La preuve de la loi étrangère dans le procès civil : du fait ou du droit ? - par Anaïs Simon

Article 281 §2 LEC : « le contenue et la vigueur de la loi étrangère doivent être prouvés (...) Le juge peut recourir à autant de modes de vérifications qu’il estime nécessaires pour son application. » Cet article issu de la réforme de la Loi de procédure civile du 7 janvier 2000 a suscité des débats quant au statut procédural de la loi étrangère en Espagne. En effet, il se limite à affirmer la nécessité de prouver le droit étranger sans pour autant en déterminer le régime (charge de la preuve, modes de preuve, conséquences de l’absence de preuve). Or, en principe, seuls les faits doivent être prouvés, le droit étant présumé connu du juge en vertu de l’adage juria novit curia. Dès lors, la nécessité de prouver le droit étranger implique-t-elle que son régime soit entièrement calqué sur celui des faits ? En d’autres termes le passage de la frontière fait elle perdre sa qualité de règle juridique à la loi étrangère la relayant à une simple donnée de fait au procès ?

Le droit international privé se définit comme l’ensemble des règles juridiques ayant pour objet de régler les relations internationales entre personnes privées. Il a, entre autres, vocation à déterminer quel est le droit applicable à une situation présentant des éléments d’extranéité lui donnant un caractère international. Ainsi, si chaque Etat souverain possède ses propres règles juridiques internes, le caractère international du litige impose de faire un choix, c’est ce que l’on appelle le conflit de lois. Chaque Etat possède ses règles de conflit qui déterminent au moyen de facteurs de rattachement l’ordre juridique de l’Etat qui présente les liens les plus étroits avec le litige et donc le plus légitime à le résoudre. La désignation du droit étranger par la règle de conflit résulte de l’influence de la doctrine de Savigny qui se caractérise par sa rupture avec l’objectif territorialiste d’une application exceptionnelle de la loi étrangère. La règle de conflit savignienne qui constitue le modèle type de la règle de conflit espagnole et française est dite bilatérale dans la mesure où elle désigne indifféremment le droit étranger ou le droit du for selon les circonstances de l’espèce. Par ailleurs, elle est neutre car elle ne privilégie en principe aucune solution par rapport à un résultat souhaité. Le mécanisme du conflit de lois peut donc conduire le juge à appliquer une loi étrangère, ce qui n’est pas sans poser des difficultés. D’une part d’ordre idéologique, lorsque l’application d’une loi étrangère s’analyse en une perte de souveraineté. D’autre part d’ordre pratique: en effet la règle de conflit est abstraite de sorte qu’elle se borne à désigner le droit applicable sans résoudre le litige au fond. Or, la détermination du contenu de la loi applicable peut s’avérer difficile lorsqu’il s’agit d’un droit d’un pays éloigné dont l’accès aux sources est compliqué. Dés lors, peut-on exiger du juge qu’il connaisse le droit étranger au même titre que la loi du for ou doit-on considérer que son contenu doit être prouvé ? Dans ce dernier cas à qui incombe la charge d’en rapporter le contenu ? D’autre part, quels sont les modes d’établissement du droit étranger et les conséquences de l’absence d’établissement de son contenu ? L’ensemble de ces questions fait échos à la problématique de la condition du droit étranger en France et en Espagne. En France comme en Espagne le droit étranger doit être prouvé, ce qui le rapproche du régime des faits juridiques, le droit n’ayant pas à être prouvé en vertu de l’adage juria novit curia (art 1.6 C. civ. espagnol et 12 CPC). Doit-on pour autant en déduire la loi étrangère a perdu sa qualité de règle de droit au passage des frontières et qu’elle est soumise au régime procédural de la preuve des faits juridiques ? L’étude de l’évolution des solutions apportées à ces questions en France et en Espagne témoigne que le droit étranger connait un régime spécifique qui emprunte tant au régime des faits juridiques qu’à celui du droit. C’est pourquoi on peut aujourd’hui dire que la loi étrangère s’apparente à un tertium genus dont le régime compose avec les difficultés liées à sa connaissance et sa nature juridique de règle de droit. Si en Espagne les règles procédurales relatives à la preuve du droit étranger sont essentiellement d’origine légale, en France elles ont été progressivement élaborées par la jurisprudence. Néanmoins, il ne faut pas sous estimer le rôle des tribunaux espagnols dans l’élaboration de ce régime procédural. En effet, l’énoncé de l’article 281.2 LEC, issue de la loi 1/2000 du 7 Janvier, en vertu duquel « le contenu et la vigueur du droit étranger doivent être prouvés (…) Le juge peut recourir à autant de modes de vérifications qu’il estime nécessaire pour son application », a suscité des doutes quant à la répartition de la charge de cette preuve. Par ailleurs, la loi ne se réfère ni à ses modes de preuve ni aux conséquences de l’absence de preuve de celui-ci. C’est donc aux tribunaux qu’il appartient de proposer des réponses concrètes à ces questions.

La charge de la preuve de la loi étrangère

En Espagne la jurisprudence a traditionnellement assimilé le droit étranger à une donnée de fait de sorte que « la charge de la preuve de la loi étrangère incombe aux parties ». Le juge garde cependant « la faculté de s’enquérir du contenu du droit étranger » (ex : SSTS du 1 février 1934 RA 1934/227 et du 28 octobre 1968 RA 1968/4850). Le législateur a consacré cette solution à l’article 12.6 §2 LEC par la réforme de 1974. La réforme du 7 janvier 2000 a abrogé l’article 12.6 §2 pour lui substituer l’article 281 §2 LEC, le recours à la formule impersonnelle (le contenu et la vigueur de la loi étrangère doivent être prouvés) a pu laisser penser à la doctrine majoritaire que cette charge incombait désormais au juge. En réalité, si cet article donne une base légale au renforcement de l’office du juge, il ne lui impose en aucun cas un devoir d’investigation d’office. Au contraire, les tribunaux, fort attachés à l’analogie entre loi étrangère et fait, ont affirmé à plusieurs reprises l’équivalence substantielle entre la nouvelle et l’ancienne rédaction (SAP de Baléares, du 26 avril 2005 n°869/2005). La solution retenue par les juges français était similaire : parce que la loi étrangère est une donnée de fait au procès, la charge de la preuve en incombait aux parties et plus particulièrement au demandeur (arrêts Lautour du 25 mai 1948 et Thinet 24 janvier 1984 n°82-16767). La charge de la preuve du droit étranger est donc laissée entre les mains des parties, sous réserve des facultés du juge de recourir à ses pouvoirs d’investigation. Cette solution comporte des risques de dénaturation du droit étranger. En effet si une partie fait défaut l’autre pourra tenter d’accréditer une version du droit étranger à sa convenance. D’autre part, lorsque les intérêts des parties concordent elles peuvent passer sous silence les dispositions du droit étranger qui leurs sont défavorables. Par ailleurs, il peut exister un déséquilibre des moyens matériels entre les parties de sorte que l’une d’elle fera prévaloir une version du droit étranger qui n’est pas le plus fidèle. Enfin il semblait de plus en plus inadapté de continuer d’assimiler le droit étranger à une donnée de fait celui-ci remplissant la même fonction au procès que la loi du for : résoudre le litige.

Ces considérations ont poussé les tribunaux à reconnaitre à la loi étrangère sa valeur de règle de droit, ainsi qu’à attribuer au juge un rôle de plus en plus actif dans la recherche de sa teneur. Ainsi, dans ses décisions récentes (STS 10 juin 2005 N°6491/2005 et du 4 juillet 2006, n° 2421/1999), le Tribunal suprême a jugé que la loi étrangère était une règle de droit, celle- ci devant être prouvée pour des raisons pratiques. Par ailleurs, il se montre favorable à une coopération de plus en plus active du juge avec les parties dans cette tache. Néanmoins il se refuse à lui imposer un devoir d’investigation d’office du droit étranger comme l’avaient déjà fait les juges du fond (SAP Guadalajara 14 janvier 2004 RA 2004/371). Cette solution est regrettable au regard de ses larges pouvoirs d’investigations et des instruments mis à sa disposition pour faciliter son accès au droit étranger tels que la Convention européenne dans le domaine de l’information sur le droit étranger signée à Londres le 7 juin 1968 ou Convention de Londres. En France, la Cour de cassation a reconnu à la loi étrangère sa valeur de règle juridique dans un arrêt Coucke du 13 janvier 1993 (n°91-14415). Cette reconnaissance s’est accompagnée d’un renforcement de l’office du juge. D’abord en lien avec l’application d’office de la règle de conflit par celui-ci (voir arrêt Mutuel du mans 26 mai 1999 n°96-16.361). Ainsi, l’obligation faite au juge d’appliquer d’office la règle de conflit dans le domaine des droits indisponibles ou extrapatrimoniaux emportait celle de rechercher d’office son contenu (CC Driss Abdou 1 juillet 1997 n°95-179.25). En revanche, dans le domaine des droits disponibles ou patrimoniaux, l’application d’office de la règle de conflit n’étant qu’une faculté pour le juge, la charge de la preuve de la loi étrangère continuait d’incomber aux parties sauf pour le juge à user de cette faculté (Com, 16 novembre 1993 n°91-16.116, Sté Amerford). En raison de la partialité et de l’insécurité juridique auxquelles pouvaient conduire ces solutions la Cour de cassation a abandonné cette distinction en jugeant qu’ « il incombe au juge qui reconnait applicable le droit étranger, d’en rechercher d’office ou à la demande d’une partie qui l’invoque, la teneur, avec le concours des parties et personnellement s’il y a lieu et de donner à la question litigieuse une solution conforme au droit positif étranger» (CC Itracco 28 juin 2005 n°02-14.686). Cette solution est conforme à la solution de l’arrêt Coucke. En effet, il est logique que le juge, qui est tenu d’appliquer au litige la règle de droit appropriée (art 4 ccf et 12 CPC), soit tenu de jouer un rôle principal dans la détermination du contenu de la loi étrangère, et ce indépendamment de la nature des droits litigieux. Cependant, si l’office du juge est renforcé, l’ordre des mots montre que ce n’est que s’il ne se considère pas suffisamment éclairé par les éléments apportés par les parties qu’il sera tenu de procéder personnellement à cette recherche. Ainsi, en France comme en Espagne une collaboration est amenée à s’instaurer entre juge et parties afin de déterminer le contenu du droit étranger.

Les modes d’établissement du droit étranger

En France et en Espagne, la preuve du droit étranger se fait par tout moyen (3 mars 1997 STS N°1638/1997 et CC 30 mars 1966). Ici, son régime semble calqué sur celui des faits. Néanmoins, tous les modes de preuves ne semblent pas adaptés pour obtenir une connaissance objective et précise de celui-ci, dés lors en sont exclus l’aveu et le serment. Le plus souvent, les parties présentent un certificat de coutume, document établi par une personne qualifiée (Consulat local de l’Etat étranger dont le droit est applicable, un juriste, universitaires) qui rapporte les éléments constitutifs des systèmes étrangers susceptibles d’apporter une réponse à la question litigieuse. L’inconvénient de ces certificats est que lorsqu’ils sont privés, ils émanent de particuliers rémunérés par la partie qui en fait la demande ce qui n’est pas toujours gage de sincérité et d'impartialité. Cependant, ces certificats ne lient pas le juge qui pourra toujours, dans le respect du contradictoire, faire usage de ses pouvoirs d’investigation et ordonner une expertise (263 CPC et 335 LEC) ou une consultation (256 CPC). Mais surtout, celui-ci pourra recourir aux instruments internationaux d’informations sur le droit étranger tels que la Convention de Londres. En effet, celle-ci permet aux autorités judiciaires d’un Etat d’obtenir de celles d’un autre Etat des informations sur les règles juridiques applicables à un cas donné. Son champ d’application est relativement large (droit civil commercial et pénal depuis son dernier Protocole additionnel du 15 mars 1978) et elle lie un grand nombre d’Etats (53). Elle permet au juge d’obtenir des informations fiables car elles lui sont fournies par un organe étatique. D’autre part la demande doit, être rédigée dans la langue de l’Etat requis (art 14), comporter l’exposé des faits nécessaires à l’élaboration de la réponse et préciser les points de droit dont l’éclaircissement est sollicité (art 4§1 et2). La réponse doit, quant à elle, être donnée dans la langue de l’Etat requis et assurer une information précise, objective et impartiale « le plus rapidement possible ». Le développement de ce type de Conventions est de nature à réduire les difficultés liées à la connaissance du droit étranger, cependant, celle-ci peut encore dans certains cas résulter impossible ou excessivement difficile, se pose alors la question des conséquences de l’absence de preuve du droit étranger sur l’issu du litige.

Les conséquences de l’absence d’établissement du contenu de la loi étrangère

L’obligation de prouver le droit étranger est une obligation de moyens car la tache peut se révéler impossible ou excessivement difficile. Face à l’absence de preuves du droit étranger le juge peut adopter deux attitudes : la première consiste à débouter le demandeur, la seconde à appliquer la loi du for dotée d’une compétence subsidiaire générale. Après de nombreuses hésitations, la jurisprudence s’est prononcée en faveur de l’application subsidiaire de la loi du for (Com, 16 novembre 1993 n°91-16.116, Sté Amerford et STS 4 novembre 2004 RA.2005/1056). Cette solution confirme que le droit étranger est désormais conçu comme du droit. En effet, si le droit étranger est considéré comme une donnée de fait au procès alors sa recherche est essentiellement l’affaire des parties (art 282 LEC et 1315 C. civ et 9 CPC), dés lors, en l’absence d’impossibilité objective de prouver le droit étranger, le rejet de la demande peut être justifié (217 LEC). En revanche, si l’on considère le droit étranger comme une donnée de droit au procès, il est logique que le juge, qui est tenu de résoudre le litige selon les règles de droit applicables (art 12 CPC et 1.6 C. civ. espagnol), applique la loi du for en cas de « défaillance » de la loi étrangère. Ici, le rejet de la demande pourrait s’analyser en un déni de justice, le juge étant tenu de trancher le litige même en cas de silence, d’obscurité ou d’insuffisance de la loi (art 4 C. civ.). D’autre part, Le tribunal constitutionnel espagnol a déjà jugé que le rejet de la demande prononcé par les juges alors que le demandeur se trouvait dans l’impossibilité de prouver le droit étranger le mettait dans une situation de « indefension » (impossibilité de défendre ses droits) contraire au droit à une protection juridique effective (art 24 C°) ;( STC du 2 juillet 2001 RA 2001/155).

Conclusion

La pratique jurisprudentielle en France comme en Espagne a dégagé les règles procédurales relatives à l’application de la loi étrangère au-delà du débat relatif à la nature juridique du droit étranger qui a trop tendance à vouloir trancher entre fait et droit. En réalité, si la loi subit des altérations au passage de la frontière car elle devient étrangère pour le juge appelé à l’appliquer, elle conserve néanmoins sa nature de règle juridique dans la mesure où elle remplit la même fonction juridique que la loi du for : résoudre le litige.

Sources Les grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, B. Ancel et Y. Lequette, 5°édition, Dalloz 2006. Droit international privé, Bernard Audit, cinquième édition, 2008.Corpusdroitprivé, dirigé par Nicolas Molfessis. La connaissance de la loi étrangère par les juges du fond (recherche sur l’infériorité procédurale de la loi étrangère dans le procès civil) François Mélin. Presse universitaire d’Aix-Marseille, faculté de droit et sciences politique, 2002. L’utilisation de la lex fori dans la résolution des conflits de lois par Peggy CARLIER THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR en droit Discipline : droit international privé. Université de Lille 2 – Droit et santé Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales École doctorale n°74 Présentée et soutenue publiquement le 14 mars 2008 Sous la direction de : Madame Annie BOTTIAU Maître de conférences à l’Université de Lille 2. http://edoctorale74.univ-lille2.fr Le statut de la loi étrangère selon la cour de cassation. Mémoire présenté en vue de l’obtention du master droit« recherche », mention « droit international »par ratchaneekorn larpvanichar sous la direction de madame annie bottiau, année universitaire 2005-2006. Lille 2, université du droit et de la santé ecole doctorale des sciences juridiques, politique et de gestion (n°74) faculté des sciences juridiques, politiques et sociales. http://edoctorale74.univ-lille2.fr www.facdedroit-lyon3.com, Faculté de droit de Lyon, fiche pédagogique virtuelle. Fiche à jour au 10 décembre 2006. www.academon.fr, exposé n°5721, la règle de conflit. www.universalis.fr, Bibliographie de Phocion Francesckis, auteur Paul Lagarde, 2009. www.vlex.com, la aplicación de la ley extranjera por los tribunales españoles y la posición que debe adoptar el juez en estos procesos, revista objeto y carga de la prueba civil (2007), Emilio Molins Garcias-Atance, magistrado-juez del juzgado de primera instancia N°9 de Zaragoza. www.vlex.com, La carga de la prueba del derecho extranjero, revista objeto y carga de la prueba civil (2007), Oscar Ferrer Cortines, Juez en prácticas de la 57.a Promoción de la escuela Judicial. www.vlex.com, derecho extranjero y recurso de casación (STS, Sala Primera, de 4 de julio de 2006): el Tribunal Supremo cruza el Rubicon, Anuario de derecho civil-Núm. LX, Octubre 2007, Alfonso-Luis Calvo Caravaca/Javier Carrascosa González – Catedrático de derecho internacional privado Carlos III de Madrid (España)/ profesor titular de derecho internacional privado Universidad de Murcia (España). www.vlex.com, decisión judiciaria de Audiencia Provincial- Bilbao, Sección 3 N°287/2007, 18 mayo 2007. Protocolo adicional al convenio Europeo sobre Información del derecho Extranjero, del 15 de marzo de 1978 (BOE de 24 de junio de 1982) Convención Interamericana sobre prueba e Información acerca del Derecho Extranjero, Convenio de 8 de marzo de 1979, (BOE de 13 de enero de 1988) Reglamento comunitario 1206/2001 del Consejo de 28 de mayo de 2001 de cooperación entre los órganos jurisdiccionales de los estados miembros en la obtención de pruebas en materia civil y mercantil, DOCE de 27 de junio de 2001.