 1 du Code civil prévoit que « les qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont régies, pour chacun des époux, par sa loi personnelle ». Cependant, les conditions de validité d’un mariage prévues par un droit étranger ne doivent pas heurter la « conception nationale de l’ordre public international ». L’article 6 EGBGB exclut ainsi l’application d’une loi étrangère lorsqu’elle « mènerait à un résultat qui serait trop en opposition avec les principes fondamentaux du droit allemand ». En l’espèce, bien que le BGB fixe la majorité matrimoniale à 18 ans en principe, les juges n’ont pas relevé de contrariété à l’ordre public international.
La solution apportée par la Cour d’appel de Bamberg en application de ces dispositions a entrainé des débats houleux sur la question de la conformité de ces unions au droit allemand quant à l’impératif de protection des mineurs, jusqu’à conduire à la nécessité de renforcer la règle contenue dans l’article 13 EGBGB. Ainsi, le 17 juillet 2017 le Bundestag a voté la « loi sur la lutte contre le mariage des enfants »[3], fixant la majorité matrimoniale à 18 ans, et excluant directement la validité d’un mariage conforme à un droit étranger lorsqu’au moins l’un des deux époux était âgé de moins de 16 ans au jour de la célébration du mariage. Avec cette nouvelle loi, l’Allemagne passe donc de la possibilité au devoir de s’opposer à la célébration d’un mariage selon les conditions d’un droit étranger, ou à la reconnaissance d’un mariage conforme à la loi personnelle des époux, lorsque l’un d’eux a moins de 16 ans. Néanmoins, dans la mesure où elle invite à se fonder sur un critère rigide pour apprécier la validité d’un mariage, la solution ne satisfait pas unanimement, au point que la constitutionnalité de cette nouvelle loi est remise en question par le Bundesgerichtshof[4] (la Cour fédérale de justice). Il y voit une violation de l’article 6 du Grundgesetz (la loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne), plaçant l’institution du mariage « sous la protection particulière de l’Etat » et pose une question préjudicielle au Tribunal constitutionnel fédéral sur la constitutionnalité de la loi sur la lutte contre le mariage des enfants.
La règle matérielle excluant strictement la validité du mariage d’un mineur, pourtant conforme à la loi personnelle de l’époux mineur, sur le fondement du seul critère de l’âge, dont la rigidité ne permet pas de prendre en considération le bien-être de l’enfant, est-elle conforme au Grundgesetz ?
Par la mise en place d’un critère rigide constituant le seul élément de mesure de la validité d’un mariage conforme aux dispositions d’un droit étranger, l’article 13 EGBGB paralyse l’instrument d’ordre public, ce qui empêche de prendre en compte l’intérêt de l’enfant.
- L’instrument d’ordre public paralysé par les nouvelles dispositions de l’article 13 EGBGB
L’ordre public instrumentalise le droit international privé dans sa fonction d’assurer un équilibre entre d’un côté, la nécessité d’accueillir dans l’ordre juridique interne des droits prévus par une loi étrangère, et de l’autre, celle de préserver les principes fondamentaux du droit interne. La première est assurée dans la mesure où le droit international privé détermine l’application du droit qui semble le plus approprié à une situation particulière, dans l’idée que les situations juridiques dépassent les frontières. Les règles générales qui le permettent s’efforcent de déterminer le lien le plus étroit de chaque relation juridique. Dans les domaines touchant à la famille, comme le mariage, ces règles doivent avant tout garantir une stabilité. Si la validité des mariages ou des divorces était remise en cause à chaque frontière des États, la mobilité internationale serait gravement compromise. La seconde est garantie par l’impératif d’ordre public, en ce qu’il vient jouer un rôle de barrage à l’application d’un droit étranger qui serait incompatible avec les principes fondamentaux du droit interne. Cependant, l’intervention de l’ordre public est différente dans la question de la considération d’un droit étranger, selon qu’il s’agisse d’appliquer une loi étrangère, ou de lui faire produire certains effets. Le cas français des unions polygamiques illustre bien cette nuance. Alors qu’un tel mariage est interdit en France, la Cour de cassation a jugé que l’ordre public international ne fait pas obstacle à l’acquisition de droits en France sur le fondement d’un mariage polygamique valablement célébré à l’étranger[5]. En revanche, la célébration d’un tel mariage sur le territoire national serait impossible. La solution concernant la prise en compte des conditions de validité du mariage prévues par un droit étranger relatives à l’âge serait probablement la même. Depuis la loi du 4 avril 2006, le droit français fixe la majorité matrimoniale à 18 ans révolus. S’il s’agit d’une disposition d’ordre public international, et si une loi étrangère disposant autrement ne saurait être appliquée sur le territoire national, elle ne constituerait pas pour autant un obstacle à la validité d’un mariage entre personnes mineures, si celui-ci a été célébré à l’étranger et qu’il est conforme à la loi personnelle des époux. Ainsi, le fait de reconnaitre la validité d’un mariage avec une personne mineure, conformément à sa loi personnelle, n’ouvre pas pour autant le champ aux mariages des enfants de façon générale.
Dans son effet atténué, l’ordre public permet donc de faire place à des situations ayant déjà produit des effets outre frontières et conformément à un droit étranger, pour assurer une certaine stabilité juridique. C’est en vue d’assurer une sécurité juridique que la Cour d’appel de Bamberg a accepté de reconnaitre le mariage de la jeune fille âgée de 15 ans, célébré dans son pays et conformément à la loi de celui-ci. Mais le Bundestag y voit un obstacle à la régularité des décisions portant sur la conformité au droit interne des mariages entre personnes mineures célébrés à l’étranger, et une urgence d’instaurer un cadre légal clair ayant pour finalité la protection des mineurs.
Il est certain que l’instrument d’ordre public ne permet pas d’harmoniser l’ensemble des décisions relatives à la validité des mariages entre mineurs célébrés à l’étranger conformément à leur loi personnelle. Son intérêt réside justement dans cette fonction de pondérer la nécessité de garantir la sécurité juridique des individus et celle de protéger les valeurs fondamentales du droit interne en passant par une appréciation individuelle. Lorsque les droits et intérêts des mineurs sont en jeu, l’exigence d’une considération individuelle de leurs droits est d’autant plus importante.
- La prise en compte de l’intérêt de l’enfant dans l’appréciation de la validité d’un mariage de personnes mineures
La Cour d’appel de Bamberg a considéré qu’il n’y avait pas de contrariété à l’ordre public dans le fait de reconnaître la validité du mariage impliquant une personne mineure, célébré à l’étranger conformément aux conditions de validité de sa loi personnelle. En effet, les juges indiquent que l’âge limite en dessous duquel la validité d’un mariage célébré à l’étranger viendrait se heurter à l’ordre public n’est pas déterminable, et qu’il est à apprécier in concreto. En l’espèce, ils notent qu’aucun élément ne laisse penser qu’il s’agit d’un mariage forcé et considèrent que la reconnaissance de leur mariage ne constituerait pas un obstacle à leur intégration. Par ailleurs, la nécessité de s’opposer à la reconnaissance du mariage célébré en Syrie du point de vue de l’intérêt de l’enfant est également exclue pour les juges du fond, qui prennent en considération des éléments de la vie commune des époux, tels que le fait d’avoir « quitté ensemble leur pays en guerre pour s’établir en Allemagne avec pour ambition de prendre un nouveau départ ». Les nouvelles dispositions de l’article 13 EGBGB issues de la loi sur la lutte contre le mariage des enfants interviennent dans le but d’instaurer un cadre légal clair, en faveur de la protection des mineurs, en imposant strictement la non reconnaissance lorsque l’un des époux était âgé de moins de 16 ans au jour de la célébration du mariage. Ce cadre légal très strict doit constituer un barrage inconditionnel à l’application d’une loi étrangère qui autoriserait la validité d’un mariage avec une personne âgée de moins de 16 ans. Mais le seul critère de l’âge justifie-t-il que l’on ignore la situation juridique constituée légalement à l’étranger, sans prise en considération de facteurs plus subjectifs ?
Le nouvel article 13 EGBGB alinéa 3 présente un large aspect critiquable en ce qu’il détermine la validité d’un mariage célébré conformément à une loi étrangère, en se fondant uniquement sur l’âge des époux. Ceci exclut toute considération individuelle du bien-être de l’enfant en présumant d’office que son jeune âge ne lui a pas permis de consentir librement à cette union et que son intérêt est nécessairement compromis. Or, c’est bien la protection des mineurs qui exige que soit pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant. En effet, chaque enfant doit être appréhendé différemment selon son niveau de maturité et d’autres critères subjectifs qui sont nécessairement à prendre en compte dans l’évaluation de son bien-être. D’ailleurs, la convention internationale relative aux droits de l’enfant[6] n’établit pas d’âge légal minimum pour contracter mariage, mais exige selon l’article 12 que soit laissé à l’enfant « capable de discernement, le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant », et que soient pris en considération ses « opinions, eu égard à son âge et à son degré de maturité ». Elle prévoit par ailleurs en son article 3 que dans toutes les décisions concernant les enfants, leur intérêt supérieur doit être « une considération primordiale ». Lorsque les intérêts en jeu sont ceux des enfants, leur prise en compte doit avoir une place centrale dans l’appréciation de la conformité à l’ordre public. Ainsi, toute solution théorique, telle que celle proposée par l’article 13 EGBGB refondé par la loi sur la lutte contre le mariage des enfants, semble inadaptée lorsqu’il y va de l’intérêt d’un enfant.
Finalement, l’impératif d’ordre public semble constituer un instrument adéquat pour le traitement du mariage des mineurs en ce qu’il implique une appréciation in concreto dans la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. Le Tribunal constitutionnel fédéral devrait alors se prononcer clairement sur la mesure dans laquelle la nécessité générale de tenir compte du bien-être individuel de l'enfant est protégée par le droit constitutionnel.
Bibliographie
Jurisprudence
- OLG, Bamberg, 12 mai 2016 2 UF 58/16
- 1ère Civ., 3 janvier 1980, pourvoi n°78-13.762, Bull. 1980, I, n°4
- BGH, 14 novembre 2018, XII ZB 292/16
- BVerfGE, 62, 323, 329
Articles
- Dr. Jennifer Antomo, « Legal Tribune Online”, Verdruss mit Ansage, 21.12.2018
- Heiderhoff Bettina, Verfassungsblog, « Möge dieses Gesetz kein langes Leben beschieden sein!” : das Kinderehengesetz vor dem” BVerfG, 17.12.2018
Ouvrages
- Audit Bernard, Droit international privé, Economica, 5ème édition, 2008
- Junker Abbo, Internationales Privatrecht, C.H.BECK, 2ème édition, 2017
- Mayer Pierre, Heuzé Vincent, Droit international privé, LGDJ, 11ème édition, 2014
- Rauscher Thomas, Internationales Privatrecht, C.F. Müller, 4ème édition, 2012
[1] OLG, Bamberg, 12 mai 2016 2 UF 58/16
[2] Einführungsgesetz zum bürgerlichen Gesetzbuche – partie introductive du Code civil allemand sur le droit international privé
[3] Gesetz zur Bekämpfung von Kinderehen vom 17.7.2017 BGBI.I S.2429
[4] BGH, 14 novembre 2018, XII ZB 292/16
[5] 1ère Civ., 3 janvier 1980, pourvoi n°78-13.762, Bull. 1980, I, n°4
[6] Convention internationale des droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989