Comparaison de la définition du droit de grève et de la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié en droit anglais et français

La définition de la grève : comparaison droit français -droit anglais

                                                                                                                            

      

 

              

« Vous perdez votre temps Monsieur. Je suis français et donc en grève !»

 

               A l’évidence, la France et les français possèdent à l’étranger la réputation d’être fréquemment en grève -caricature anglophone à l’appui.  Il est vrai que si l’on examine le rapport sur les statistiques européennes sur les conflits collectifs entre 2005 et 2009 publié le 25 août 2010  par l’EIRO (European Foundation for the Improvement of Living and  Working Conditions), les mouvements de grève français l’emportent sur ceux de son voisin insulaire britannique.1

 

              En 2005, le nombre de jours perdus au Royaume-Uni pour cause de grèves représente moins de 8%  des jours perdus en France (tableau 1).2

 

 

            

               Similairement,  le nombre d’employés français qui ont participé à des mouvements de grèves sont, par exemple pour l’année 2007, presque 1 fois et demie plus nombreux que les employés grévistes britanniques (tableau 2).3

 

 

                 

Le rapport de l’EIRO souligne cependant la difficulté de comparer de tels chiffres. Ils émanent en effet d’entités étatiques (Ministère du travail pour la France et l’Office for the National Statistics pour le Royaume-Uni) et faute de définition internationale et harmonisée notamment par l’Organisation Internationale du Travail,4 chaque pays définit comme il l’entend ce que constitue une grève / un gréviste.  On pourrait imaginer que les mouvements sociaux au Royaume-Uni et  en France soient similaires numériquement sans que les statistiques ne le reflètent, ce n’est cependant pas le cas.

 

                  Ce papier a pour but de démontrer que  le Royaume-Uni a développé, via un système d’immunités et de restrictions d’immunités, une définition légale de la grève marquée par des volontés politiques de restriction tandis que la notion française de grève a été envisagée sous un angle radicalement opposé d’avancée sociale, d'équilibre entre forces de travail. 

 

                   Historiquement, la grève a d’abord été définie comme un délit, ce en France tout comme en Grande Bretagne. Autre point commun entre ces deux pays, c’est la reconnaissance de la libre association et  de la défense d’intérêt collectif qui a permis une évolution de la définition de la grève.5

 

               C’est ainsi qu’en 1871 le Trade Union Act permettra aux syndicats britanniques d’être considérés comme organismes légaux et les protégera à l’encontre du délit de conspiration criminelle auquel ils étaient auparavant exposés en organisant des mouvements de grève. Le Trade Dispute Act de 1906  y ajoute une protection en matière civile. Les syndicats, syndiqués et salariés des syndicats sont ainsi immunisés contre toute action en dommages et intérêts prévue pour les délits de conspiration civile et incitation à la rupture de contrats à la condition cependant de remplir la ‘Golden Formula’. En 1976, le Trade Union Act and Labor Relations (Consolidation)  octroie une immunité supplémentaire aux syndicats en matière de boycott secondaire et d’interférence avec contrat de tiers.6

 

 

                  Mettant fin à ce courant législatif favorisant les syndicats, le gouvernement Thatcher multiplie entre 1984 et 1990 les restrictions légales en matière d’action collective.7 Les syndicats ne sont désormais plus protégés en ce qui concerne les actions collectives secondaires (‘secondary industrial action’) soit les actions « contre des personnes qui n'étaient pas directement engagées dans le conflit.»8 L’immunité totale et historique des syndicats en matière civile qui avait été accordée dés 1906 est supprimée.  De même, est instaurée l’obligation d’organiser un scrutin préalable à la grève. Sans l’obtention d’une majorité de votes en faveur d’une action collective, les syndicats ne jouiront plus de l’immunité à l’encontre : 

 

i)                   d’injonction de mettre un terme à l'action sociale                                          

ii)                   action en dommages et intérêts9

      

                    Enfin, le Trade Union Reform and Employment Right Act 1993 introduit un préavis, un mode de scrutin plus contraignant et un droit de déposer une demande d’injonction pour toute personne affectée par la grève.10

 

               Les immunités légales ainsi amoindries, les syndicats sont exposés aux actions en réparation prévues en cas de commission des délits de la Common Law suivants :

 

-          la conspiration

-          inspiration a la rupture de contrat

-          intimidation

-          interférence dans l’application d’un contrat ou dans les affaires d’autrui11

 

                          En France et contrairement à la Grande Bretagne, l’évolution de la définition légale de la grève peut se résumer à un grand événement historique:

l’article 7 du Préambule de la Constitution de la IVème République (1946) reconnaissant le droit de grève et réaffirmé par la Constitution de 1958.12

 

                         Les  schémas a) et b) récapitulent et mettent en évidence les divergences historiques de définition de la grève entre droit français et droit britannique:

 

 

                     

                      Le droit français considère la grève comme un droit, « une liberté  individuelle d’expression collective.»13 Le droit britannique ne considère la grève que comme un fondement pour exclure la responsabilité civile de droit commun des syndicats et syndiqués. Il en ressort trois grandes divergences : 

 

1. comme droit constitutionnel, la grève ne peut pas souffrir d’abrogation ou modulation légale contrairement au droit britannique où les différents gouvernements peuvent réformer les immunités de grève. C'est ainsi qu'en 1982 la 'golden formula' a vu son champ d'application se réduire.14  Pour profiter de l'immunité, le syndicat doit agir en conformité avec la 'golden formula' prévue à la section 219 du Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act 1992: « an act done by a person in contemplation or furtherance of a trade dispute is not actionable in tort»15 ( en prévision d'un conflit entre employeur et travailleur ou pour le servir). L'expression 'trade dispute' a été redéfinie en 1982 et ne couvre désormais plus les grèves de solidarité ou actions collectives secondaires.16 Il semble donc facile d'affaiblir la protection des syndicats en matière d'organisations d'actions collectives. En droit français, la Constitution ne définit pas en elle-même la grève, le code du travail non plus. C’est la Cour de Cassation qui a développé une jurisprudence constante insusceptible d'être modifiée par les pouvoirs politiques. La grève a une valeur tout autre en droit français, elle constitue un droit institution, en droit britannique une simple exonération malléable de responsabilité civile.

2. sous forme d’immunité, la grève reste à juger au cas pas cas et ne revêt pas un caractère collectif. Le droit britannique a en effet épousé les théories volontaristes et consacre la liberté contractuelle: la législation est perçue comme "un fardeau pour l'économie"17 contrairement à la France où la réglementation est "le point de départ" en matière de droit syndical. Comme le constate Lord Wedderburn "le parfum individualiste de la Common Law domine encore la législation britannique quant aux droits qui s'exercent dans un cadre collectif."18 

3. enfin, le droit de grève français protège l’ensemble des travailleurs français qui sont les titulaires de ce droit. En revanche, la conception anglaise de la grève est beaucoup plus axée sur les syndicats et son régime protecteur vise donc majoritairement les syndicats.

 

 

 

 

 

La rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié en droit anglais et français

 

                      La rupture du contrat de travail à l’initiative du salarié en droit anglais peut prendre deux formes :

-          la ‘resignation’ ou encore,

-          la ‘constructive dismissal’  (licenciement implicite ou bien prise d’acte en droit français)19

 

                      Il y a  ‘resignation’ du salarié anglais si les termes utilisés par celui-ci sont clairs et univoques.  Si les termes usés par le salarié anglais sont équivoques, un test d’interprétation  de l’intention du salarié devra être appliqué  par l’employeur de manière ‘raisonnable’.20

                     Le licenciement implicite (‘constructive dismissal’) prévu en droit anglais fait référence aux situations dans lesquelles il semble à première vue qu’il y ait eu ‘resignation’ du salarié anglais mais il s’avère que la raison de la ‘resignation’ est un fait reproché à l’employeur.  Le concept de licenciement implicite connait cependant une limite légale:

-          si la raison pour laquelle le salarié anglais a ‘résigné’  doit être le fait de l’employeur, tout type d’agissements de l’employeur n’emporte néanmoins pas licenciement implicite.21

 

                 La section 95(1) (c) de l’Employment Relations Act 1996 prévoit en effet que la conduite de l’employeur doit donner droit au salarié d’invoquer un licenciement implicite.22 La jurisprudence de la chambre des Lords a d’abord estimé que tout comportement non raisonnable de la part de l’employeur remplirait les exigences de la section 95(1) (c). Puis il a été jugé que le manquement de l’employeur doit constituer une violation fondamentale du contrat de travail (Irving v. Thwaite Holme Kitchens (1995) IRLB 518). Il peut s’agir d’une réduction de salaire, changement de fonctions imposé ou encore d’un manquement au devoir de confiance et confidentialité. De plus, le salarié anglais doit montrer qu’il considère la conduite de l’employeur comme un licenciement implicite ou il sera considéré qu’il a accepté la modification faite à son contrat de travail.

 

                 Le salarié français dispose lui de trois modes de rupture du contrat : la démission, la prise d'acte et la demande en résiliation judiciaire.23

                   La Cour de Cassation a défini, par exemple dans sa décision rendue le 5 novembre 1987, la démission comme « un acte unilatéral par lequel le salarié manifeste de façon claire et non équivoque sa volonté de mettre fin au contrat de travail ».  Jean-Yves Frouin estime alors que pour qu’il y ait démission, les exigences suivantes doivent être remplies :

-          une volonté sérieuse du salarié de démissionner

-          une volonté claire et non équivoque qui ne soit pas imputable à un fait de l'employeur24

 

             La prise d’acte par le salarié ne figure pas dans les textes mais est le fruit de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de Cassation.  La prise d’acte aura lieu « lorsqu'un salarié démissionne en raison de faits qu'il reproche à son employeur, cette rupture constitue une prise d'acte» (Soc. 15 mars 2006, n° 03-45.031). La prise d’acte « entraîne la cessation immédiate du contrat de travail » (Soc. 31 octobre 2006, n° 05-42.158). Le juge saisi par la suite est compétent pour qualifier la rupture et ces conséquences pécuniaires.

            

               Le troisième mode de rupture du contrat de travail à l’initiative du salarié français est la résiliation judiciaire.  Le juge est ici amené à prononcer la rupture du contrat de travail et quelles en seront les conséquences.

 

            Quels sont les points communs entre les modes de résolution du contrat de travail à l'initiative du salarié anglais et français?

                 En ce  qui concerne la ‘resignation’  du salarié anglais et la démission française: la formulation de la cessation du contrat de travail par le salarié doit être dans tous les cas explicite et certaine. Selon la jurisprudence tant britannique que française, il n’y a pas d’exigences de forme mise a part l’assurance d’une volonté de démissionner / ‘résigner’. Dans les deux pays, si le salarié a agi alors qu’il était en colère, il sera considéré que sa décision n’a pas été réfléchie et ne remplit pas le test d’interprétation d’intention prévu en droit anglais ou encore, l’exigence d’une volonté sérieuse prévue en droit français.

 

                Quant à la prise d’acte et le licenciement implicite, les deux mécanismes de rupture de contrat du travail sont bien à l’initiative du salarié mais « aux torts de l’employeur »25 autrement dit en raison de faits reprochés à l’employeur. Dans les deux droits, c’est la conduite de l’employeur qui a mené l’employé à rompre le contrat de travail. Cependant en droit français, la prise d’acte peut produire les effets d’une démission si les faits reprochés ne justifient pas la qualification de la rupture de licenciement sans cause réelle et sérieuse.26  En droit anglais, la notion « contructive dismissal »  ne couvre que les cas où la conduite de l’employeur  autorise la rupture unilatérale du contrat de travail. 27  La plus grande divergence entre la prise d’acte el le licenciement implicite se trouve dans le raisonnement du juge pour conclure à la légitimité de l’employé à rompre le contrat de travail. Le juge français donne selon Jean-Yves Frouin « peu de directives » en la matière et « s'en remet à l'appréciation souveraine des juges du fond sur la notion de gravité suffisante » des faits justifiant la prise d’acte. 28  La jurisprudence a ainsi consacré des faits justificatifs tels que :

-          le non-paiement de tout ou partie de la rémunération29

-          le non-respect de la réglementation du travail30

-          la modification de son contrat de travail imposée au salarié par l'employeur 31

 

Loin de se fonder sur le droit du licenciement, le juge anglais a lui rejeté l’analyse du comportement  de l’employeur.32  Pour établir si les faits justifient la rupture du contrat de travail par l’employé aux torts de l’employeur, le juge anglais a consacré un test dit contractuel qui «  revient à se demander si l'employeur est l'auteur d'un comportement constitutif d'un manquement substantiel, touchant le noyau dur du contrat de travail, ou qui révèle qu'il n'entend plus être lié par un ou plusieurs éléments essentiels du contrat ». 33  Le juge cherche donc à savoir s’il y a eu « violation fondamentale du contrat ».34  Ce test inclut non seulement les violations des clauses expresses du contrat de travail, mais aussi ses clauses implicites et notamment la clause implicite de confiance mutuelle (‘implied contractual term of mutual trust and confidence’) .35   Ainsi, si l’employeur rompt la relation de confiance qu’il entretient avec son employé, celui-ci est en droit d’invoquer le ‘ constructive dismissal’. Se sont alors multipliées les situations dans lesquelles le juge anglais a jugé la clause de confiance rompue :

-           la critique publique

-          le défaut d'information d'une salariée sur le congé de maternité auquel elle aurait pu souscrire

-          l'abstention de l'employeur alors qu'un salarié est victime de harcèlement…36

 

C’est ainsi que  Claire Kilpatrick  considère le ‘constructive dismissal’ et la clause implicite de confiance mutuelle comme de  « puissants instruments de protection de la dignité des salariés au travail » qui « a donné lieu à l'un des développements les plus remarquables du droit anglais du travail. »37 Tout comportement brisant la confiance de l’employé envers son employeur justifie la rupture unilatérale du contrat de travail par l’employé et ce aux torts de l’employeur. Le licenciement implicite anglais  apparait donc plus protecteur que  sa version française pour laquelle la Cour de Cassation est restée lacunaire et pour laquelle les juges du fond se contentent d’apprécier la gravité des faits reprochés à l’employeur,  sans prendre en compte de « la dignité des salariés ».

Enfin, en ce qui concerne la résiliation judiciaire française, elle se différencie de la notion de ‘resignation’  ou encore de celle de la  ‘contructive dismissal’  en ce que le juge contrôle la rupture du contrat de travail. En effet, bien que l’employé initie la procédure de résiliation judiciaire, c’est le juge qui maitrise la rupture du contrat de travail. 38

 

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1Developments in industrial action 2005–2009, EIRO: http://www.eurofound.europa.eu/docs/eiro/tn1004049s/tn1004049s.pdf (30/ 11/2010)

2 Id. p. 4

3Id. p. 7

4 Bernard Gernigon, Alberto Odero et Horacio Guidol, Les principes de l'OIT sur le droit de la grève, Revue internationale du Travail, vol. 137 (1998), no 4. p. 7

5 Lord Kenneth William Wedderburn of Charlton, Limitation législative et judiciaire en matière d'action syndicale et de droit de grève, Revue internationale de droit comparé, vol. 42 (Janvier-mars 1990), no 1. p.41

6 Jo Carby-Hall, Grève et action collective en Grande-Bretagne, Revue internationale de droit comparé. vol. 55 (Juillet-septembre 2003), no 3. p. 577

7Id. pp. 578-581

Id. p. 578

9Supra note 7

10 Id.

11Id. pp. 588-592

12 article 7 du Préambule de la Constitution de 1946: http://www.legifrance.gouv.fr/html/constitution/const02.htm (30/11/2010)

13Supra note 5 p. 67

14Deborah J. Lockton, Employment Law, Palgrave Macmillon Publication, 7th edition (2010) p. 380

15section 219 du Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act 1992: http://www.legislation.gov.uk/ukpga/1992/52/contents (30/11/2010)

16 section 244(1) du Trade dispute and Labour Relations (Consolidation) Act 1992: http://www.legislation.gov.uk/ukpga/1992/52/contents (30/11/2010)

17Supra note 13 p. 52

18 Id. pp. 53-54

19Supra note 14 p. 214

20Id.

21 Id.

22 section 95(1) (c) de l’Employment Relations Act 1996:  http://www.lex.unict.it/eurolabor/documentazione/stati/uk/era1996.htm (30/11/2010)

23 Jean-Yves Frouin, Les  ruptures du contrat de travail à durée indéterminée à l'initiative du salarié (démission, prise d'acte et demande en résolution judiciaire), Revue de droit du travail (2007) p. 150

24 Id.

25Id.

26  Soc. 25 juin 2003, n° 01-43.578, Bull. civ. V, n° 209

27  section 95(1) (c) de l’Employment Relations Act 1996:  http://www.lex.unict.it/eurolabor/documentazione/stati/uk/era1996.htm (30/11/2010)

28Supranote 25

29Soc. 20 décembre 2006, n° 04-42.621

30Soc. 29 juin 2005, 03-44.412, Bull. civ. V, n° 219

31Soc. 28 novembre 2006, n° 05-41.178

32 Western Excavating (ECC) Ltd v. Sharp[1978] QB 761 

33 Pascal Lokiec, Sophie Robin-Olivier, Patrick Rémy et autres, Prise d'acte et rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié, Revue de droit du travail (2006) p. 196

34Id.

35Id.

36 Id.

37Id.

38Supra note 28