L’interdiction du port du voile intégral, réflexions autour de l’arrêt Freeman et perspectives comparatives par Sandrine Le Pironnec
Le rapport de la mission d’information sur la pratique du port du voile sur le territoire national a été remis à l’Assemblée Nationale le 26 janvier 2010. Il y est fait mention, dans une perspective comparative avec les Etats Unis, de l’arrêt Freeman v. Department of Highway Safety and Motor Vehicles (No. 5D03-2296) rendu le 13 février 2006 par la cour d’appel du 5ème district de l’Etat de Foride. Cet article s’attache à expliquer l’arrêt Freeman au regard de l’interdiction générale du voile évoquée en France et à comparer le point de vue américain au point de vue français sur la question.
Dans un article du New York Time daté du 27 Janvier (The Taliban Would Applaud, 1/27/2010 N.Y. Times A26), un journaliste s’indignait des débats menés actuellement en France quant à la possible interdiction générale du voile intégral ou « niqab » dans l’espace public français. L’article, intitulé « les talibans applaudiraient » affirmait qu’une telle loi irait à l’encontre des libertés individuelles. L’auteur était également choqué de l’acquiescement du Président Nicolas Sarkozy à cette idée et rapprochait cela d’un calcul politique au vue des toutes prochaines élections, en offrant un bouc émissaire aux Français, en allant dans le sens des préjugés racistes contre les musulmans. Notons tout d’abord que le débat s’intéresse en réalité au niqab et non à la burqa. Le niqab en effet laisse les yeux découverts. On peut s’étonner de cet « acharnement » contre le voile en France, alors même que les Etats Unis, qui ont connus sur leur sol les attaques du 11 septembre n’ont jamais abordé le thème d’une interdiction de ce genre. Pourtant, le climat de suspicion envers les musulmans qui a suivi les attentats de 2001 persiste. Il est arrivé que la Cour Suprême des Etats Unis considère qu’une pratique d’une minorité religieuse puisse être interdite en raison d’un intérêt impérieux, par exemple la loi contre la polygamie adoptée par le Congrès et validée par la Cour Suprême, Reynolds v. United States (98 U.S. 145, 1878). La Cour a affirmé à cetteoccasion que la liberté de religion garantie par le 1er amendement n’est pas un droit de faire ce que l’on souhaite en dépit des lois. Il s’agit plutôt d’un droit de croire en ce que l’on souhaite. La Cour établit ainsi une différence entre la liberté de croire en sa religion et la liberté d’agir selon sa religion, laquelle pourra être sujette à restrictions.
L’arrêt Freeman permet d’étudier la réponse des Cours américaines face à la question du port du niqab. En l’espèce, une femme avait vu son permis de conduire annulé suite à son refus de retirer son niqab pour la photo d’identité qui devait être apposée dessus. L’arrêt offre des pistes de raisonnement quant à savoir comment les cours américaines réagiraient si on leur présentait une loi d’interdiction générale du voile intégral, telle que celle envisagée en France. Il s’agira tout d’abord d’étudier la décision Freeman au regard de la liberté de religion aux Etats Unis (I), puis de considérer quel serait le raisonnement des cours américaines face à une loi d’interdiction générale du voile, et enfin le raisonnement français d’interdiction générale du voile intégral évoqué dans le rapport de la mission d’information (II).
I – la décision Freeman au regard du droit au libre exercice de la religion américain.
En l’espèce, Mme Freeman poursuivait en justice le Département des Véhicules à Moteur et de la Sécurité des Voies Publiques (Florida Department of highway Safety and Motor Vehicles, ci après le département) en raison de l’annulation par celui ci de son permis de conduire. Elle avait en effet refusé de se soumettre à un nouveau règlement qui exigeait une photo de son visage à découvert, tête nue (Fla. Stat. Ann. S. 322.142(1) (West 2004)). Son précédent permis comportait une photo d’elle avec son niqab. Cette nouvelle règle, adoptée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 était justifiée, selon l’Etat, par la nécessité de pouvoir identifier le porteur du permis de conduire. Rappelons que le document sert de pièce d’identité pour la population américaine qui n’a pas de système de carte d’identité. Le permis de conduire, ou à défaut la carte d’identification (la carte du permis de conduire, sans qu’il y soit « intégré » le permis de conduire en lui même) sont les moyens premiers d’identification en Floride. (Freeman v. State of Florida, Department of Highway Safety and Motor Vehicles, No. 2002-CA-2828, 2003 WL 21338619 (Fla. Cir. Ct. June 6,2006)). Un témoin pour la Floride a par ailleurs souligné l’importance de la photo sur le permis de conduire, en insistant sur le fait qu’il était crucial pour les inspecteurs de police et des renseignements de pouvoir identifier les possibles suspects et victimes aussi vite que possible et que cette capacité avait un impact important sur la sécurité publique (Freeman v. State of Florida, Department of Highway Safety and Motor Vehicles, No. 2002-CA-2828, 2003 WL 21338619 (Fla. Cir. Ct. June 6,2006)) Mme Freeman a basé son action sur la loi de 1998, Religious Freedom Restoration Act (Loi de Restauration de la Liberté Religieuse, ci-après la FRFRA) et sur la Constitution de la Floride (article 1 section 3) disposant que l’Etat ne peut porter atteinte à la liberté d’exercice de la religion (Free exercise of religion) à moins qu’il s’agisse d’un intérêt impérieux de l’Etat, et que la mesure en question soit le moyen le moins restrictif possible pour atteindre l’objectif souhaité. La plaignante, Sultaana Lakiana Myke Freeman, affirme que le port du voile fait partie de ses obligations, devoirs religieux issus du Coran et de la Sunna : elle doit s’habiller de sorte à respecter une obligation de pudeur . (http://www.aclufl.org/issues/religious_liberty/freemanpersonal_statement...) La FRFRA a été votée à la suite du changement du mode d’évaluation des plaintes faites sur la base de la clause de libre exercice de la religion du 1er amendement par la Cour Suprême des Etats Unis. C’est la raison pour laquelle la plaignante n’a pas mené son action au niveau fédéral, en invoquant les amendements de la Constitution. Dans l’affaire Employment Division, Department of Human Resources of Oregon v. Smith, 494 U.S. 872 (1990)(sur l’utilisation de drogue lors de service religieux), la Cour Suprême a annoncé qu’elle ne déclarerait pas nécessairement inconstitutionnelle une loi neutre, d’application générale qui concerne des pratiques religieuses même lorsque celle ci ne serait pas justifiée par un intérêt impérieux. Un contrôle moindre suffirait. (Elle avait auparavant affirmé que pour une loi d‘application générale, l’état devait prouver un intérêt impérieux. (Sherbert v. Verner, 374 U.S. 398, 407-408 (1963)). La Cour Suprême a affirmé que dès lors, elle n’appliquerait le « strict scrutiny test » (selon lequel un intérêt impérieux est nécessaire pour pouvoir valider la mesure, et la mesure doit être nécessaire et proportionnée) que lorsqu’il s’agirait de cas « hybrides » : des cas impliquant à la fois le droit à la liberté de religion et une autre liberté garantie par la Constitution. (Employment Division, Department of Human Resources of Oregon v. Smith, 494 U.S. at 881-882). Le Congrès, en réponse à cette décision a voté le Religious Freedom Restoration Act of 1993 qui restore le strict scrutiny test en matière de liberté religieuse. Cependant, en 1997, dans un arrêt City of Boerne v. Flores, (521 U.S. at 536) la Cour Suprême a jugé que le Congrès, en passant cette loi avait outrepassé son pouvoir accordé par la clause de mise en œuvre du 14ème amendement (enforcement clause, « le congrès à le pouvoir de mettre en œuvre, par une législation appropriée, les dispositions de cet article »). La Cour affirme que la loi restreint la liberté de chaque Etat d’appliquer ces restrictions legislatives comme il l’entend. Le Congrès peut adopter une telle loi mais ne peut pas imposer aux Etats la manière d’agir. C’est donc l’arrêt de la Cour Suprême qui doit s’appliquer plutôt que la loi. La mesure en question est neutre, d’application générale : tous doivent avoir le visage découvert. D’après la jurisprudence Smith, un intérêt impérieux n’aurait pas été exigé par les cours fédérales, et l’action de Mme Freeman aurait eu encore moins de chance d’obtenir le résultat escompté. La Floride a également passé une loi rétablissant le « strict scrutiny » pour les affaires ayant attrait au libre exercice de la religion, c’est sur la base de cette loi, la FRFRA que Mme Freeman base son action. De fait, devant les cours floridiennes, Mme Freeman devait prouver que la loi constituait une contrainte substantielle quant au libre exercice de sa religion, l’état portant alors la charge de prouver un intérêt gouvernemental impérieux et que la mesure était la moins restrictive possible pour atteindre cet objectif. La Cour Suprême de Floride a jugé qu’était une contrainte substantielle au libre exercice de la religion une contrainte qui force la personne à agir d’une manière que sa religion condamne ou qui l’empêche d’agir tel que sa religion l’exige. (Warner v. City of Boca Raton, 887 So. 2D 1033). La plaignante devait donc prouver que le port du voile est une exigence selon sa religion et que la loi imposait une contrainte substantielle à sa liberté. L’expert de l’Islam mandaté par l’Etat a expliqué que la loi islamique tolérait que des écarts soient faits quant au port du voile, notamment quand il s’agit d’une nécessité médicale, ou encore pour l’identification dans certaines circonstances. Par ailleurs, le département avait proposé à la jeune femme d’être prise en photo par un membre du personnel féminin, dans une salle particulière, spécifiquement utilisée dans de telles situations. La 2ème exigence du contrôle est donc remplie pour la Circuit Court, lors de la décision de 2003 puisque l’état s’est efforcé de mettre en place le moyen le moins restrictif possible pour les droits de Mme Freeman. D’autre part, aux yeux de la Cour, la femme n’a pas justifié de la contrainte substantielle que le fait de se faire photographier dans ces conditions spéciales lui causerait quant à la liberté d’exercice de sa religion. Pour la Circuit Court, l’Etat a su justifier de son intérêt impérieux qu’est la protection de la population et donc de la nécessité de l’identification par photographie. Il a par ailleurs adopté un moyen qui satisfait l’exigence d’être le moins restrictif possible pour les droits et libertés en proposant une alternative à la photo prise en public. La circuit court juge donc en faveur de l’Etat et tolère cette restriction aux droits et libertés individuels. (Freeman v. State of Florida, Department of Highway Safety and Motor Vehicles, No. 2002-CA-2828, 2003 WL 21338619 (Fla. Cir. Ct. June 6,2006)). Elle a approuvé le point de vue de l’Etat qui avançait des arguments liés à la sécurité publique, au combat contre le crime et contre la fraude.(Freeman, 2003 WL 21338619 at 4, 7, 8). L’Etat a un intérêt impérieux à assurer la sécurité publique : les agents publics doivent pouvoir être capable d’identifier aisément une personne. La cour d’appel du 5ème disctrict de l’Etat de Floride saisie de la décision de 2003 a d’autre part jugé dans une décision datée du 13 février 2006 (Freeman v. Department of Highway Safety and Motor vehicles, No. 5D03-2296) que la mesure prise par le département était légale et que les droits fondamentaux de Mme Freeman n’ont pas été bafoués. La Cour d’appel a jugé l’absence de contrainte substantielle suffisante et n’a pas étudié la question de savoir s’Etat pouvait justifier d’un intérêt impérieux, puisque la première condition du contrôle n’était pas remplie. L’arrêt est intéressant en ce que les dispositions concernant la liberté de religion de la Constitution Floridienne sont semblables à ce que l’on peut trouver dans la Constitution des Etats Unis d’Amérique, au 1er amendement. On peut donc imaginer qu’une cour fédérale puisse avoir un raisonnement similaire. Toutefois, le raisonnement de la Circuit Court paraît insuffisant. Le voile est perçu comme une menace à l’ordre public. Or, des attentats sont perpétrés depuis longtemps, et les terroristes n’ont pas eu à se voiler pour déclencher leurs bombes. Un imperméable, une cagoule, un sac à dos peuvent suffire. Il faut toutefois considérer le rapport avec le 11 Septembre : lors des attentats, plusieurs des terroristes étaient en possession d’un permis de conduire floridien. On peut donc comprendre la prudence des cours floridiennes. D’autre part, concernant la prise en compte de l’opinion d’un expert concernant la question du port du niqab dans la religion de la plaignante, on peut s’étonner de voir l’expert avancer que la loi en Arabie Saoudite permet que l’on retire son niqab lors de certaines circonstances. L’Arabie Saoudite est elle une référence en la matière, et pour l’interprétation du Coran que la plaignante a adoptée ? Par ailleurs, le point de vue de l’expert concerne une certaine interprétation de la religion que la plaignante n’a pas choisie. Peut-on dès lors se fier à cette interprétation lorsque c’est l’exercice de la religion de la plaignante qui est en cause ? De ce fait, l’arrêt Freeman s’écarte de l’arrêt United States v. Ballard 322 U.S. 78 (1944) selon lequel la cour ne peut considérer si les croyances religieuses sont véritables ou fausses, elle ne peut que vérifier si les croyances sont sincères. Or la cour de Freeman a accepté le point de vue de l’expert qui donne une interprétation considérée comme meilleure que celle de la plaignante.
II –Raisonnement américain autour de l’interdiction générale du voile intégral
Selon l’arrêt Freeman, le gouvernement peut donc interdire le port du niqab pour des raisons d’ordre public. Cependant, cette interdiction est limitée dans l’espace et dans le temps. Une interdiction générale du niqab est globalement vue avec circonspection aux Etats Unis. Ce sentiment s’explique pour différentes raisons, ayant attrait aux fondations de la Nation et aux amendements de la Constitution. Il y est prévu en effet la liberté de religion et la liberté d’expression au 1er amendement. Il faut noter que lorsque le rapport d’information de la commission chargée de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national (Rapport de la mission d’information n°2262) explique que les atteintes à la liberté de religion aux Etats Unis sont susceptibles d’être interdites que dans les cas où elles violent des « devoirs sociaux » (en l’occurrence des compensations financière suite au chômage) ou lorsqu’elles mettent en danger l’ordre public, il est ici un peu rapide. Certes, ces deux catégories de lois sont soumise au strict scrutiny test, le plus exigeant, et sont donc plus susceptibles d’être invalidées par les juges, mais le rapport oublie deux autres catégories : les lois qui ne sont pas neutres et d’application générale, ainsi que les lois donnant lieu à une action hybride : mêlant une revendication basée sur le droit à la liberté de religion, et sur un autre droit constitutionnel, tel que la liberté d’expression. Dès lors, une loi d’interdiction générale du niqab pourrait être sujette au strict scrutiny. La Cour Suprême considère en effet que des comportements peuvent être protégés par la liberté d’expression (voir les affaires des drapeaux brulés : United States v. Eichman, 496 U.S. 310 (1990) et Texas v. Johnson, 491 U.S. 397 (1989)). Dans l’arrêt Texas v. Johnson (491 U.S. 397 (1989)), la cour affirme que le mode d’expression n’influe pas sur le principe. On pourrait argumenter dès lors que la liberté de porter le niqab tient également à la liberté d’expression. C’est d’autant plus probable que dans un arrêt Tinker v. Des Moines Independent Community School District (393 U.S. 503, 89 S.Ct. 733 (1969)), la Cour Suprême a admis que le port de bandeau noir autour du bras dans le milieu scolaire dans le but de manifester contre la Guerre du Vietnam était protégé par la liberté d’expression. Le 1er amendement ne protège donc pas que les paroles, mais aussi les comportements et probablement, par extension, le port du voile comme expression de sa religion. Une loi interdisant le niqab telle que celle proposée en France se verrait donc soumise à deux contrôles de constitutionalité, au niveau le plus élevé (strict scrutiny) du fait de sa nature hybride : celui de la liberté religieuse, et celui de la liberté d’expression. Pour être déclarée valable, il faudrait un intérêt impérieux du gouvernement justifiant la loi.
III – Le raisonnement français au sujet de l’interdiction générale du voile intégral
La mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national (rapport n°2262) a réfléchi aux bases juridiques que le gouvernement pourrait donner à l’interdiction du niqab. Le principe de la laïcité a été évoqué, même si la mission d’information reconnaît que ce principe ne saurait être le fondement d’une loi d’interdiction du port du voile intégral, parce que le principe n’est pas opposable aux individus, mais aux institutions publiques. L’ordre public a également été étudié. Ne pas pouvoir identifier rapidement la personne pourrait justifier la loi. On retrouverait alors un raisonnement semblable à celui de l’arrêt Freeman (exigence de l’identification des personnes). Mais il ne semble pas proportionné que cela s’applique à l’ensemble de l’espace public. Les vêtements pouvant dissimuler des armes ne se limitent pas au voile intégral. D’autre part, l’arrêt Freeman ne considérait que l’interdiction du voile pour la photo du permis, et non une interdiction aussi générale que celle envisagée en France. La CEDH a déjà admis l’interdiction du voile (hijab) dans le milieu scolaire (loi du 15 mars 2004) dans une décision du 30 juin 2009, n°43563/08. La cour a affirmé la conventionalité de la loi concernant la loi d’interdiction du port de signes religieux ostensibles à l’école publique française. La cour considérait la mesure scolaire comme étant une ingérence, légitimée toutefois par les objectifs recherchés que sont la protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre public. La Cour s’est ensuite interrogée si cette ingérence était nécessaire pour atteindre ces buts. On retrouve ici un contrôle quelque peu similaire à celui pratiqué aux Etats Unis (nécessité et proportionnalité de la mesure). La cour affirme que l’Etat « peut limiter la liberté de manifester une religion, par exemple le port du foulard islamique, si l’usage de cette liberté nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique » (Leyla Sahin c/ Turquie GC, n° 44774/98, §111, cité par la décision). Elle affirme également que le « devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci » (v. Leyla Sahin c/ Turquie GC, n° 44774/98, §107, cité par la décision). Une loi d’interdiction générale du voile intégral ne franchirait-elle pas cette frontière ? En interdisant le niqab, l’Etat n’apprécie t’il pas la légitimité du niqab ? Il n’apparaît pas évident qu’une loi d’interdiction du voile puisse passer ce contrôle. La mission d’information considère également qu’une « censure du Conseil Constitutionnel ou une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme constitueraient un désaveu particulièrement cinglant pour la représentation nationale et une victoire pour les partisans d’une pratique radicale de la religion » (rapport d’information n°2262). Ce point de vue est étonnant, la fonction première de ces deux institutions étant de garantir à chacun le respect de ses droits et libertés fondamentales, il m’apparaît difficile de considérer que la censure de la loi soit avant tout une « victoire pour les partisans d’une pratique radicale de la religion ». D’autre part, il est évident que la mission n’est pas neutre et impartiale par rapport au voile. Les titres du sommaire du rapport d’information (http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/voile_integral.asp) ne sont pas anodins et montrent eux même un point de vue définitivement opposé au voile. Ainsi il y est décrit des « sociétés heurtés par ce phénomène » ou encore des « pays confrontés à des surenchères communautaires », et il y est affirmé que l’on assiste au Canada, aux Etats Unis et au Royaume Uni à de véritables « surenchères constitutives de dérives communautaires ». Le texte poursuit en affirmant que des groupes « musulmans radicaux et intégristes instrumentalisent les systèmes juridiques très favorables aux libertés et protecteurs des droits fondamentaux des individus pour obtenir la consécration de droits spécifiquement applicables aux habitants de confession ou d’origine musulmane ». Ce point de vue me semble très réducteur du droit à la liberté religieuse tel qu’il existe aux Etats Unis. Tout d’abord, il n’est nullement ressenti dans le pays de dérives ou de surenchères communautaires. Au contraire, c’est la France qui apparaît trop peu respectueuse de la « liberté de religion », même si les deux pays n’en partagent pas la même conception. D’autre part, il faut noter que l’affaire Freeman, tout comme un bon nombre d’affaires portés devant les tribunaux lorsqu’il s’agit de droits fondamentaux, a bénéficié du soutien de l’ACLU (American Civil Liberty Union), association ayant pour but de « défendre et préserver les droits et libertés individuelles que la Constitution et les lois des Etats Unis garantissent à tout individu vivant dans ce pays » (http://www.aclu.org/about-aclu-0). L’association, renommée au Etats Unis, a notamment participé aux affaires Brown v. Board of education (347 U.S. 483 (1954)), Loving v. Virginia (388 U.S. 1 (1967)), Roe v. Wade (410 U.S. 113 (1973)), In re Marriage Cases ((2008) 43 Cal.4th 757 76 Cal.Rptr.3d 683, 183 P.3d 384. Il est donc très réducteur d’affirmer que l’association soit utilisée par des groups musulmans radicaux et intégristes et cela est d’autant plus vrai que l’association n’a aucune affiliation officielle quelqu’elle soit avec un groupe religieux. Elle intervient chaque fois qu’elle considère qu’une liberté ou un droit fondamental est bafoué, sans prendre en considération le groupe concerné par l’action, mais toujours dans le but de faire respecter les droits et libertés fondamentaux énoncés par la Constitution. Différence notable par rapport à la France, Mme Freeman n’est pas considérée comme une femme oppressée ou faisant partie d’un mouvement religieux oppressant les femmes. Par ailleurs, un membre du conseil de l’Organisation Nationale pour les Femmes (National Organization for Women) a même participé à un rassemblement de soutien à Mme Freeman (« the headscarf as Threat : A comparison of German and U.S. Legal Discourses », Robert A. Kahn, The Vanderbilt Journal of Transnational Law, Mars 2007, page 443, et note 209). La perception du voile intégal est différente entre les deux nations : le voile en France est vu comme une menace à l’égalité des sexes et comme un risque de la diffusion des idées de groupes minoritaires extrémistes. Aux Etats Unis, le voile est perçu au travers du terrorisme et de la nécessité pour la sécurité de l’état de pouvoir identifier les personnes. S’il est certain que certaines associations féministes luttent contre le port du voile intégral aux Etats Unis, comme en France, ni les décisions relatives à l’arrêt Freeman, ni les commentaires qui y sont liés n’abordent le sujet de l’égalité des sexes. D’autre part, du fait de la définition très générale de la « religion » aux Etats Unis, les groupes minoritaires extrémistes ne sont pas vraiment menacés ici s’ils n’ont aucun rapport avec des activités terroristes. Les sectes qui seraient très mal vue en France parce qu’extrémistes ne sont aux Etats Unis qu’une religion parmi d’autres. Les raisons de l’aversion pour le voile en France ne tiennent pas beaucoup de place aux Etats Unis. Aux Etats Unis, ce qui prime est la sécurité nationale. L’arrêt Freeman concerne un moyen d’identification. Une interdiction générale à la française ne serait même pas envisageable. Que le nombre des personnes concernées par le port du voile intégral soit faible n’a aucune valeur dans le débat américain, puisque dès lors que la personne justifie qu’elle croit bien en ses convictions (United States v. Ballard 322 U.S. 78 (1944) selon lequel la cour ne peut considérer si les croyances religieuses sont véritables ou fausses, elle ne peut que vérifier si les croyances sont sincères), alors, elle peut invoquer la clause de libre exercice de la religion. Le fait qu’il s’agisse d’un petit nombre de personnes en France devrait, je pense, nous inviter à encore plus de circonspection avant d’adopter une loi. Il serait aisé d’en faire des boucs émissaires ou de les faire apparaitre en tant que tel. C’est d’autant plus vrai que si seulement un petit nombre de femmes seraient concernées par l’interdiction, une plus grande communauté se sent visée, stigmatisée par le débat. Il me semble cependant que d’un point de vue purement juridique le nombre de personnes visées par l’interdiction ne devrait avoir aucune incidence. D’autre part, en France la laïcité est utilisée par certains pour justifier l’interdiction, ne serait-ce qu’aux yeux du public. Le principe de laïcité requiert que les croyances religieuses de chacun restent hors de la sphère publique. La neutralité prime. Aux Etats Unis, la liberté de religion serait au contraire invoquée pour contrer cette loi. C’est le respect des religions et pratiques religieuses qui priment, en dehors de toute contradiction avec les autres principes fondamentaux reconnus par la Constitution, de l’ordre et de la sécurité publics. On peut considérer que la liberté d’expression aux Etats Unis est plus dans le respect de chaque religion par rapport à une conception française qui cherche à les nier. Le rapport remis à l’Assemblée Nationale le 26 janvier 2010 par la mission d’information affirme très clairement qu’il n’y a pas de consensus sur la question de l’interdiction générale du niqab, que ce soit au sein de la commission, ou au sein du parlement. Toutefois, il semble que la majorité des membres de la commission soit plutôt favorable à une interdiction justifiée par l’ordre public. Par ailleurs, le Président s’est récemment prononcé en faveur d’une interdiction générale. (http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/04/22/nicolas-sarkozy-a-tranc...) et ce en dépit des mises en garde du Conseil d’Etat. Le 30 Mars 2010, le Conseil d’Etat a présenté au Premier ministre une étude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral. (http://www.conseil-etat.fr/cde/node.php?articleid=2000). Le Conseil affirme qu’une interdiction générale du voile ne saurait trouver un fondement juridique « incontestable », qui puisse satisfaire les contrôles de la CEDH et du Conseil constitutionnel. Pour interdire le voile, il faudrait donc interdire toute dissimulation du visage. Cependant, même dans cette perspective, le Conseil reconnait que l’interdiction « se heurterait encore à des risques juridiques sérieux au regard des droits et libertés garantis constitutionnellement et conventionnellement ». Le conseil propose alors des fondements juridiques pouvant légitimer une interdiction de dissimuler son visage. Le seul moyen qu’il envisage réellement comme une base possible à l’interdiction générale du niqab est l’ordre public, et plus précisément la « la sécurité publique et la lutte contre la fraude, renforcées par les exigences propres à certains services publics », incluant la lutte contre la dissimulation des personnes et la nécessité d’indentification. Le Conseil prend soin de limiter la portée de son avis à certains lieux. Il affirme qu’une telle interdiction, s’appliquant à tout l’espace public ouvrirait « un espace de contrainte collective aux conséquences incertaines ». Le Conseil explique également qu’une interdiction générale se heurterait probablement aux contrôles de constitutionnalité et de conventionalité. Selon la jurisprudence actuelle du Conseil Constitutionnel, une telle loi a de fortes chances d’être censurée si le gouvernement persiste à vouloir l’appliquer à l’ensemble du territoire national. Le Conseil d’Etat préconise donc une interdiction de dissimuler son visage circonscrite à des « circonstances particulières de temps et de lieux ». La solution proposée par le Conseil d’Etat me semble plus tempérée et plus acceptable que l’idée d’une interdiction du port du voile intégral sur tout le territoire national. Cependant, il faudrait alors se poser les questions de mise en application de l’interdiction et ses sanctions.
Conclusion Au vue des conclusions de la Commission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national (rapport n°2262) et de l’étude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral du Conseil d’Etat, il apparait qu’une interdiction du voile intégral sur l’ensemble du territoire national serait difficilement justifiable devant le Conseil Constitutionnel et la CEDH. Pourtant, le gouvernement persiste à souhaiter une interdiction générale là où une interdiction circonscrite à certains lieux et occasions serait plus justifiée, du point de vue juridique, notamment. Une interdiction générale me paraît une contrainte trop importante, et la solution proposée par le Conseil d’Etat dans son avis relatif aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral me semble juridiquement plus réaliste et réalisable Je conçois que les objectifs d’interdiction soient louables (égalité homme-femme, dignité) mais qui sommes nous pour juger d’une interprétation du Coran ? Pour considérer que notre manière de percevoir cette pratique religieuse est meilleure parce qu’elle va à l’encontre de nos idéaux ? S’il est vrai qu’il est nécessaire de voir la personne à qui l’on s’adresse dans les administrations, et institutions publiques, il ne m’apparaît pas justifié d’empêcher une femme voilée de prendre le RER ou de marcher dans la rue juste parce que son visage est dissimulé. Qui fait vraiment attention aux personnes qu’il rencontre dans la rue ? Qu’une femme porte un niqab, ou que je ne lui porte aucune attention, , quelle différence cela fait-il ? .
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE. - Freeman v. Department of Highway Safety and Motor Vehicles (No. 5D03-2296), 13 février 2006, Cour d’appel du 5ème district de l’Etat de Foride
- Freeman v. State of Florida, Department of Highway Safety and Motor Vehicles, No. 2002-CA-2828, 2003 WL 21338619
- (The Taliban Would Applaud, 1/27/2010 N.Y. Times A26
- Rapport d’information n°2262 de la commission au nom de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/voile_integral.asp
- Etude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, Conseil d’Etat. http://www.conseil-etat.fr/cde/node.php?articleid=2000
- Veiled Muslim Women and Driver’s License Photos : A Constitutional Analysis, Peninna Oren, Journal of Law and Policy, 2005 (13 J.L. & Pol’y 855)
- The Headscarf as Threat: A comparison of German and U.S. Legal Discourses, Robert A. Kahn, The Vanderbilt University School of Law, Vanderbilt Journal of Transnational Law, March 2007 (40 Vand. J. Transnat’l L. 417
- Behind the Veil: an American Legal Perspective on the European Headscarf Debate, Jennifer M. Westerfield, summer 2006, American Journal of Comparative Law (54 Am. J. Comp. L. 637)