Sopro, de Tiago Rodrigues : Vent de nostalgie et souffle de vie sur le Théâtre
Crédits : Christophe Raynaud De Lage
« La discrétion du souffleur se doit d’être inversement proportionnelle à l’indiscrétion des acteurs »
Tout commence par une invitation un mercredi soir du début du mois d’octobre au Théâtre 71 à Malakoff. Je ne connais ni la pièce, ni son auteur, ni même le titre de la pièce. La connaissance qui me propose de l’accompagner travaille dans une petite librairie de quartier environnante. Soit, je ne suis pas allé au théâtre depuis un bon bout de temps et la récente reprise de mes études me conforte dans l’idée de diversifier et d’enrichir mes horizons culturels. De plus, le théâtre 71 fera une très bonne madeleine de Proust, n’y étant pas retourné depuis l'enfance, à l’époque où je venais assister aux représentations théâtrale de fin d’année de ma soeur aînée. Je connais également ce théâtre de bonne réputation, Malakoff étant une ville où la culture tient une place prépondérante.
Les mots de mon ami pour décrire la pièce se révèlent assez vite limités par sa propre ignorance de ce qui s’apprête à être joué : “c’est un hommage au théâtre”. Voilà qui ne donne pas spécialement envie d’avoir fait le déplacement. On serait vite en droit de s’attendre à quelque chose de verbeux et de légèrement bassinant, comme un long monologue interminable sur scène, énoncé avec un vocabulaire trop sophistiqué pour ne pas être excluant.
La pièce débute sans que l’on s’en rende compte, aucune extinction de lumière dans la salle, aucun signal ne nous laissant penser que la représentation est sur le point de débuter. Juste une femme qui se tient sur scène, regardant sévèrement le public et murmurant des mots avec énergie qui, depuis l’audience, sont difficilement audibles. On devine du portugais, la langue de la pièce, même si les mots de cette femme ne seront jamais traduits sur l’écran de surtitrage. Ces mots sont prononcés dans un espace bordé de rideaux de soie, des herbes hautes parsemant le plateau ici et là. Petit à petit, les premiers personnages font leur apparition. Sopro est un spectacle qui ne se dévoile pas immédiatement, on en discerne les contours au fur et à mesure. Au fil des premières répliques énigmatiques, d’envolées sur la vie, la mort et le temps qui passe, on en arrive à comprendre que le lieu dans lequel se situe l’action est un théâtre en ruines, investi par le temps et une végétation abondante. Dans ce mausolée du souvenir, les fantômes des pièces jouées et des artistes qui les ont portés font leur apparition. On commence à comprendre que ce qui se joue devant nous sont les souvenirs de Cristina Vidal, souffleuse historique du Teatro Nacional Dona Maria II à Lisbonne, pour lequel elle a offert ses loyaux services pendant près de 40 ans.
Avant d’aller plus loin et pour se faire une idée plus précise de la pièce, il convient de remonter à la genèse du projet. Il est imaginé dès 2015 par le metteur en scène et actuel directeur artistique du théâtre de Lisbonne Tiago Rodrigues. Celui-ci propose à Cristina Vidal, souffleuse de 40 ans d’exercice, d’écrire et de mettre en scène une pièce dont elle sera à la fois le principal protagoniste et le pivot central, réceptacle inébranlable de la mémoire du théâtre de Lisbonne, à la fois “poumon du lieu” de par sa profession et “gardienne de la mémoire et de la continuation” de par son rôle plus officieux. Elle est sur scène incarnée par la Cristina Vidal authentique, qui honore la représentation de son omniprésence discrète sur scène, sorte d’allégorie de sa fonction autant que de son rôle indispensable, mais également par deux comédiennes, l’une narrant, et l’autre s’adressant directement aux autres protagonistes à mesure que l’histoire du lieu nous est conté.
“Ma fierté est que personne ne sache que j’existe”
Il y a d’abord une ode à son métier, une profession historiquement rattachée au théâtre qui tombe en désuétude avec l’essor de nouvelles techniques (les oreillettes que portent certains comédiens, peu visibles et plus fiables).
Les trous de mémoire interrompent le rythme de la pièce, laissent les spectateurs dans une attente circonspecte et avec un peu de chance, si ces derniers sont suffisamment dupes, donnent un allant involontairement dramatique aux performances des comédiens. Puis l’intervention de la souffleuse noue le fil d’un texte devant être déclamé avec une précision à la syllabe près. Les comédiens subliment ces quelques mots murmurés, en leur insufflant à leur tour un supplément d’âme.
La pièce évoque également les évolutions liées à la profession : les souffleurs étaient en des temps plus reculés placés dans des réduits métalliques qui leur permettaient d’être vus des comédiens mais non des spectateurs. Ils se sont ensuite positionnés aux extrémités de la scène, sur les côtés ou derrière le rideau du fond, multipliant parfois les allers retours et les performances de course de fond pour suivre les déambulations imprévisibles d’acteurs s’appropriant toute la scène.
Ce qu’on attend du souffleur, c’est sa discrétion. Comme l’affirme Vidal elle même « Ma fierté est que personne ne sache que j’existe ». Son rôle est dévolu à l’invisibilité aux yeux du public. Elle affirme plus tard avec humilité qu’une souffleuse saluée et félicitée par le public n’aurait pas bien accompli sa tâche. Elle a la confiance des comédiens, les souffleurs en sont les complices discrets. Ils connaissent les ficelles mais ne les dévoilent pas par respect pour un dessein plus grand : celui du geste théâtral et du plaisir offert au public d’une représentation millimétrée. Son rapport à la performance théâtrale, elle le construit en coulisses, sur le côté, ne voyant des comédiens que leurs profils (elle évoque ainsi avec beaucoup d’humour la performance gestuelle des coudes, des dos et des fesses qui n'est que peu remarquée par le public alors qu'elle souligne son importance).
Parler de la disparition de certains métiers, c’est aussi par ailleurs tenir un discours politique sur le théâtre, sur sa survie difficile, son manque de fonds et son statut mis à mal.
Crédits : Christophe Raynaud De Lage
Un hommage crépusculaire au Théâtre et à ceux qui le font vivre
Mais rendre hommage à la souffleuse, et c’est là le coeur de Sopro, c’est aussi rendre hommage au lieu qu’elle habite. L’ode à son métier permet à Tiago Rodrigues de déclamer la plus belle déclaration d’amour possible au théâtre et aux personnes qui le font vivre; des comédiens qui brillent sur scène, des auteurs et autres artistes en tous genres, aux acteurs de l’ombre, techniciens et autres résidents des coulisses de la scène.
Cristina Vidal mobilise ainsi ses propres souvenirs associés à ce lieu emblématique : les vedettes rencontrées et les personnages qu’ils incarnent au fil des pièces jouées (Les Trois Soeurs, Bérénice, L’Avare ou encore Antigone), l’ancienne directrice du théâtre, les anecdotes de plateau, les confidences et autres secrets qui se racontent en coulisse...
La souffleuse, dont la fonction est de combler les trous de mémoire des comédiens, va ici au travers d’évocations denses, dans lesquels se mêlent ses souvenirs fragmentés, honorer la mémoire du lieu même.
Ce qui se joue ici, ce sont non seulement les drames théâtraux qui animent la scène du théâtre de Lisbonne, mais également le récit de drames plus personnels et intimes du lieu et des personnalités fortes et attachantes qui y sont attachées. On loue la discrétion de Cristina Vidal lors des représentations comme au dehors, elle se fait le témoin silencieux des allées et venues de ces personnalités, la gardienne des secrets, parfois lourds, des uns et des autres.
Toutefois les souvenirs se confondent et le réel se mêle à l’imaginaire théâtral qu’inscrivent les pièces jouées à l’intérieur du théâtre de Lisbonne.
Les séquences s'enchaînent avec beaucoup de fluidité. La narration se tisse de manière éclatée mais avec un naturel qui ne brusque jamais le spectateur, tout en n’oubliant jamais de le surprendre grâce à des changements de perspectives qui viennent battre en brèche ce qu’il pensait acquis. Sopro nous invite en permanence à prendre un pas de recul pour mieux appréhender la nature (réelle, imaginaire, ou bien les deux à la fois) de ce qui se joue sur scène. On tente plus ou moins en vain de reconstituer l’historique de ce lieu, comme un puzzle confus dont les pièces faites d'éther nous fileraient entre les doigts. Mais même si le sens de ce dédale nous échappe par moments, on s’y laisse volontiers perdre, emporté par l’élégance et la poésie des fresques et des motifs que l’on y trouve.
On assiste ainsi à des allées et venues entre le passé et le présent, des extraits des représentations théâtrales, des séquences qui échappent à toute temporalité et qui veulent nous avertir, nous inviter à la réflexion. Une réflexion préoccupante, mais résolument optimiste sur le monde de l’art.
Crédits : Christophe Raynaud De Lage
« Ne pas Mourir »
Ce que Sopro instille tout au long des 1h50 de spectacle, comme nous avons pu le voir, c’est d’abord son amour inconditionnel pour le théâtre. Il ne s’agit pas que du lieu, ou du théâtre en tant que médium, mais bien davantage du théâtre en tant qu’univers quasi-cosmogonique peuplé de grandes figures, de mythes fondateurs et de constellations d’histoires, fictives comme réelles. L’un des derniers grands monologues de la pièce est tenu par le personnage de Tiago Rodrigues lui même. Il s’agit d’un long discours sur la nécessité de vivre en opposition au spectre permanent de la mort :
“Dans le doute, rester en vie. Face à l’idée de la mort, réaffirmer la raison pour laquelle nous participons à la vie : le mystère du futur (...) Récuser la mort et aller chercher le monde, être nomade, découvrir ce qui se cache au-delà des montagnes, voyager jusqu’à atteindre l’autre côté de la nuit (...) Et toujours, quand on nous dit que ce monde est le seul possible, savoir que c’est la mort qui nous parle et que nous sommes les autres, ceux qui la combattent, ceux qui restent en vie. Et pour cela il nous faut préserver les lieux publics et les lieux clandestins où nous pouvons rester en vie (...) Il nous faut préserver ce rendez-vous où nous pouvons dire : ici nous sommes peut-être peu nombreux, mais sûrs de nous quand, face à la perspective de la mort, nous choisissons la vie. Et surtout ne pas mourir”.
La mort n’est pas que littérale, elle est évidemment allégorique. La pièce nous invite à résister par le beau et le grandiose. Se pose alors la question du rôle de l’art dans nos vies et ce que le théâtre nous enseigne sur nous mêmes et notre humanité. La conviction d’être en vie se manifeste sur les planches, dans la pénombre des salles de théâtre où les sensibilités communient et où les émotions se partagent et s’exaltent. Défier l’ordinaire et le trivial et nous hisser en tant qu’individus libres pour mieux combattre l’idée même de la mort, comprise ici comme la mort de l’esprit. Sopro signifie “le souffle” en portugais, il renvoie évidemment au souffle communicatif du personnage pour qui la pièce est écrite, mais il renvoie aussi au souffle de vie et d’espoir qui subsistera tant que les théâtres resteront occupés, habités par passion et par volonté de rester en vie.