Portrait d'artiste : Anna Halprin, pionnière de la danse post-moderne

        Le 24 mai 2021, la chorégraphe centenaire Anna Halprin s'éteignait dans sa maison en Californie. Le lendemain, je commémorais sa mort et lui rendais hommage par la danse, en la remerciant d'être devenue un de mes modèles de vie. 

       J'ai découvert Anna Halprin quelques années plus tôt grâce à son film autobiographique Le Souffle de la Danse. J'ai été bouleversé par son travail chorégraphique, son humanité, son grain de folie, mais surtout sa vie, qui à mes yeux est la définition même du bonheur. Je souhaite partager, au moyen de cet article, la philosophie et l'histoire de cette chorégraphe post-moderne trop méconnue en France ; dont le travail chorégraphique se distingue par son innovation, son inclusivité et sa liberté. 

 

 

La danse comme mode de vie

          Anna Halprin est née en 1920 dans l'Illinois, dans une famille juive, sous le nom de Ann Schuman. Elle suit des cours de danse classique dès l'âge de 4 ou 5 ans, mais n'y trouve pas sa place. Sa mère découvre finalement la danse d'Isadora Duncan et intègre sa fille à des cours de danse libre, qui développe sa créativité. Toute petite, elle est régulièrement témoin des danses de son grand-père, très religieux, lorsqu'il priait et communiait. Selon Anna, son grand-père et ces danses rituelles l'ont accompagnée toute sa vie dans sa recherche d'une danse qui ferait sens, corps et âme, pour elle. Adolescente, elle découvre les précepteurs de la danse moderne comme Martha Graham ou Doris Humphrey. Elle entre ensuite dans la section danse de l'université du Wisconsin. En 1939, à l'âge de 19 ans, elle rencontre Lawrence Halprin, grand architecte du mouvement landscape, et se marie avec un an après. C'est le grand amour de sa vie. C'est grâce à lui qu'Anna rencontre et fréquente des artistes de la « New Bauhaus de Chicago » tels que Walter Gropius ou László Moholy-Nagy, exilée d'Allemagne depuis 1933 par les nazis. Avec eux, elle découvre la notion de pluridisciplinarité au sein d'une même œuvre, ainsi que la notion d’inclusion, qu'elle va intégrer et développer pleinement au cours de sa carrière chorégraphique. 

       Au cours d'un entretien avec la réalisatrice et autrice Jacqueline Caux en 2006, Anna commenta cette rencontre avec la Bauhaus : « Dans ce mouvement, il y avait beaucoup de plasticiens, d’artistes visuels qui étaient également intéressés par la scénographie et par la chorégraphie. Des artistes qui essayaient de nouer des liens entre l’art et la technologie, l’art et la modernité, l’art et la révolution industrielle. Grâce au Bauhaus, j’ai été soudainement introduite dans un art que les gens pouvaient utiliser au quotidien et j’ai également été confortée dans mon désir de collaboration. » 1

       Lors de la Seconde Guerre mondiale, Lawrence s'engage dans la marine alors qu'Anna se lance vers Broadway, avec pour idée d'intégrer la compagnie Humphrey. Après une attaque navale destructrice à laquelle Lawrence échappe, il est renvoyé sur la côte ouest avant qu'Anna ne le rejoigne et abandonne Broadway, le centre de la danse de l'époque. Ils s'installent en Californie, où Anna retrouve plus de nature. « Ma passion, c'est de danser dans le monde naturel. Le fait de travailler dans la nature permet de comprendre le fonctionnement de notre corps. » (Returning Home, 2003 Returning Home - Trailer). En effet, le travail d'Anna Halprin dépouille la danse de ses apparences et codes pour se concentrer sur l'origine pure de la danse : le mouvement. C'est une danse basée sur le ressenti et sur notre primitivité, notre rapport à la nature et aux éléments. Rien n'est brutal dans le corps, il s'agit plutôt d'être attentif au « souffle » qui se crée dans le corps dansant. Son ami et collègue John Graham dira plus tard de sa danse : « C'était une magnifique danse, tellement simple. Elle était basée sur un mouvement fait de cercles. Anna commençait un mouvement, qui se prolongeait dans tout le corps. Elle a toujours fait bien plus que de créer une technique de danse ou une idée de danse. L'idée c'était d'ôter les accoutrements, aller à l'essentiel. »2

Aussi pédagogue que chorégraphe, Anna Halprin considère tout le monde comme danseur dans l'âme, et ne fait pas le distinguo entre professionnel, amateur, jeune ou âgé… La danse est en chacun de nous : « J'ai appris que nous avions tous, de naissance, le droit d'être danseur, et de ce que la danse signifiait dans une culture ; on danse pour le bien des autres [...] pour se connecter à la nature, aux esprits. »2

      Avec l'envie mutuelle de fonder une famille sans délaisser la carrière d'Anna, Lawrence lui dessine et lui construit un espace en extérieur pour laisser libre cours à sa créativité, sans dépendre d'un théâtre : une plateforme de bois serpentant entre les arbres, un espace qu'Anna décrit comme « libre et flottant ». Le deck des Halprin devient un véritable laboratoire d'expérimentations artistiques, foulé par de grandes figures de la postmodern dance comme Yvonne Rainer, Simone Forti, John Graham ou encore Merce Cunningham. Anna et Lawrence vont avoir deux filles. La vie de famille se couple alors à la passion artistique. Leur deux filles dansent chaque jour en rentrant de l'école lors de cours de danse donnés par Anna ou de performances sur la plateforme. ( Daughter of the voice, 1960) 

 

Le plateau d'Anna Halprin

         « Prenez des éléments et secouez-les comme vous voulez. Les possibilités sont infinies » 

       Au fil de sa carrière, Anna Halprin s'éloigne de la danse moderne : les danseurs s'uniformisent autour des modèles qu'incarnent les chorégraphes de l'époque, Martha Graham étant la plus connue et imitée. En 1957, elle fonde avec A.A Leath et John Graham un workshop expérimental, atypique et avant-gardiste. Leurs performances questionnent le rôle du danseur, du chorégraphe, du rôle du théâtre comme structure ; ils mélangent les disciplines telles que le théâtre, la sculpture, le chant, brise la séparation entre la scène et la salle…« Ma mission était de repousser les limites qui étaient imposées à la danse. »  Anna est la chorégraphe du groupe, tout en se nourrissant des idées des performers. C'est dans ce contexte qu'elle crée le principe de tasks : des consignes simples, presque quotidiennes, comme ramasser des vêtements au hasard et les enfiler, ou encore manger sur scène… L'idée est de déconscientiser ces actions que nous faisons au quotidien. 

Parades and changes, 1965 : première pièce en écriture collective

 

       Les réactions du public sont parfois très violentes, notamment lorsque les artistes sautent de la scène pour aller dans les rangs, descendent des balcons, comme s'ils « profanaient leur territoire sacré »2. Leur trio demeure pendant 18 ans, jusqu'à suivre chacun leur voie.  

       En parallèle, Anna va mener une série de performances à portée politique dans les années 60. Après les émeutes de Watts à Los Angeles en 1965, elle va réunir des personnes noires et blanches pour des ateliers, non sans heurt, mais qui donneront lieu à une performance (Ceremony of Us 1968). Après leur performance, elle crée la première compagnie interraciale des Etats-Unis. Cette dernière s'exprimera sur des sujets politiques de l'époque, telle que la guerre du Vietnam, par des performances en pleine rue (The Bust, 1971). 

Ceremony of Us 1968

 

      « Je me suis promis de danser que pour des choses profondes »  

 

     En 1972, Anna apprend qu'elle est atteinte d'un cancer, dont elle fait une rechute trois ans après. Elle décide, en lien avec son travail sur le rituel, de dessiner un autoportrait - un profil sombre, un profil lumineux - puis de danser ces deux côtés l'un après l'autre. Après une danse macabre, tenant presque de l'ordre de l'exorcisme (des archives existent), elle danse son côté lumineux, comme une prière, une communion. Après ce rituel, Anna fait une très rare rémission spontanée. Cette épreuve marque un tournant dans son esprit. Elle commence alors à travailler sur la danse-thérapie, notamment avec des malades du cancer et du sida, les aidant à se réconcilier avec leur corps et devenir pleinement acteur de leur processus de guérison. Ces réunions cathartiques sont nommées Circle the Earth. 

 

« Avant mon cancer, je vivais pour mon art. Après mon cancer, l'art me servait à vivre ». 

 

      Ce projet, à l'origine à destination des malades, s'étend à un public bien plus universel : les gens divers se réunissent pour un événement rituel annuel, dont la première édition s'est tenue en 1989. Chaque année, une thématique importante pour la communauté est choisie (harcèlement scolaire, viol, racisme) et est questionnée par une danse rituelle. Ce rituel est devenu Circle of us, et s'est étendu à 36 pays. En 1978, elle fonde avec sa fille Daria Halprin le Tamalpa Institute. Elle développe d'autres ateliers de danse thérapie, notamment avec des personnes en soin palliatifs ou encore des personnes âgées, dont le très joyeux workshops Rocking Seniors en 2005. 

 Rocking Seniors, 2005

 

     Anna finira sa vie centenaire, après l'avoir dédié à la danse dans son origine la plus archaïque et spirituelle dans la société. Cette vision de la danse, au sens premier, l'a guidée tout au long de ses projets politiques, sociaux et thérapeutiques. 

      Je finirai ce portrait d'artiste sur une phrase de sa biographie écrite par son mari Lawrence, qui partit 12 avant Anna, après 70 ans de mariage : « Elle est retournée au sens premier de la danse dans la société, joyeuse et apaisante autant que tragique, et construite à partir des besoins les plus primitifs de la condition humaine. Ces danses sont universelles. »3

 

 

Caux, Jacqueline, « Anna Halprin, pionnière de la postmodern dance », Repères, cahier de danse, vol. 45, no. 2, 2020.
Propos recueillis lors du tournage du film autobiographique d'Anna Halprin : Ruedi Gerber, Le Souffle de la Danse, 2009.  
Propos de Lawrence Halprin archivés, ContreDanse : Centre de documentation de la danse