Portrait d’artiste : Haruki Murakami ou comment l’étrangeté envahit le réel

 

 

Lorsque qu’on m’a offert pour la première fois un roman de Murakami, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Le résumé énigmatique de la quatrième de couverture de Kafka sur le rivage m’a laissée perplexe. Or, au fur et à mesure de la lecture, j’ai découvert un univers unique, sensible, qui a laissé en moi une trace particulièrement forte. C’est pourquoi j’ai à cœur de vous faire découvrir aujourd'hui cet auteur et son œuvre aux multiples facettes.

 

Biographie :

 

Au lieu d’une solide vérité, je choisis de fragiles possibilités.”

Haruki Murakami est l’un des auteurs japonais contemporains les plus lus au monde. Il est reconnu aujourd'hui en tant qu'écrivain, journaliste-essayiste et traducteur. Il possède un style d’écriture qui le démarque de ses pairs. Ses récits réalistes sont souvent teintés d’une pointe de fantastique et abordent de nombreux thèmes tels que l’amour, la quête de soi, la mort, le voyage… Cependant son univers est tellement plus complexe qu’il ne saurait se résumer à ces quelques mots. En lisant ses oeuvres, on ressent une sensation particulière d’étrangeté qui, pour certains, constitue une barrière à la plongée dans son œuvre. 

 

Murakami est né le 12 janvier 1949 à Kyoto au Japon. Ses deux parents enseignent la littérature japonaise. Il passe son enfance entouré de chats et de livres, ce qui déclenche chez lui une vocation pour la littérature. Il s’oriente ensuite vers des études théâtrales à l'université de Waseda à Tokyo, où il rencontre sa femme. A l’époque, il souhaite devenir scénariste. En parallèle à ses études, il travaille dans un magasin de disques. Finalement, après avoir obtenu son diplôme, il décide d’ouvrir un bar de jazz en lien avec sa passion pour la musique, le Peter Cat. Il dirigera ce bar pendant huit ans avec sa femme. 

Puis à vingt-neuf ans, il se lance dans l’écriture. Son premier roman Écoute le chant du vent paraît en 1979 et gagne le prix Gunzo. Lorsque sa carrière est lancée, il part à l’étranger avec sa femme, en Europe et aux Etats-Unis, où il enseigne la littérature japonaise de 1993 à 1995. Ces voyages ont influencé son écriture qui comporte beaucoup de références à une culture populaire mondiale, le démarquant de ses pairs japonais. Cependant, il revient au Japon en 1995 à la suite de deux événements traumatisants qui ont touché son pays cette année-là, le grand tremblement de terre de Kobe et l’attaque au gaz sarin du métro de Tokyo par la secte Aum. Ces deux événements lui inspirent deux ouvrages : un essai et recueil d’entretiens, Underground (1997) et un recueil de nouvelles Après le tremblement de terre (2000). Il a reçu de nombreux prix tels que le prix Jérusalem, le prix Franz Kafka ou le prix Hans Christian Andersen. Bien qu’il ait été cité comme probable prix Nobel, il a affirmé qu’il ne voulait pas le recevoir. Son dernier roman, de 1200 pages, est sorti en 2023 au Japon et ne connaît pas encore de traduction française. 

 

 

 

En plus, de son travail d’écrivain, il est passionné par le marathon. Il a même participé à un marathon de 100 km autour duquel il a écrit un livre autobiographique. Il a traduit aussi une vingtaine de livres américains en japonais comme ceux de Francis Scott Fitzgerald, Truman Capote ou John Irving. On peut noter chez lui une certaine forme d’engagement. En 2009, alors qu’il vient de gagner le prix Jérusalem, lors de son discours il s’exprime sur le conflit israélo-palestinien en critiquant les politiques d’Israël. En 2011, il donne l’argent de son nouveau prix afin d’aider les victimes du tsunami et de Fukushima. Il affiche alors son opinion contre le nucléaire. En 2015, il affiche son soutien au mariage gay, qui n’est alors pas reconnu au Japon. En 2021, il critique la politique du gouvernement japonais face au Covid et en 2022, lors de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, il appelle à la paix. Murakami se voit comme une “personne politique mais qui n’impose pas ses messages politiques à qui que ce soit” à travers ses œuvres. 

 

 

 

Motifs récurrents 

 

“Dans un certain sens, pendant qu’un auteur est en train de créer un roman, il est, simultanément, en partie, en train d’être créé par le roman.”

 

Certains motifs reviennent souvent dans l’écriture de Murakami que ce soit de manière importante ou seulement dans des détails. Parfois, il puise dans sa vie personnelle pour incorporer à ses œuvres des éléments qu’il apprécie. D'autre part, il semble que ses personnages soient habités par les mêmes caractéristiques. Je vais ici citer les principales récurrences que j’ai pu trouver au fil de mes lectures et qui me semblent constituer l’essence même de son univers.

 

Personnages en quête : La narration utilisée par Murakami dans ses romans est souvent à la première personne et nous fait entrer dans la psyché de ses personnages. Ces derniers ont des caractéristiques communes à l’univers murakamien. En effet, malgré le fantastique qui glisse subtilement dans le réalisme, les personnages ne sont pas surpris et acceptent rapidement la part d’étrange de leurs aventures, comme l’existence des Little People dans 1Q84. Chaque personnage semble résigner à accepter ce qui se passe autour de lui, comme dans une forme de stoïcisme, de fatalisme. Cependant, ils sont souvent liés à une quête : celle de l’identité, du genre, de l’amour, de la sexualité… Malgré tout, dans cet univers fantastique, les personnages sont en perpétuelle quête intime de sens dans leur vie et c’est cela qui nous donne envie de les suivre. 

 

Mélomane : Dans ses œuvres, il y a une forte relation à la musique, liée à sa passion pour celle-ci. Souvent, un personnage est associé à une musique comme Aomamé avec la Sinfonietta de Janáček (1Q84). Parfois, les romans en eux-mêmes sont de véritables playlists car ils sont remplis de références musicales au cours de l’histoire, comme La Ballade de l’impossible. Ce sont aussi bien des classiques, que du jazz, que des musiques de la culture populaire comme les Beatles. Elles plongent le lecteur dans une ambiance sonore liée aux livres et prolongent son expérience de manière synesthésique. Les titres de romans se mélangent parfois avec ceux de chansons comme c’est le cas de Danse, danse, danse, titre de The Dells. Sur le site internet de Murakami, une page est dédiée à la musique et fait l’inventaire des chansons présentes dans ses œuvres.

 

 

 

 

Forte intertextualité : A cause de son autre passion, pour la littérature, les romans de Murakami se retrouvent souvent liés à d’autres textes classiques de la littérature.  Ce sont souvent des œuvres occidentales, qui ont marqué l’auteur comme A la recherche du temps perdu de Proust (1Q84 tome 3), Sur la route de Kerouac (Les amants du Spoutnik) ou Guerre et Paix de Tolstoï (1Q84). Parfois, c’est seulement sous forme de citations ou de références que les livres sont évoqués, comme avec le pistolet de Tchekhov dans 1Q84. Les livres semblent souvent être profondément liés aux personnages auxquels ils sont associés et donnent de la profondeur au récit.

Passion chat : De nombreux chats se retrouvent dans ses œuvres comme Sardine (La course au mouton sauvage), Mimi (Kafka sur le rivage) ou encore des chats anonymes dans son conte La ville des chats (1Q84 tome 2). Les chats revêtent souvent une importance capitale car ils relient les personnages, perdus, à la réalité, comme un ancrage dans le monde réel. Dans Kafka sur le rivage, ils sont même des personnages à part entière puisque le personnage principal de Nakata peut leur parler et en est aidé. 

 

 

 

Allusions autobiographiques : Même dans ses romans de fiction, Murakami arrive parfois à glisser des allusions à sa vie personnelle qui peuvent relever de l’humour, comme une autodérision. Par exemple, dans Danse, Danse, Danse, le père de Yuki, un auteur très snob porte comme nom une anagramme de Murakami. On retrouve aussi plusieurs bars de jazz dans ses romans décrits comme miteux et bon marché. Cela confère à ses œuvres un léger humour à travers  ces easter eggs

 

 

L’homme-mouton : Ce personnage récurrent, mi-homme, mi-mouton, apparaissant pour la première fois dans la Course au mouton sauvage et revenant régulièrement, est à mon sens le personnage caractéristique de l'œuvre de Murakami. Personnage fantastique et mystérieux, tantôt inquiétant, tantôt victime, étrange mais que tout le monde trouve normal, il est le symbole de l’univers fantastique murakamien. 

 

Pour explorer plus en détail l’univers de Murakami, je vous recommande d’aller jeter un œil à son site web interactif, qui propose de nombreuses citations, des galeries de photos thématiques, des extraits de livres ou encore de playlists. 

https://www.harukimurakami.com/

 

Recommandations pour entrer dans l’univers murakamien 

 

« Maintenant que j'y pense, cela dit, tout ce que j'écris s'avère être, peu ou prou, une histoire bizarre.

 

J’ai choisi afin de conclure cet article de vous présenter succinctement certaines œuvres, pour montrer la diversité de l’écriture de Murakami qui s’étale de 1979 à 2023. J’ai choisi dans cette partie de présenter les quatre catégories d'écrits de Murakami : les essais avec Underground, les romans avec Danse, Danse, Danse, les nouvelles avec Paysage avec fer et les écrits autobiographiques avec Abandonner un chat : souvenirs de mon père.

 

Underground (1997)

Genre : entretiens, essai

Citation : “Je ne veux plus jamais passer à la télévision. Plus jamais. Ils ne disent pas la vérité. J'avais espéré une part de vérité, mais la chaîne avait sa propre idée sur ce qu'elle voulait diffuser. Elle n'a jamais montré ce que j'avais vraiment à dire.”

Thématique : Les attaques de 1995 du métro de Tokyo par la secte Aum

Composition : Entretiens avec des victimes, classées par ligne de métro; Réflexion de Murakami sur les événements ; Entretiens avec des membres de la secte.

Pourquoi le lire : Ce qui m’a marqué dans cet essai est la volonté de rendre les victimes humaines car elles ont été invisibilisées par les médias japonais au profit des agresseurs. Il y a aussi le refus du traitement manichéen des événements : ce ne sont pas des “fous” contre des gens “raisonnés”, “eux” contre “nous” mais une seule et même société. Si les japonais refusent de reconnaître cela, ils ne pourront pas empêcher d’autres événements semblables de se produire. Les entretiens sont très personnels mais le motif récurrent de se forcer à aller au travail alors que les victimes venaient d’être gazés et se sentaient mal, ainsi que l’indifférence des personnes dans la rue qui ont vu les victimes en premier, m’ont particulièrement marqué dans cette œuvre. 

 

 

 

Danse, Danse, Danse (1995)

Genre : Roman

Citation : “ Danse ! Continue à danser. Ne te demande pas pourquoi. Il ne faut pas penser à la signification des choses. Il n'y en a aucune au départ. Si on commence à y réfléchir, les jambes s'arrêtent. Et si tes jambes s'arrêtent de danser, moi je ne pourrais plus rien faire pour toi. “

Résumé : Un journaliste désoeuvré, après des rêves étranges, se lance à la recherche de son ex-petite amie, Kiki. Il croise au long de son voyage l’homme-mouton, une jeune adolescente délaissée dont il devient le chaperon, un ancien ami de lycée devenu acteur. Mais peu importe où il se rend, aucune trace de Kiki qui s’est volatilisée. 

Pourquoi le lire : Un univers fantastique, une enquête policière, divers personnages haut en couleurs : un livre typique de Murakami. Le sentiment de nostalgie et de fatalité dans cette œuvre est captivant. La relation entre le narrateur et l’adolescente qu’il protège, dépourvue d'ambiguïté malsaine, est un des éléments qui m’a fait adorer ce roman.

 

 

Paysage avec fer (2000)

Genre : Nouvelle

Recueil: Après le tremblement de terre

Citation : “ L'intuition, parfois, c'est une sorte d'image de substitution. Parfois, cette image est beaucoup plus vivante et dépasse la réalité en horreur. C'est ce qu'il y a de plus effrayant dans le phénomène qu'on appelle prémonition.” 

Résumé : Une réunion sur la plage entre Junko, un homme quadragénaire, Miyake, une jeune fille perdue et son petit ami Keisuke. Pendant que le feu de camp s’enflamme, les langues se délient et dévoilent les rêves et cauchemars de ce petit groupe. 

Pourquoi le lire : L’ambiance calme et nocturne se mêle à une dimension synesthésique et sensible pour créer une nouvelle amèrement mélancolique, que l’on a envie de relire plusieurs fois. 

 

 

 

 

Abandonner un chat : souvenirs de mon père (2023)

Genre : Récit autobiographique

Citation : “L’histoire n'appartient pas au passé. C’est quelque chose qui coule comme du sang chaud et vivant à l‘intérieur de la conscience ou de l’inconscient et qui, inévitablement, se transmet à la génération suivante.”

Résumé : A partir d’un souvenir commun avec son père, l’abandon d’une chatte attendant des petits, Murakami retrace de manière simple la vie de son père, mêlant poésie, bouddhisme et guerre.

Pourquoi le lire : Même si cet ouvrage est assez simple par son style d’écriture et dénué de toute intention de la part de l’auteur de transmettre un “message”, il aborde les thèmes parfois difficiles du souvenirs, de la famille et de la figure du père. Le motif des chats revient aussi comme essentiel à la vie de Murakami.