L'anti-suit injunction en droit français et en droit britannique à l'approche du Brexit

L'adoption du Brexit par les citoyens britanniques en juin dernier a relancé le débat sur la question de l'acceptation de l'anti-suit injunction en droit français et en droit britannique. Si le juge français semble à première vue rejeter catégoriquement ce type de mesure, nous pouvons observer une faible ouverture du droit français à son égard. Enfin, le traitement de l'anti-suit injunction par le juge britannique dépendra entièrement des conditions de sortie de l'UE négociées par le Royaume-Uni, dans les limites autorisées par l'UE.

 

Les conflits de civilisations opposant la France et le Royaume-Uni ne sont pas qu'historiques. Les britanniques ont exprimé dernièrement leur volonté de quitter l'Union Européenne et cette décision se révèle être un véritable casse tête juridique en ce qu'une partie de la législation britannique avait été adopté sur le fondement du European Communities Act de 1972 et doit maintenant faire l'objet d'un tri rigoureux.1 Le même sort attend une partie de la jurisprudence britannique influencée par les décisions de la Cour de justice de l'Union Européenne. Cependant, le sort d'une institution particulière nous intéresse ici au regard de son attrait persistant auprès des juges britanniques et de son rejet par les juges français, tout cela sous l'angle nouveau de l'après Brexit. L'anti-suit injunction est un recours que peut accorder le juge britannique pour renforcer les clauses attributives de juridiction et les clauses compromissoires : une partie peut ainsi se voir contrainte d’abandonner une procédure lancée devant une juridiction qui n’est pas celle désignée par la clause attributive de juridiction ou la clause compromissoire. De nombreux juristes civilistes ont critiqué ce pouvoir juridictionnel, affirmant que le juge britannique examinait par ce biais la compétence juridictionnelle des juridictions étrangères ce qui n’est a priori pas de son ressort.

 

Dans une première partie, nous comparerons l'accueil réservé à l'anti-suit injunction par les juges britanniques et français (I).

Dans une seconde partie, nous examinerons les différentes alternatives qui se présentent quant au futur de cette institution post Brexit (II).

 

 

I) Etude comparative de l'accueil réservé à l'anti-suit injunction par les juges français et britanniques :

 

Notre commentaire portera principalement sur un article paru dans le Journal of International Arbitration en 2016 intitulé « Anti-Suit Injunctions in support of London Seated Arbitrations Post Brexit : Are all things new just well-forgotten past ? » de Kate Davies et Valerya Kirsey. Les auteures abordent notemment l'origine et les principes gouvernant l'anti-suit injunction ainsi que les derniers apports des cours britanniques sur le sujet pour terminer par les conséquences potentielles du Brexit sur cette notion. Dans l'arrêt fondateur The Angelic Grace de 1995, il est rappelé que l'anti-suit injunction est un recours en equity qui est délivré de manière discrétionnaire par le juge. Il y a en effet en droit britannique une grande différence entre les recours de Common Law qui sont de droit et qui conduisent principalement à l'octroi de dommages et intérêts et les recours en Equity qui sont discrétionnaires et représentent une alternative aux dommages et intérêts. L'anti-suit injunction est donc un moyen de faire respecter l'obligation contractuelle des parties portant sur le choix de la juridiction compétente pour statuer en cas de litige. On remarque par ailleurs que ce recours est traditionnellement accordé dans trois cas de figure : premièrement lorsque le juge britannique, tout particulièrement dans les litiges successoraux, estime que l'entièreté du litige devrait être concentré entre les mains d'un seul juge. Deuxièmement, le juge britannique peut prononcer une anti-suit injunction pour sanctionner la violation d'une clause attributive de jurdiction ou d'une clause compromissoire par l'une des parties. Troisièmement, l'anti-suit injunction peut être utilisée comme un outil de lutte contre les abus de procédure dans l'hypothèse d'une partie qui multiplirait les procédures à l'encontre de son adversaire.2

 

Au contraire, le juge français a quant à lui systématiquement rejeté l'anti-suit injunction comme on peut le voir dans l'obiter dictum d'un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 30 juin 2004 : « cette interdiction faite à la personne du débiteur de disposer en tout lieu de ses biens, dans la mesure où il s’agit de préserver les droits légitimes du créancier, ne saurait porter atteinte à un droit fondamental du débiteur, ni même indirectement, à une prérogative de souveraineté étrangère et, notamment, n’affecte pas, à la différence des injonctions dites “antisuit”, la compétence juridictionnelle de l’État requis ».

 

L'argument du juge français repose sur l'idée selon laquelle la solution devrait être recherchée par le juge étranger saisi “indûment” et non pas imposée par le juge britannique. Si le juge saisi remarque la présence d'une clause attributive de juridiction ou d'une clause compromissoire, il se déssaisira et s'il ne le fait pas, c'est qu'il considère que la clause n'est pas valable ou inapplicable. En prononçant une anti-suit injunction, l'intervention du juge britannique est perçue comme une intrusion et comme une manière d'imposer sa propre appréciation de la validité ou de l'applicabilité de la clause.

 

Cependant, si des auteurs britanniques comprennent la critique formulée à l'encontre de l'anti-suit injunction par les juristes civilistes, d'autres comme l'auteur Adrian Briggs soutiennent que l’anti-suit injunction n’est pas une mesure dirigée contre les juridictions étrangères mais contre l’individu qui agit en violation d’une clause attributive de juridiction ou d'une clause compromissoire.3 Le but de l’anti-suit injunction est d’éviter de voir se multiplier des jugements rendus en violation d’une clause attributive de juridiction ou d'une clause compromissoire et qui ne pourront pas être reconnus sur le sol britannique pour cette raison. Le juge britannique ne cherche pas à saper la souveraineté des juridictions étrangères mais à apporter plus de sécurité juridique en droit international privé.

Kate Davies et Valeria Kirsey remarquent également que l'anti-suit injunction a récemment connu en droit britannique d'importants changements. La Cour suprême du Royaume-Uni a précisé en 2013 qu'une anti-suit injunction pouvait être ordonnée en cas de violation de la clause compromissoire même dans l'hypothèse où aucune procédure arbitrale n'était envisagée.4 De plus, une des conditions exigées dans l'arrêt de principe The Angelic Grace selon laquelle l'anti-suit injunction est accordée à condition qu'elle soit demandée dans un délai raisonnable et que la procédure intentée à l'étranger ne soit pas trop avancée a été quelque peu modifiée par la jurisprudence britannique récente.

Jusqu'ici le juge britannique était peu exigeant en matière de délai, permettant au demandeur d'exercer le recours à l'anti-suit injunction même 4 ans après le début de la procédure étrangère. Cependant, il semble y avoir eu un revirement de jurisprudence à ce sujet car récemment, un délai de 10 mois a été jugé trop important pour accueillir la demande d'anti-suit injunction.5 Les deux conditions nécessaires à la recevabilité de l'anti-suit injunction sont désormais considérées comme cumulatives et un délai trop important entre le commencement de la procédure étrangère et la demande d'anti-suit injunction peut conduire à son irrecevabilité, et ce même quand la procédure étrangère n'est pas particulièrement avancée(j'ai vérifié, l'action est bien irrecevable). On remarque un durcissement des conditions de recevabilité qui donne l'impression que le juge britannique prend consicence de la dangerosité potentielle de la procédure. Ce durcissement, qui avait d'abord été détaillé dans l'ouvrage Dicey, Morris & Collins on The Conflict of Laws, s'explique par la volonté des juges d'éviter que les parties perdent trop de temps et dépensent trop d'argent devant une juridiction qui n'est pas compétente pour connaître du litige. Par ailleurs, plus la demande d'anti-suit injunction est tardive et la procédure devant la cour étrangère avancée, moins le litige a de chance de succès devant les juridictions britanniques.

Par contraste, même si cette affirmation doit être nuancée, on peut observer un semblant d'ouverture des juridictions françaises à l'anti-suit injunction dans l'arrêt In Zone Brands de la première chambre civile de la Cour de cassation du 14 octobre 2009. En effet, il semblerait que dans certaines circonstances, l'anti-suit injunction ne soit pas contraire à l'ordre public international français. La haute juridiction précise cependant qu'une telle injonction n'est autorisée que lorsque son objet est de « sanctionner la violation d'une obligation contractuelle préexistante ». Le revirement n'est donc que partiel car seules les injonctions prononcées pour sanctionner la violation d'une clause attributive de juridiction ou d'une clause compromissoire sont tolérées.

Certains juristes comme Gilles Cunerti ont suggéré que le juge français applique le principe de compétence-compétence selon lequel, en droit français de l’arbitrage, tant interne qu’international, les arbitres sont compétents pour apprécier leur propre compétence.6 Dans le cadre de l'anti-suit injunction, cela reviendrait à donner une compétence prioritaire à la juridiction désignée par la clause. Cependant, il convient de préciser que l'arrêt est loin de proposer une telle solution et que malgré un semblant d'ouverture à l'anti-suit injunction, sa portée doit être relativisée. De plus, l'anti-suit injunction ne pourra de toute façon pas être autorisée par le juge français dans les cas où le droit européen serait applicable au litige en ce qu'elle a été interdite par le juge européen. Cependant, le Brexit risque de changer la portée de la postition du juge européen sur l'anti-suit injunction, si ce n'est pour le juge français en tous cas pour le juge britannique.

 

 

II) Les différentes alternatives relatives au futur de l'anti-suit injunction post Brexit :

 

Dans l'arrêt Turner vs Grovit de la Cour de justice de l'Union Européenne de 2004, la cour a estimé que l'anti-suit injunction était contraire au principe de reconnaissance mutuelle tel que contenu dans le règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. Elle estime que dans un espace judiciaire intégré, une confiance en la capacité des autres juges de l’espace intégré à rendre la justice de manière acceptable est indispensable et que l'anti-suit injunction peut être vue comme une contestation de la capacité à rendre la justice de manière satisfaisante.

L'importance de cette confiance est telle qu’il a poussé la Cour de justice, dans son arrêt Allianz vs West Tankers de 2009 à étendre l’interdiction du prononcé d'anti-suit injunctions en matière d’arbitrage, matière pourtant exclue du champ d’application matériel du droit judiciaire européen. Cette décision avait d'ailleurs était extrêmement critiquée en particulier au Royaume-Uni et il semble que la Cour de justice soit revenue sur cette approche en interdisant le prononcé d'anti-suit injunctions dans l'espace judicaire européen sauf en matière d'arbitrage.7

Cependant, avec le Brexit, beaucoup d'auteurs se sont demandés si cela signifiait que les juges britanniques n'étaient plus tenus d'appliquer la jurisprudence de la Cour de justice et pouvaient donc recommencer à prononcer des anti-suit injunctions même en dehors de l'arbitrage. Dans leur article, Kate Davies et Valerya Kirsey explore les possibilités que l'avenir post-Brexit pourrait réserver à ce recours. Selon elles, la réponse la plus simple à cette question est que cela dépendra entièrement des conditions que le Royaume-Uni aura réussi à négocier pour sortie de l'Union Européenne. Cependant, quelques hypothèses peuvent être développées.

Le Royaume-Uni pourrait participer au règlement (UE) n °1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale à la manière des Danois mais si ce modèle devait être adopté, le considérant 12 excluant l'arbitrage et la jurisprudence qui va avec s'appliquerait au Royaume-Uni et aux anti-suit injunctions. Par conséquent, sous ce modèle, les anti-suit injunctions, mis à part celles prononcées en matière d'arbitrage, resteraient interdites.

Le Royaume-Uni pourrait également adopter un modèle à la Lugano en référence à la Convention de Lugano actuellement en force entre les états membres de l'Union Européenne et l'Islande, la Norvège et la Suisse. La convention de Lugano est assez similaire au règlement Bruxelles I refondu mais ne contient pas de considérant 12 excluant l'arbitrage de son champs matériel. Sous ce modèle, la position des juges britanniques sur l'anti-suit injunction reste incertaine. Cependant, on peut envisager que les cours britanniques puissent utiliser la purposive approach et interpréter la convention de Lugano au vu des développements juridiques récents et donc au vu de la révision du règlement Bruxelles I refondu de 2012. Des anti-suit injunctions pourraient ainsi être prononcées mais uniquement en matière d'arbitrage.

Enfin, le Royaume-Uni pourrait décider de ne conclure aucun accord sur la reconnaissance et l'exécution des jugements avec l'Union européenne. A la place de cela, les juges appliqueraient les règles britanniques de droit international privé comme pour les procédures intentées par des justiciables résidant hors de l'Union Européenne. Dans ce cas précis et contrairement aux deux hypothèses évoquées auparavant, les juridictions britanniques ne seraient alors plus tenues par la jurisprudence de la Cour de justice et pourraient prononcer des anti-suit injunctions en matière d'arbitrage mais également en dehors de cette matière.

En conclusion, on peut observer qu'il existe encore un véritable conflit de civilisations entre la France et le Royaume-Uni sur la question des anti-suit injunctions. Cependant, on peut également remarquer que le juge britannique tend à durcir sa position sur les conditions de recevabilité de l'anti-suit injunction tandis que le juge français tend au contraire, même si cela n'équivaut pas à une acceptation, à adoucir sa position en affirmant que les anti-suit injunctions prononcées pour sanctionner la violation d'une clause attributive de juridiction ou d'une clause compromissoire ne sont pas contraires à l'ordre public international français. Il y a donc une évolution des positions des juges respectifs sur la question et ces positions risquent d'évoluer encore selon les modalités de sortie de l'UE que pourra choisir le Royaume-Uni, dans les limites autorisées par l'UE.

 

Bibliographie :

 

  • Andrew Burrows, English Private Law, Oxford University Press (2013)

  • Gilles Cunerti,« La reconnaissance en France d'une anti-injunction suit américaine », le Lamy droit économique 2010 p 1

  • Dicey, Morris & Collins on The Conflict of Laws (15th ed, Sweet and Maxwell 2012)

  • Joint Stock Asset Management Company «Ingosstrakh-Investments» v BNP Paribas SA, English and Wales Court of Appeal (EWCA) Civ 644 [2012]

 

1P Bernard et C Ducourtieux, <<Brexit: quatre enjeux pour un casse tête>> Le Monde, 29/03/2017 et R Honoré, << Brexit: le divorce avec le Royaume-Uni déboucherait sur un casse tête juridique et politique>> les Echos, 22/06/2016

2 Gilles Cunerti,« La reconnaissance en France d'une anti-injunction suit américaine », le Lamy droit économique 2010 p 1

3 Andrew Burrows, English Private Law, Oxford University Press (2013)

4AES Ust-Kamenogorsk (UKSC) 2013

5 Essar Shipping ltd vs Bank of China Ltd, EWCA (English and Wales High Court) 2015

6 Gilles Cunerti,« La reconnaissance en France d'une anti-injunction suit américaine », le Lamy droit économique 2010 p 1

7 Gazprom vs Lithuania,(CJUE) 2015