L’exception au droit d’auteur en faveur de l’accessibilité au savoir par les aveugles en droits américain et français par Laure BEDAS
En ajoutant l’accès au savoir par les handicapés comme exception spécifique au droit d’auteur, le droit français est venu rejoindre en 2006 le droit américain, qui avait déjà établi une telle exception en 1996. Cependant, ces textes ne sont pas suffisants pour donner aux aveugles un accès général et automatique aux œuvres protégées. Le SCCR (Standing Committee on Copyright and Related rights) s’efforce de proposer à titre de standard international minimum, une exception équitablement rémunérée qui pourrait emporter l’adhésion de tous les acteurs.
Article 121 Copyright Act
L’amendement Chaffee au chapitre premier du titre 17 du United States Code vient ajouter, en 1996, l’article 121 du U.S. Copyright Act. Ce dernier apporte une exception spécifique en faveur de l’accès au savoir par les aveugles au droit exclusif dont jouissent les auteurs. Il énonce en effet que certaines entités autorisées peuvent reproduire ou distribuer des copies d’œuvres non dramatiques précédemment publiées, si ces copies sont reproduites dans un format spécialisé dans le but unique d’être utilisées par les aveugles. Une protection explicite en faveur des aveugles, en exception au « copyright », est donc ajoutée à la protection très générale du « fair use » en droit américain. La loi française équivalente au regard de beaucoup d’éléments ne date cependant que du 1er août 2006, puisqu’elle a eu lieu lors de la transposition de la directive européenne 2001/29/CE, du 22 mai 2001, sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information. Le droit français aura donc été plus lent à adresser ce problème que le droit américain. Selon l’American Foundation for the Blind, il existe environ 1.3 millions d’Américains aveugles, c’est-à-dire qui ont une vision égale ou inférieure à 20 degrés. Pour ce qui est de la France, la Fédération des aveugles et des handicaps visuels de France estime ce chiffre à 80 000. Ces personnes ne peuvent accéder au savoir comme le font les gens dotés de la vue: ils ne peuvent pas « regarder » un livre. Ils ont donc besoin d’accéder au savoir au travers de formats spécialisés, qui sont principalement le Braille et l’audio. Nous verrons plus en profondeur par la suite en quoi l’obtention de tels formats constitue une exception au droit d’auteur, et combien la nouvelle ère de la numérisation ajoute au dilemme. Une exception au droit d’auteur en faveur des aveugles est primordiale pour de nombreuses raisons. L’accès aux livres permet à une personne de s’éduquer, de s’informer des événements qui l'entourent, et ainsi de participer pleinement à la société. La lecture est essentielle au plaisir, mais aussi à l’éducation et à l’intégration professionnelle et sociale. Les aveugles devraient donc pouvoir accéder aux livres tout autant que les gens qui ne sont pas malvoyants, et peut-être même d’avantage, si l'on considère que les aveugles lisent sept fois plus que les autres. Il est intéressant de comparer les textes américain et français, leur signification, leur portée notamment dans un contexte international où la question des limites et exceptions au droit d’auteur, notamment vis-à-vis des aveugles, a été discutée lors de dernière réunion du Comité permanent du droit d’auteur et des droits connexes (Standing Committee on Copyright and Related rights, SCCR). En effet, ce comité, dont les membres sont ceux de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) a très récemment – lors de sa réunion à Genève du 10 au 12 mars 2008 - accepté la proposition du Chili selon laquelle l’OMPI adopterait un plan d’étude des limites et exceptions au droit d’auteur pour établir entre les pays membres un niveau consensuel minimum de limites et exceptions. Si l’atteinte d’un tel standard n’est pour l’instant pas certaine, le travail qui sera fourni dans ce but sera très important et impliquera une analyse des différents droits au regard des limites et exceptions, et donc notamment une étude des droits français et américain. De plus, il est crucial de préciser que la question du droit pour les aveugles d’accéder au savoir au même titre que les voyants est la priorité du SCCR. L’actualité de la problématique est également démontrée par les avancées technologiques récemment faites. Le dispositif lingual (Tongue Display Unit) va ainsi permettre aux aveugles de "voir" avec la langue. Enfin, un rapport sur l’intégration des personnes malvoyantes et aveugles dans la vie de la cité a également été rédigé par Gilbert Montagné et rendu à Xavier Bertrand, ministre du Travail, des relations sociales et de la solidarité le 10 janvier 2008. En quoi une exception au droit d’auteur est-elle nécessaire pour les aveugles ? Les droits français et américain apportent-ils une exception adéquate, ou doivent-ils faire davantage d’efforts ? Comment un nouveau standard international sur les limites et exceptions au droit d’auteur pourrait-il apporter un bon équilibre entre le droit exclusif de l’auteur et l’accès au savoir par les aveugles ?
La protection fournie par le droit d’auteur
Le « copyright » (équivalent américain du droit d’auteur) vient protéger les auteurs d’œuvres originales, notamment les œuvres littéraires, dramatiques, musicales, artistiques et certaines autres œuvres intellectuelles. Cette protection est fournie aussi bien pour les œuvres publiées que non publiées. Or, selon le Titre 17 de l'U.S. Code, cette protection donne un droit exclusif aux auteurs de faire ou d’autoriser les tiers à faire les activités suivantes: reproduire l’œuvre, préparer des œuvres dérivées, et mettre à la vente des copies de l’œuvre. Le droit d’auteur français accorde une protection similaire à l’article L.122-1 du Code de propriété intellectuelle (CPI) : « Le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction. »
L’accès au savoir par les aveugles implique donc forcément une exception au droit d’auteur.
Les formats spécialisés nécessaires aux aveugles, qui prennent essentiellement la forme du Braille et de l’audio, peuvent désormais êtres numérisés afin d’obtenir une toute nouvelle flexibilité d’utilisation. Pour transformer un livre en un tel format, l’œuvre doit être reproduite – première atteinte au droit d’auteur - « traduite », si besoin est, en braille, puis distribuée au public – la distribution, autant commerciale que non-commerciale, posant également problème. Le droit exclusif de l’auteur est donc bien atteint. L’étape supplémentaire de la numérisation de ces formats pose également un problème: le détenteur des droits d’auteur pourrait craindre qu’une version numérisée de l’œuvre ne mène à une perte du contrôle de l’œuvre. En effet, une fois que l’œuvre est numérisée, elle peut être reproduite indéfiniment sans pour autant dégrader l’œuvre et distribuée à une échelle potentiellement grande sans le moindre coût pour le distributeur.
La nécessité d’une disposition expresse en faveur des aveugles due à l’incertitude apportée par le « fair use » en droit américain.
Contrairement au droit français qui énumère exhaustivement des exceptions précisément délimitées au droit d’auteur, il existe en droit américain une exception au droit exclusif de l’auteur qui est d’application large, du moment que l’utilisation de l’œuvre est raisonnable. L’article 107 du Copyright Act décrit 6 hypothèses où le « fair use » peut être invoqué avec certitude, à condition que quatre facteurs soient respectés. Cependant, il est primordial de comprendre que ce n’est pas parce qu’une utilisation n’est pas expressément citée par l’article 107 qu’elle n'est pour autant pas considérée comme étant un « fair use ». En effet, les 6 cas listés n'étant pas exhaustifs, une utilisation non explicitement citée peut être protégée par le « fair use » si quatre facteurs sont présents. L’histoire législative américaine précise expressément qu’une copie d’une œuvre protégée peut être faite pour un aveugle puisque cette utilisation tombe dans le champ du fair use. Néanmoins, selon la Chambre des Représentants, la protection du « fair use » est fournie lorsqu’un individu fait « une seule copie » d’une œuvre en service gratuit rendu à un aveugle » (House Committee report of Copyrighted works, 81 Ind. L.J. 851). Ce qui est expressément protégé par le « fair use » est donc très limité, et le public reste dans le doute quant aux autres types d’utilisation d’œuvres protégées nécessaires pour les aveugles. En effet, rien n’est dit d’une reproduction multiple de l’œuvre dans le but de distribuer la copie de manière générale.
L’article 121 du U.S. Code vient apporter la certitude que le « fair use » n’apporte pas.
Puisque le « fair use » n’est pas particulièrement adéquat pour développer un droit général d’accès aux livres par les aveugles, une disposition traitant expressément du problème a été créée. Elle vise spécifiquement la reproduction d’œuvres en formats spécialisés, et annonce que certaines entités autorisées peuvent reproduire ou distribuer des copies d’œuvres non dramatiques précédemment publiées, si ces copies sont reproduites dans un format spécialisé dans le but unique d’être utilisées par les aveugles. Maintenant que cette disposition existe, ses bénéficiaires pourront agir en connaissance de cause, et non plus dans la peur de violer la loi.
L’article 121 du U.S. Code permet un droit de reproduction automatique, qui reste malgré tout toujours trop limité. En effet, en autorisant des entités indépendantes et à but non lucratif à reproduire des œuvres pour les aveugles, cette disposition fournit une couverture juridique. Toutefois, la reproduction doit encore être faite sur commande individuelle, elle ne peut être faite que pour des particuliers, et n’est pas assez large d’application. Globalement, les entités autorisées sont bien trop petites et peu nombreuses. Le fait que ce service doive être rendu par des entités autorisées spécifiques maintient l’accès au savoir pour les aveugles dans un cadre limité et déterminé. De plus, ces entités doivent avoir pour mission première de venir en aide aux aveugles. Or, que signifie « mission première » ? Est-ce que ces entités doivent être indépendantes, ou peuvent-elles être des sous-branches d’entités plus larges ? Si elles peuvent prendre la forme d’un pôle handicap d’une université, leur mise en œuvre est faisable en pratique. En revanche, si elles doivent être complètement indépendantes et constituer une université en elle-même, elles resteront bien trop limitées, voire inexistantes.
De plus, l’article 121 interdit la distribution commerciale des œuvres une fois transformées en formats spéciaux, comme le fait le « fair use ». Cependant, si au premier abord ceci peut sembler être une restriction à un possible élargissement du champ d’application de l’exception, cela ne l’est pas forcément. En effet, cette interdiction pourrait être primordiale puisque faire des bénéfices pourrait être l’incitation nécessaire aux éditeurs pour accepter de participer au schéma. Ceci étant dit, des organisations à but lucratif n’ont pas besoin d’être la solution, une incitation pour les détenteurs de droits pouvant être trouvée ailleurs. Une exception équitablement rémunérée pourrait contenter tous les acteurs concernés, et c’est d’ailleurs ce qui pourrait être adopté par le SCCR prochainement.
Le droit à la copie privée en France : une exception insuffisante pour un accès généralisé au savoir pour les aveugles.
Le droit français énonce un nombre limité d’exceptions au droit d’auteur. Les juristes américains dénomment d’ailleurs cette liste la « laundry list ». Il n’y existe donc pas d’exception d’application large comme le « fair use » américain. Il existait déjà, avant la création de l’exception visant spécifiquement les aveugles, une exception qui fournissait une manière pour les aveugles d’accéder aux livres : le droit à la copie privée (L122-5, 2° Code de la Propriété Intellectuelle). Néanmoins, elle ne peut être invoquée que pour une utilisation privée de l’œuvre, et éventuellement dans le cercle familial ou avec les amis très proches. L’œuvre copiée ne peut donc pas être utilisée publiquement, ni professionnellement (Cass. 1ère civ, 20 janvier 1969). De plus, si l’œuvre est copiée à un trop grand nombre, c’est un indice de contrefaçon. L’adage exceptio strictissimae interpretationis est (les exceptions doivent être interprétées de manière stricte, Cass. Civ I, 3 mars 1992) doit également être pris en compte. Enfin, selon F. Pollaud-Dulian, cette exception constitue uniquement un moyen de défense. Ainsi, cette exception ne peut être utilisée pour que les aveugles bénéficient d’un accès général aux livres. Une exception visant spécifiquement les handicapés a donc été instaurée.
Nécessité d’une exception au droit d’auteur français précisément adaptée aux problèmes posés.
Comme l’article 121 du Copyright Act, selon l’article L122-5,7° CPI, “Lorsque l'œuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire: La reproduction (…) par des personnes morales et par les établissements ouverts au public (…) en vue d'une consultation strictement personnelle de l'œuvre par des personnes atteintes d'une ou de plusieurs déficiences des fonctions motrices, physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques. Cette reproduction et cette représentation sont assurées, à des fins non lucratives et dans la mesure requise par le handicap, par les personnes morales et les établissements mentionnés au présent alinéa, dont la liste est arrêtée par l'autorité administrative.” Cet article illustre le choix du législateur français de consacrer une exception adaptée aux handicapés, choix qui avait été laissé à la discrétion des Etats membres de l’Union Européenne. En effet, la directive 2001/29/UE, portant sur les exceptions et limitations, énonce à l’article 5. 3, b) que les « Etats membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations (…)lorsqu'il s'agit d'utilisations au bénéfice de personnes affectées d'un handicap qui sont directement liées au handicap en question et sont de nature non commerciale, dans la mesure requise par ledit handicap”. Le droit français propose donc, comme l’article 121 du U.S. Code, qu’une entité désignée puisse reproduire des œuvres protégées pour des individus uniquement. De surcroît, l’utilisation de l’exception ne peut avoir un but lucratif, bien que, comme montré plus haut, ceci ne constitue pas forcément une barrière à un droit d’accès aux livres généralisé pour les aveugles. Le droit français est plus restrictif que le droit américain en ce qu’il énonce que l’entité dotée de ladite prérogative doit être publique, tandis qu’elle peut être privée en droit américain.
Une seconde barrière existe a priori en droit français et non en droit américain. Il s’agit de l’obligation de respecter les droits moraux de l’auteur: le droit de première divulgation, le droit de paternité, le droit à l’intégrité de l’œuvre et le droit de retrait. Le plus difficile de ces droits à respecter serait sûrement le droit à l’intégrité de l’œuvre, puisque l’on pourrait se demander si la traduction d’une œuvre, en un format DAISY par exemple, n’en est pas une violation. En effet, ce format permet à son utilisateur de naviguer dans l’œuvre, de sauter des chapitres, de lire plus ou moins rapidement. Toutefois, on voit mal pourquoi il serait considéré comme une atteinte au droit moral de l’auteur de « lire rapidement » lorsque l’on est aveugle, alors que les gens dotés de la vue le font tous les jours.
Qui dit exception au droit d’auteur, dit respect du Triple test.
Le triple test, qui énonce dans l’article L122-5, 9° CPI que « Les exceptions énumérées par le présent article ne peuvent porter atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur”, doit également être respecté aux États-Unis, puisque l’article 13 de l’ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce) l’énonce également. Ce test encadre les exceptions au droit d’auteur afin d’assurer que ce dernier n’est en rien lésé par une exception. Une éventuelle exception plus large que celles qui existent déjà en droits américain et français devrait donc se conformer à ce test. Selon P. Bernt Hugenholtz et Ruth L. Okediji, dans leur rapport final du 6 mars 2008, si une exception (1) n’est pas excessivement large, (2) ne retire pas au détenteur des droits une source réelle ou potentielle de revenu, et (3) ne constitue pas une atteinte disproportionnée aux droits de l’auteur, le test sera passé. Ce sont les deux derniers critères qui peuvent réellement poser problème à l’élaboration d’une nouvelle exception plus générale.
Une exception équitablement rémunérée constituerait une incitation pour les éditeurs à fournir aux aveugles l’accès nécessaire aux œuvres protégées, tout en respectant le triple test. En effet, ils y trouveraient un intérêt financier, tandis que les aveugles accepteraient volontiers de payer pour l’accès aux livres puisqu’ils souhaitent juste avoir tout autant de droits que les autres, ni plus ni moins. De plus, les deux dernières étapes du triple test seraient probablement respectées. Or, il est tout à fait possible que le SCCR choisisse d’adopter une exception équitablement rémunérée pour le standard minimum qui doit être adopté à l’avenir.
Bibliographie :
- « Droit d’auteur et droits voisins », par Christophe Caron, Litec - “Le droit d’auteur”, par F. Pollaud-Dulian, Economica - Goldstein, Goldstein On copyright, third edition - House Committee report on the Copyright Act of 1976 - WIPO Standing Committee on Copyright and Related rights, 16 session, Geneva, March 10 to 12, 2008 - « Conceiving an international instrument on Limitations and Exceptions to Copyright », Final report, March 06, 2008, by P. Bernt Hugenholtz & Ruth L. Okediji. - The role of the three-step Test in the adaptation of copyright law to the information society, By Christophe Geiger, Doctrine and Opinions, UNESCO.