Décentralisation des contrôles des concentrations et mécanismes de coopération à la lumière des Règlements (CE) 1/2003 et 139/2004 par Marine Leonardis

Les Règlements CE n° 1/2003 et 139/2004 ont fortement marqué l’évolution du droit communautaire de la concurrence ; cette analyse détaille le mouvement de décentralisation du contrôle des concentrations parallèlement au développement des mécanismes de coopération entre les Etats membres, leurs autorités nationales de concurrence et la Commission, en s’appuyant notamment sur les exemples de la France et de l’Allemagne.

Afin de protéger l’économie de marché prônée par le droit communautaire, toute concentration d’entreprises fait l’objet d’un contrôle destiné à s’assurer que le libre jeu de la concurrence ne sera pas affecté de façon significative par une telle opération ; en matière de contrôle de ces concentrations, la tendance actuelle est au développement de la coopération internationale des autorités de concurrence. Ainsi, à l’échelle mondiale, le « Global Competition Network » peut faire figure de modèle de coopération entre ces autorités, et au niveau communautaire, de récents règlements et communications, instituant notamment l’« European Competition Network », ont mis en avant la nécessité d’une meilleure coopération. Parmi eux, deux règlements majeurs, 1/2003 et 139/2004, fruits de négociations entre la Commission Européenne et les Etats membres, feront l’objet d’une attention toute particulière car ils constituent, de prime abord, un grand pas vers une coopération accrue en matière d’application du droit communautaire de la concurrence, et par conséquent vers la réalisation de l’espace juridique européen. C’est dans cette optique de coopération entre les autorités nationales et communautaire que nous analyserons les règlements 1/2003 et 139/2004 ainsi que leur incidence dans les systèmes juridiques nationaux.

I. La décentralisation en matière de compétence

Alors que le règlement 1/2003 met en place de nouveaux mécanismes de coopération s’appliquant à l’intégralité du droit communautaire de la concurrence, le règlement 139/2004 concerne plus spécifiquement le droit des concentrations et la répartition des compétences au sein de l’Union quant à leur contrôle. Cette répartition repose sur l’idée d’un guichet unique ; sont ainsi soumises au contrôle exclusif de la Commission les opérations de concentration revêtant une dimension communautaire, c’est-à-dire lorsque le chiffre d’affaires des entreprises concernées dépasse les seuils maintenus par le règlement 139/2004. La répartition du contrôle est donc guidée par le principe de subsidiarité d’une part, par une volonté de décentralisation de l’application du droit communautaire de la concurrence de l’autre ; en effet, lorsque ces seuils ne sont pas atteints, il revient aux autorités nationales de concurrence (ANC), nommées par les Etats de façon souveraine, d’autoriser ou non ladite concentration. Cette politique de décentralisation des contrôles, désengorgeant une Commission débordée et donc inefficace, s’est notamment manifestée lorsque celle-ci a renoncé, face aux critiques de la doctrine et des Etats membres, à élargir son champ de contrôle, et ce en ne diminuant pas les seuils lui attribuant compétence ou encore en renonçant à la règle des « 3 + », selon laquelle toute concentration nécessitant une notification dans trois Etats membres serait soumise au contrôle exclusif de la Commission. Le corollaire de cette politique de décentralisation, mise en œuvre par le droit positif, est la coopération entre les autorités nationales de concurrence, qui voient leur importance s’accroître, et la Commission. Toujours en matière d’attribution des compétences, cette décentralisation et la coopération qu’elle implique se manifeste aussi par le biais des mécanismes de renvoi ; ainsi, le système du guichet unique ne cloisonne pas de façon hermétique les affaires traitées par la Commission de celles traitées par les ANC. La communication 2005/C56/02 de la Commisssion , faisant suite au règlement 139/2004, revient sur ces mécanismes à disposition des autorités d’un Etat membre pour connaître d’une opération relevant en principe de la compétence de la Commission et inversement. Il est surtout intéressant ici d’examiner les possibilités de renvoi au profit des Etats membres, illustration de la politique de décentralisation de l’application du droit communautaire. L’article 9 du règlement 139/2004 organise le renvoi d’un dossier de la Commission au profit d’un Etat membre ; en fondant sa demande sur les articles 9 § 2 a ou b du règlement, un Etat membre pourra se voir attribuer compétence concernant une opération relevant en principe du contrôle de la Commission. La demande doit être fondée, et suivant l’objet sur lequel doit se porter son pouvoir d’appréciation, la Commission dispose d’une marge de manœuvre allant du pouvoir discrétionnaire au simple contrôle des conditions prévues par le règlement. Ce renvoi aux ANC s’illustra dans l’affaire du 4 juin 2004, où la Commission renvoya à la France une opération de dimension communautaire (décision du 4 juin 2004, Aff. COMP/ M.3373, Accor / Colony / Desseigne-Barrière / JV). Les entreprises préférant souvent traiter avec les autorités nationales qui leur demandent moins de modifications de projet que la Commission, les négociations autour du « règlement concentration » ont abouti à l’introduction d’un renvoi sur demande des parties au profit des Etats membres ( art. 4 § 4 du règlement de 2004 ) ; toutefois, les parties doivent alors justifier leur demande en prouvant que l’opération risque d’affecter « de manière significative la concurrence sur un ou plusieurs marchés au sein d’un Etat membre et que ces marchés doivent présenter toutes les caractéristiques d’un marché distinct ». Or, comment motiver sa demande sans voir par la suite son projet de concentration invalidé ? Il semble que cette possibilité de demande de renvoi par les parties risque d’aller de facto à l’encontre de l’intérêt des parties.

Il faut admettre que les renvois à l’ANC d’un Etat membre par la Commission sont assez rares ; la Commission préfère contrôler elle-même les concentrations affectant plus d’un Etat membre ou susceptibles d’impliquer plusieurs autorités nationales. Les demandes de renvoi sont examinées par la Commission en étroite collaboration avec les ANC, gage, selon le préambule dudit règlement, d’une réattribution efficace des concentrations selon les règles de renvoi. Ces mécanismes de renvoi, la répartition des compétences qui en découle et ainsi la décentralisation de l’application du droit sont clairement le fruit de négociations entre la Commission et les Etats membres autour du débat sur l’adoption du règlement 139/ 2004 ; pas à pas, s’organise la décentralisation des contrôles, conformément à la volonté de la majorité des protagonistes, qui estiment les ANC plus compétentes car plus accessibles et plus à même d’évaluer les enjeux économiques. Non seulement la détermination de l’autorité compétente nécessite la coopération de différents organes au sein de l’Union, mais cette coopération doit se maintenir durant l’instruction du dossier afin que l’autorité compétente puisse prendre une décision adéquate sans risquer de froisser les intérêts d’autres Etats membres. Afin de mieux comprendre les mécanismes de coopération inhérents à l’étude d’une telle opération, il nous faut tout d’abord nous interroger sur la nature et les prérogatives des différents membres de l’ « European Competition Network », à savoir la Commission, mais surtout les ANC de chaque Etat membre.

II. La désignation et prérogatives des autorités en charge du contrôle des concentrations au regard des exemples de la France et de l’Allemagne

Le réseau instauré par le règlement 1/2003 a à sa tête la Commission et pour base chaque ANC désignée par un Etat membre. En raison de leur multiplicité, les juridictions nationales non désignées ne font pas partie du réseau. Conformément à la politique de décentralisation du droit communautaire dont sont imprégnés les règlements entrés en vigueur récemment, la distinction entre Commission et ANC est atténuée ; le règlement 1/2003 préfère distinguer entre autorités spécialisées et juridictions de droit commun. Cet aspect de la coopération entre la Communauté et ses Etats membres nous permet d’étudier comment l’exigence d’une ANC pour chaque Etat a été transposée, notamment en France et en Allemagne. Afin de respecter le principe d’autonomie institutionnelle et procédurale, il revient aux Etats de désigner leur propre autorité nationale. Il ne va pas sans dire que ce choix fait l’objet d’un contrôle par la Cour de Justice des Communautés européennes. En effet, afin de s’assurer que l’autorité en question puisse appliquer le droit communautaire comme l’aurait fait la Commission, celle-ci doit être indépendante au même titre qu’une juridiction nationale de droit commun. Les désignations respectives par la France et l’Allemagne du Conseil de la Concurrence ( ci-après Conseil ) en tant que première instance et du « Bundeskartellamt » n’ont fait l’objet d’aucune critique, ce qui, à titre d’exemple, ne fut pas le cas de l’autorité choisie par la Grèce ; la CJCE, dans sa décision du 31 mai 2005, (Synetairismos Farmakopoion Aitolias et Akarnanias) jugeant l’autorité en question trop peu indépendante pour assumer ses fonctions, invalida la décision hellénique. Tous les Etats n’ont pas transposé l’exigence de désignation d’une ANC de façon identique ; la France a suivi un modèle dualiste. Ainsi, pour toute affaire touchant au droit de la concurrence en général, le ministre de l’économie est alors en charge des enquêtes, alors qu’il revient au Conseil de rendre une décision. Toutefois, dans le domaine spécifique des concentrations, les rôles sont inversés et il revient au ministre de rendre une décision, le Conseil ayant alors une fonction consultative. L’Allemagne fait aussi intervenir son ministre de l’économie et de la technologie en vertu de l’art. 42 du Wettbewerbsbeschränkungsgesetz (GWB, code des restrictions de concurrence) ; celui-ci dispose d’un certain pouvoir, toutefois moins important que son homologue français, puisqu’il ne peut autoriser que dans un cas très particulier une concentration que le Bundeskartellamt (Office fédéral des cartels) avait refusée ; dans les limites de cette dérogation, il se trouve en concurrence avec sa propre ANC face à laquelle il a le dernier mot. Une autre spécificité réside dans le fait qu’il s’agit d’un Etat fédéral ; ainsi, le Bundeskartellamt doit prendre sa décision après avis de la Monopolkommission (Commission du monopole) d’une part, après avis des plus hautes juridictions (« oberste Landesbehörde », art. 42 GWB) du Land où les entreprises ont leur siège, d’autre part. Notons qu’en France, l’intervention du ministre de l’économie dans un domaine aussi sensible est critiquée ; une partie de la doctrine considère que le contrôle des concentrations ne devrait reposer que sur des critères économiques, indépendants de toute considération politique, une telle indépendance semblant plus difficile à maintenir lorsqu’un membre du gouvernement intervient. L’ANC nationale pourrait très bien remplir ce rôle, mais il semble que la France, et l’Allemagne à moindre échelle, hésitent encore à lui attribuer une telle compétence. Bien qu’en France, il revienne au ministre de l’économie de rendre une décision d’autorisation ou d’interdiction d’une concentration, l’avis du Conseil de la concurrence joue un rôle prépondérant, comme dans tous les autres Etats membres. La décentralisation de l’application du contrôle ne doit pas aboutir à une renationalisation du droit de la concurrence ; certains principes communautaires encadrent donc les Etats et limitent ainsi les divergences d’application. Le principe de primauté du droit communautaire garantit qu’une norme nationale contraire au droit communautaire ne sera pas applicable ; en outre, les juridictions nationales appliquent directement les articles du Traité CE en matière de concurrence, tout en maintenant leurs spécificités procédurales. Ceci a posé de nombreux problèmes ; en effet, si une autorité nationale peut rendre des décisions de même type que la Commission comme le prévoit l’art. 5 du règlement 1/2003, elle doit disposer des mêmes moyens. Or, les systèmes juridiques nationaux ne disposent pas du même arsenal que cette dernière ; en France, par exemple, les décisions avec engagements, par lesquelles une entreprise s’engage à modifier son projet risquant d’aller à l’encontre du droit de la concurrence, n’ont été introduites que par un des trois décrets de décembre 2005, décrets mettant en forme la collaboration entre les juridictions nationales et la Commission. Ceci n’est qu’un exemple illustrant les difficultés d’harmonisation des droits nationaux sur le modèle des pratiques de la Commission. Mais une application similaire dans les différents Etats et une instruction efficace des dossiers sont surtout assurées, dans la mesure du possible, par les communications de la Commission, expliquant les mécanismes de coopération à mettre en œuvre à ces fins.

III. Les mécanismes de coopération pendant l’instruction du dossier

Les mécanismes de coopération entre les Etats membres et la Commission, d’une part, entre les autorités et juridictions des Etats, d’autre part, ont été envisagés aux article 11 et 15 du règlement 1/2003 et dans une communication du 27 avril 2004 traitant de la coopération au sein du réseau d’autorités de concurrence ; « il convient que la Commission et les autorités de concurrence des Etats membres forment ensemble un réseau d’autorités publiques qui applique les règles communautaires de concurrence en étroite coopération. » Cette coopération se manifeste de façon verticale, c’est-à-dire entre la Commission et les ANC, et de façon horizontale, entre les autorités elles-mêmes. Comme avant l’introduction du règlement, la Commission est tenue de transmettre aux autorités nationales une copie des pièces recueillies dans le cadre des procédures formelles, mais l’innovation majeure réside dans l’intervention consultative de la Commission sur demande des autorités nationales. Les autorités nationales sont aussi tenues d’informer la Commission des décisions qu’elles comptent prendre quand celles-ci sont défavorables à l’entreprise. La coopération horizontale, quant à elle, demeure facultative ; les informations obligatoirement transmises à la Commission soit au moment de l’enquête, soit en cas de décisions défavorables, peuvent, et non doivent, être transmises aux autorités des autres Etats membres. Par le biais du réseau, la Commission et les autorités ont la possibilité de communiquer et d’échanger des informations, y compris des informations confidentielles. La confidentialité n’est plus opposable aux ANC et à la Commission, comme pour les mettre toutes sur un pied d’égalité. Cet échange d’informations, que les autorités sont tenues de ne pas révéler, est une caractéristique primordiale de ce réseau en matière de coopération. Bien d’autres mesures ont été mises en place, mais ne concernent pas directement le contrôle des concentrations.

En conclusion, nous pouvons espérer que la décentralisation du contrôle des concentrations, encadrée par de nombreux mécanismes de coopération à tous les stades du contrôle, conduise à une meilleure administration de ce dernier. Bien que certaines dispositions, tels que les différents mécanismes de renvoi, conduisent à un manque de prévisibilité pour les entreprises, celles-ci peuvent compter sur un contrôle efficace, la Commission ayant rendu avant la décentralisation du contrôle plusieurs arrêts très discutés en raison de son engorgement. Grâce à une étroite collaboration entre les différents protagonistes appliquant le droit communautaire, cette décentralisation n’est pas un recul mais un bond en avant vers l’espace juridique européen car il contribue aussi au développement d’une culture européenne de la concurrence. Dans la même optique, la création d’un organe communautaire reprenant les fonctions de la Commission et spécialisé en droit de la concurrence pourrait même faire l’objet de prochaines directives.

Bibliographie

Manuels

  • André Decocq, Georges Decocq, Droit de la concurrence interne et communautaire, 2004, LGDJ.
  • Andreas Zuber, Die EG-Kommission als Amicus Curiae ; die Zusammenarbeit der Kommission und der Zivilgerichten der Mitgliedstaaten bei der Anwendung der Wettbewerbsregeln des EG-Vertrags, Andreas Zuber, Köln, Heymann, 2001.

Articles

Anne-Lise Sibony et Eric Barbier de la Serre, "Charge de la preuve et théorie du contrôle en droit communautaire de la concurrence; pour un changement de perspective, Revue trimestrielle de droit européen", avril-juin 2007. Dominique Berlin, "Concentrations", revue trimestrielle du droit européen, 2005. Anders Leopold und Esther Reiche, Zur Vorlageberechtigung mitgliedstaatlicher Wettbewerbsbehörden nach Art. 234 EG, Europäische Zeitchrift für Wirtschaftsrecht, 2005. François Brunet, Ianis Girgenson, La double réforme du droit communautaire des concentrations, Revue trimestrielle de droit européen, 2004. Jean-Marc Thouvenin, Concurrence (concentrations): après l’arrêt Airtours, trois nouveaux avertissements à la Commission, Revue du marché commun et de l’ Union Européenne, 2003. Jean-Bernard Blaise et Laurence Idot, Concurrence, Règlement 1/2003 du 16 décembre 2002, Revue trimestrielle de droit européen, avril-juin 2003. Romain Aubanel, Commentaire du Livre vert de la Commission sur la révision du règlement de contrôle des concentrations, Revue du marché commun et de l’Union européenne, 2002.

Règlements et communications

  • Règlement (CE) du Conseil n° 1/2003 du 16 décembre 2002, entré en vigueur le 1er mai 2004, Journal officiel n° L 024 du 29/01/2004 p. 0001 - 0022.
  • Règlement (CE) du Conseil n° 139/2004 du 20 janvier 2004, entré en vigueur le 1er mai 2004, Journal officiel n° L 001 du 04/01/2003 p. 0001 – 0025.
  • Communication de la Commission relative à la coopération au sein des autorités de concurrence (2004/C101/03) du 27 décembre 2005.

Sites internet