Pourquoi Doctor Sleep n’est pas une si mauvaise suite de Shining
39 ans après le chef-d’œuvre cinématographique Shining de Stanley Kubrick, réalisé à partir du roman de Stephen King, Mike Flanagan ose à son tour une adaptation sur grand écran de ce second volet paru en 2013. Ce n’était pas une mince affaire : passer après le grand, l’immense Kubrick et son Shining qui marquera durablement l’histoire du cinéma, relevait presque de la folie. Alors forcément, cette suite n’a pas été épargnée par la critique, oscillant tantôt vers les éloges, tantôt vers le procès. C’est pourtant un pari audacieux qu’a voulu tenter Mike Flanagan, réalisateur du film d'épouvante Ouija et de la série horrifique The Haunting of Hill House sur Netflix, fervent adorateur de Kubrick et fan incontesté de King dont il avait déjà adapté le roman Jessie.
Synopsis
Nous retrouvons le personnage de Danny Torrance, encore hanté et traumatisé par le funeste Hôtel Overlook et ses protagonistes qu’il tente de garder scellés dans son subconscient. Adulte, ce dernier sombre, comme son géniteur, dans l’alcoolisme et la violence, ce qui a pour conséquence d’atrophier son pouvoir télépathique le «shining ». Reprenant sa vie en main, il devient aide-soignant dans un hospice et accompagne, grâce à son shining, les personnes en fin de vie, ce qui lui vaudra ainsi son surnom de « Doctor Sleep ». En parallèle il rencontre et communique par télépathie avec une jeune adolescente, Abra, possédant le même pouvoir que lui et qui, se sentant isolée par ce don paranormal hors du commun, trouve en lui un mentor bienveillant. Cette dernière lui demandera de l’aider à arrêter un groupe de « morts-vivants », la tribu du « Nœud Vrai». En effet, ce groupuscule qui se nourrit de vapeurs d’âmes d’enfants « d’exception » (possédant un Shining) qu’ils torturent à mort, menace la jeune héroine. S’ensuit alors un combat entre des forces surnaturelles, maléfiques d’une part, bienfaisantes d’autre part, et un retour à la source originelle du mal afin d'affronter vieux et nouveaux démons.
Une suite où le fantastique prime sur le psychologique
Si Shining, L’enfant Lumière s’était imposé par son genre horrifique psychologique, Stephen King dans son second opus, tend vers un univers plus fantastique. Ceci explique en partie le sentiment de rupture et d’amertume de la part de certains fans de Shining : en effet, presque 40 ans après, Doctor Sleep apparait alors davantage sous les trait d’un blockbuster.
Chez Kubrick, le mal, l’obscur est diffus, et semble se répandre partout : sous la forme d’un huis-clos, les personnages sont enfermés dans l’Overlook, véritable entité maléfique et source originelle du mal et de leurs tourments. L’étrange subsiste et se pose comme un voile brumeux tout le long du film : dans l’hôtel, dans le pouvoir paranormal de Danny et dans la folie meurtrière de Jack Torrance. Pour autant, le surnaturel est assez subtil, symbolique, amenant le spectateur à parfois douter de ce qui est de l’ordre du psychotique ou du surnaturel. Plusieurs combats se superposent : un combat contre les fantômes d’un lieu hanté par le crime, un combat contre l’alcoolisme et ses névroses, un combat contre une malédiction. Avec Shining, la lutte se joue à la fois entre les personnages et en eux. Les pistes d’interprétation génèrent une certaine ambiguïté pour le spectateur qui se retrouve plongé dans les dédales du subconscient.
A l’inverse, on retrouve avec Doctor Sleep un fil narratif beaucoup plus clair, où la monstruosité et le mal sont, à l’inverse, nettement identifiés : cette communauté de vampires/morts-vivants, menée par Rose The Hat, sévit depuis des années en se nourrissant par « les vapeurs » d’âmes d’enfants possédant un shining exceptionnel. Apparait alors ici un schéma assez classique d’un affrontement entre le bien et le mal. Par ailleurs, il est intéressant de noter que ce groupuscule charismatique est bien loin des fantômes effrayants de l’OverLook, nous apparaissant ainsi plus détestables qu’effrayants. En effet, malgré la monstruosité de leurs actes, la présentation et la plasticité de ces personnages relèvent plus de celles des « méchants » de série d’horreur « teenage » ou encore des « vilains » que l’on retrouve dans les comics. Cependant, il est plaisant de constater que le mal, l’obscur et la monstruosité ne se retrouvent pas figés dans des carcans horrifiques habituels et attendus, mais grimés sous un apparat séduisant, accentuant le coté inquiétant et dérangeant, en particulier avec le personnage de Rose The Hat, féline et terrifiante manipulatrice.
De même, l’aspect surnaturel et trouble que présentait le pouvoir du Shining, est ici démystifié : si avec Kubrick nous le percevions grâce aux flashbacks et aux visions, Mike Flanagan nous offre une matérialisation de ce pouvoir paranormal. En cela, le film perd un peu de son mystère et donne une explication immersive de cette étrange faculté. Elle n’apparait alors plus comme une malédiction mais comme une sorte de « super-pouvoir ». Ainsi le personnage de Danny apparait plus sous les traits d'un justicier complexe, en quête de redemption de son héritage paternel, et protecteur de la jeune Abra qui, elle, se démarque par un caractère héroïque nettement plus prononcé.
Pour autant, si l’intrigue de Kubrick reposait sur un schéma de lutte classique entre une entité paranormale (l’Overlook) et un groupe d'individus ( les Torrance), Flanagan nous propose un film où les rebondissements et les actions sont nombreuses, sous la forme d’une enquête angoissante, nous tenant en haleine tout au long des 2h30.
Flanagan et King : entre fidélité et émancipation
Adapter un livre à l’écran n’est jamais chose facile, encore plus lorsque l’on s’attaque au maître du thriller Stephen King, et davantage lorsqu’il s’agit d’une suite écrite près de 40 ans après la sortie du premier ouvrage. Le contexte d’écriture était résolument différent ; s’émancipant de la première intrigue, Stephan King, avec Doctor Sleep, ferme et clôt le chapitre Shining.
Comment adapter un livre aussi dense que Doctor Sleep, un livre qui accentue la rupture qui opposait déjà ,avec Shining, le romancier et le réalisateur Stanley Kubrick ?
Mike Flanagan a souhaité tout au long du film rendre justice à l’auteur de Shining et être au plus près de l’univers de son roman. Stephan King, qu’il a consulté tout au long de la réalisation, l’a d'ailleurs félicité à la sortie du film.
Nous retrouvons dans ce long métrage les thèmes chers à King : l’alcoolisme et la violence (que l’on retrouve au début du film avec Danny Torrance), le rapport de force malsain et la manipulation que peuvent exercer certains adultes sur des enfants ( relation matérialisée par le groupe du Nœud Vrai), et la question douloureuse du passage de l’enfance à l’âge adulte que l’on voit avec le personnage de la jeune Abra. Les acteurs choisis incarnent avec justesse et profondeur ces différentes luttes : Danny avec ses propres démons ( ceux de l’Overlook et celui d l’alcool ) , Abra avec son puissant pouvoir lui imposant une adolescence et une maturité hors norme, et le Nœud-vrai groupuscule luttant contre sa propre mort n’hésitant pas à agir de façon monstrueuse pour maintenir son immortalité. Globalement on retrouve le thème récurrent de la mort qui plane comme une ombre inquiétante tout au long du film et qui n’épargne personne : « La monde est un cimetière à ciel ouvert ».( citation extraite du film Doctor Sleep).
Flanagan met en lumière à la perfection un message sous-jacent de l’œuvre de King : nous luttons tous contre des forces, qui peuvent nous asservir par la peur, par le vice, par la colère, et qui peuvent nous perdre si nous refusons de les affronter. Il restera fidèle à l’œuvre de Stephan King tout en prenant la liberté de rendre hommage à l’œuvre de Kubrick. En effet, Flanagan réhabilite l’Overlook, objet de controverse : il brûle , rappelons-le, à la fin du roman Shining de King , mais reste intact chez Kubrick. Mike Flanagan réconcilie ainsi les deux hommes avec ce film en assurant une cohérence entre les deux œuvres cinématographiques, tout en réhabilitant le souhait contrarié de King à la fin de Shining . Flanagan brûle, une fois pour toutes, l’Hôtel Overlook faisant disparaitre à jamais cette enceinte maléfique, ses fantômes et brisant ainsi la « malédiction » des Torrance père et fils.
Le Shining de Kubrick : hommage réussi ou références trop forcées ?
Si Doctor Sleep a pu être vivement critiqué, c’est qu’il est la suite d’un classique devenu une référence mythique du cinéma : Le Shining de Stanley Kubrick.
Et pourtant, quel plaisir lors du retentissement des premières notes graves, cuivrées du thème de Shining et quel frisson de retrouver l’Overlook décrépi par les décennies mais toujours aussi glaçant. Flanagan nous offre dans ce film une atmosphère semblable à celle insufflée par Kubrick : l’univers pictural et sonore, les prises de vue aériennes et longilignes, participent à la création de cet univers oppressant. Pourtant, le retour à L’Overlook, l’intégration de scènes d’archives mises en parallèle et la reproduction de scènes de Shining ont pu être vivement critiquées. En effet, si certains ont perçu ces références comme trop forcées apportant une lourdeur et des longueurs inutiles au film, Flanagan offre à mon sens, une cohérence et un hommage à l’œuvre de Kubrick en recréant cette atmosphère, cette ambiance oppressante où la peur est latente.
Par ailleurs dans Doctor Sleep de Flanagan, la référence mythologique est, à première vue, moins évidente. Chez Kubrick, on trouve la référence au Labyrinthe de Dédale pour cacher le monstre qu'est le Minotaure. La référence phare reste celle de Faust à travers dans la relation de Jack Torrance et du barman fantomatique de l'hôtel « Votre argent ne vaut rien ici monsieur Torrance ». Cette dernière prend forme à travers la vente de son âme à des démons doubles : l’alcool et l’Overlook. Avec Doctor Sleep, on retrouve une brève référence au mythe de « Pandore » : Danny tente d’enfermer dans des « boites » ses démons, boites qu’il n’hésite pas à rouvrir, à ses risques et périls, pour la lutte finale. Comme Kubrick, Flanagan laisse planer à la fin le doute quant à la persistance du mal : il n’est plus dans l’Overlook, mais est suggérée l'idée que d’autres êtres assoiffés de shining existent et qu’il faudra continuellement les affronter.
Finalement, Flanagan ne se contente pas de proposer une pâle copie de Shining et de vivre dans les fantômes et l’ombre de cette œuvre ; il propose une intrigue neuve, riche en péripéties, s’inscrivant dans une nouvelle temporalité où resurgissent les fantômes du passé auxquels il rend hommage, par nostalgie, une dernière fois, avant de les tuer définitivement.