L'admission de la théorie de l'imprévision dans les systèmes français et italien et ses conséquences pour les parties à des contrats internationaux - Par Yvonne Hochmann.

La théorie de l'imprévision n'est pas toujours admise. C'est ce que nous démontrent les exemples de la France et de l'Italie. Cela peut être source d'incertitude pour les parties à un contrat international. S'il n'existe pas de convention internationale portant loi uniforme, celles-ci auront donc intérêt à prévoir clairement dans leur contrat si elles veulent tenir compte de l'imprévision ou non.

Introduction :

La théorie dite de l'imprévision admet la modification du contrat ou sa résolution quand des circonstances économiques imprévues, postérieures à la conclusion du contrat, rendent son exécution excessivement difficile ou beaucoup plus onéreuse, sans pour autant qu'elle soit impossible. L'application de cette théorie est admise en Italie sous le nom d' "eccessiva onerosità sopravvenuta". Dans d'autres pays européens, cependant, et parfois au niveau international l'imprévision n'est pas admise. Un arrêt du Tribunal Civil de Monza du 14 janvier 1993 dans lequel il était question d'une demande de résolution d'un contrat de vente international de marchandises (passé entre une société italienne et une société suisse) pour "eccessiva onerosità sopravvenuta" nous montre cela. Cette demande, introduite par la société vendeuse, était due au fait qu'entre la conclusion du contrat et la date prévue pour son exécution, le prix de la marchandise avait considérablement augmenté sur le marché international. Étant en présence d'un contrat de vente international de marchandises, le tribunal devait vérifier si la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises de 1980 était applicable. Si cela était le cas, le juge devait se demander s'il était tout de même possible d'appliquer au contrat le régime de l' "eccessiva onerosità sopravvenuta" prévu aux articles 1467 et suivant du Code civil italien. Il a relevé que rien dans les articles 79 et 61, qui prévoient des solutions en cas d'inexécution contractuelle, ne semble prévoir un régime similaire. En cas d'application de la Convention de Vienne il n'est donc pas possible de tenir compte d'une éventuelle "eccesiva onerosità sopravvenuta". Au vu de l'article 4 de la Convention de Vienne qui définit son champ d'application rationae materiae le tribunal a considéré qu'il convenait d'appliquer celle-ci. Cependant, il a fini par conclure que la Convention de Vienne n'était pas applicable en l'espèce car elle n'était pas encore entrée en vigueur en Suisse au moment de la conclusion du contrat. Le régime de l' "eccessiva onerosità sopravvenuta" devait donc s'appliquer étant donné que les parties avaient désigné la loi italienne comme loi applicable au contrat. Cet arrêt démontrant que la théorie de l'imprévision n'est pas toujours admise, il peut sembler intéressant de comparer des systèmes juridiques apportant des solutions différentes pour se demander quel pourrait être le comportement des parties à un contrat international afin d'éviter le difficultés. C'est pourquoi nous comparerons dans un premier temps les systèmes français et italien et que nous étudierons ensuite les problèmes posés et les solutions pouvant être envisagées dans le cadre des contrats internationaux.

I. Des conceptions différentes de l'imprévision au sein même des pays de l'Union européenne : l'exemple de la France et de l'Italie.

Si la théorie de l'imprévision est admise en Italie sous le nom d' "eccessiva onerosità sopravvenuta" et est régie par les articles 1467 et suivants du Code civil italien (A), la France refuse toujours de reconnaître la théorie de l'imprévision pour les contrats de droit privé (B).

A. Le régime de l' "eccessiva onnerosità sopravvenuta".

Comme le montre l'arrêt du Tribunal de Monza du 14 janvier 1993, les articles 1467 à 1469 du Code civil italien prévoient un régime applicable en cas d' "eccessiva onerosità sopravvenuta", c'est-à-dire en cas d'imprévision. Les solutions envisagées lorsque surviennent des éléments imprévus postérieurs à la conclusion du contrat et venant bouleverser l'économie de celui-ci, sont soit la résolution du contrat soit la réduction ad aequitatem. Cette dernière donne la possibilité au créancier de maintenir en vie le contrat en réduisant ses exigence de façon à ce que l'exécution ne soit pas excessivement onéreuse pour le débiteur. Le fondement du régime de l' "eccessiva onerosità sopravvenuta" est dû au fait que, selon l'analyse doctrinale italienne, la survenance de celle-ci aurait pour conséquence d'ôter sa cause au contrat. Le déséquilibre des prestations empêcherait les parties d'atteindre le but en vue duquel elles avaient conclu le contrat. Il est dès lors nécessaire, selon la doctrine, de faire appel aux concepts de bonne foi et d'équité en vue de maintenir inaltérée l'économie du contrat. Le créancier ne peut donc pas exiger du débiteur l'exécution de ses obligations dès lors que cela serait excessivement dommageable pour ce dernier. Le régime de l' "eccessiva onerosità sopravvenuta" est applicable aux contrats commutatifs (art. 1467), unilatéraux (art. 1468) et aléatoires (art. 1469). Le critère retenu pour vérifier si l'on est en présence d'une "eccessiva onerosità sopravvenuta" est de regarder si l'équilibre entre les prestations est maintenu et si la prestation prévue au moment de la conclusion du contrat n'implique pas une augmentation de la charge économique du débiteur au moment de l'exécution du contrat. En ce qui concerne les contrats unilatéraux, il est évident qu'il n'est pas possible de prendre en compte la contrepartie pour définir quel était l'équilibre du contrat au moment de sa conclusion. Cependant, la doctrine italienne justifie l'application du régime de l' "eccessiva onerosità sopravvenuta" à ces contrats par le fait que la partie qui s'est liée contractuellement, sans avoir pour but de recevoir une contrepartie, ne devrait pas avoir à subir les conséquences d'une aggravation de sa situation contractuelle. Dans ce cas, pour admettre l'application du régime, il suffit de comparer ce que devait être la prestation au moment où la partie s'est engagée et ce qu'elle est devenue au moment où elle doit être exécutée.

B. Le refus de la France de reconnaître la théorie de l'imprévision pour les contrats de Droit privés.

Après avoir pris connaissance de la position de l'Italie quant à la théorie de l'imprévision, il peut être intéressant de voir qu'il peut exister des positions divergentes comme, par exemple, celle française. En effet, la France ne reconnaît pas la théorie de l'imprévision dans le cadre des contrats de droit privé. Cette position trouve sa justification dans le fait que le Code civil français consacre la théorie de l'autonomie de la volonté en droit contractuel : l'article 1134 énonce très clairement que "les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites". Les parties ne pourront donc pas invoquer de circonstances extérieures d'exonération de leur responsabilité en cas d'inexécution contractuelle hormis en cas de force majeure (c'est-à-dire si l'évènement qui empêche l'exécution du contrat est imprévisible, irrésistible et extérieur à celui qui l'invoque). Cette solution a été très clairement fixée par un arrêt Canal de Craponne du 6 mars 1876. La Cour de cassation avait alors déterminé que "dans aucun cas, il appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse leur paraître leur décision, de prendre en considération le temps comme circonstance pour modifier le conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants". La théorie de l'imprévision serait, selon la conception française, source d'insécurité juridique car elle permettrait au juge de s'immiscer dans le contrat, ce qui serait un manquement au respect du principe d'autonomie de la volonté. Le refus de reconnaître la théorie de l'imprévision pour les contrats de Droit privé reste donc inchangé bien que certains arrêts se soient basés sur la notion de bonne foi (mentionnée à l'article 1134 alinéa 3 du Code civil) pour justifier le fait que le juge ait, dans certains cas, exigé une modification du contrat. Cela fut le cas notamment dans l'arrêt Expovit de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 25 février 1992 pour sanctionner un employeur qui n'avait pas mis à profit la libération d'un poste dans son entreprise pour éviter un licenciement, et dans un arrêt Huard de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 3 novembre 1992 en vue de condamner une compagnie qui ne permettait pas à ses revendeurs de pratiquer des prix concurrentiels car elle refusait de prendre en compte les circonstances du marché qui avaient changé.

II. La théorie de l'imprévision : une source d'incertitude pour les parties à un contrat international.

La Convention de Vienne de 1980 sur les contrats de vente internationale de marchandises portant loi uniforme semble régler le problème de savoir quel sort réserver à la théorie de l'imprévision dès lors qu'elle est applicable (A). Cependant, les divergences de solutions envisagées par les différents système juridiques restent une source d'incertitude pour les parties à des contrats internationaux. Il convient donc de se demander comment celles-ci pourraient se prémunir contre cette situation (B).

A. La théorie de l'imprévision et la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises.

L'article 79 alinéa 1 de la Convention de Vienne de 1980 énonce qu' "une partie n'est pas responsable de l'inexécution de l'une quelconque de ses obligations si elle prouve que cette inexécution est due à un empêchement indépendant de sa volonté et que l'on ne pouvait raisonnablement attendre d'elle qu'elle le prenne en considération au moment de la conclusion du contrat, qu'elle en prévienne ou surmonte les conséquences". Cet article pose un problème d'interprétation : doit-on considérer qu'un bouleversement dans l'économie du contrat pourrait constituer un empêchement à l'exécution de celui-ci ? En Italie, la doctrine majoritaire a considéré qu'un simple bouleversement de l'équilibre contractuel ne constitue pas une cause d'exonération de leur responsabilité pour les parties, le terme "empêchement" devant selon elle être assimilé à une "impossibilité". Cela s'inscrirait d’ailleurs dans la logique de l'arrêt du Tribunal de Monza du 14 janvier 1993 qui relève que "l'eccessiva onerosità sopravvenuta semble étrangère à l'article de la Convention aussi bien en tant que moyen de tutelle qu'en tant que possibilité de demande de résolution". En effet, la Convention ne semble ni prévoir de rétablir l'équilibre contractuel ni de résoudre le contrat pour imprévision, comme c'est le cas en Italie. Les articles 49 et 64 de la Convention qui établissent une liste limitative des cas pour lesquels le contrat pourrait être résolu et la survenance d'un bouleversement de l'économie du contrat n'en fait pas partie. La majorité de la doctrine et la jurisprudence considère donc en Italie que la théorie de l'imprévision n'est pas admise par la Convention de Vienne. Cependant, on relève aussi l'existence d'une doctrine minoritaire pour qui l'empêchement défini à l'article 79 viserait aussi toutes les hypothèses dans lesquelles l'exécution de la prestation serait devenue tellement onéreuse pour le débiteur qu'il ne serait raisonnablement pas possible de lui demander son exécution. Selon cette doctrine l' "eccessiva onerosità sopravvenuta" pourrait donc au moins être invoquée comme une cause d'exonération de la responsabilité pour inexécution. La jurisprudence française, quant à elle, se range à la logique de la doctrine majoritaire et de la jurisprudence italienne. Nous pouvons voir cela par exemple dans un arrêt de la Cour d'appel de Colmar du 21 juin 2001 dans lequel celle-ci énonce que "le champ d'application de l'imprévision admis par la Convention de Vienne ... est très restreint et recouvre, en fait, celui de la force majeure". Or, le fait que l'exécution du contrat soit devenue plus onéreuse ne constitue pas un évènement extérieur, imprévisible et irrésistible. Si le problème de l'admission de la théorie de l'imprévision semble être réglé pour les contrats de vente internationale de marchandises, il n'en demeure pas moins que de nombreuses incertitudes subsistent pour de nombreuses sortes de contrats internationaux. Il est donc très important pour les parties de déterminer clairement ce qu'elles veulent dans leur contrat.

B. L'importance de l'expression de la volonté des parties.

En ce qui concerne les contrats internationaux il semble nécessaire de se demander, comme le fait remarquer Lyne Boinat dans son article "Contrats internationaux et imprévision en arbitrage international", si les contrats internationaux sont porteurs d'une spécificité telle qu'ils devraient faire l'objet de règles spécifiques. Selon elle, l'exécution d'un contrat international pose des difficultés avec des enjeux plus lourds lorsque des événements extérieurs aux parties rendent l'exécution difficile pour l'une d'entre elles. Il peut sembler utile que les parties déterminent le plus clairement possible ce qu'elles veulent voir appliquer comme règle en cas d'imprévision. Si elles veulent prendre en compte cette dernière, elles ont la possibilité de se référer, par exemple, à des règles propres au commerce international comme les principes UNIDROIT publiés en 1994 et soumettre le litige éventuel à l'arbitrage. En effet, si ces principes prévoient l'application du principe Pacta sunt servanda dans leur article 1.3, ils prévoient aussi la possibilité pour le tribunal d'agir en cas d' "avantage excessif" à travers une mission ou des pouvoirs d'adaptation (articles 3.10.2 et 3.10.3). Par ailleurs, ils définissent dans l'article 6.2.2 la situation de hardship et dans l'article 6.2.3 déterminent les solutions apportées à cette situation. Il convient pour les parties qui veulent faire jouer la théorie de l'imprévision d'insérer dans leur contrat des clauses de hardship qui fonctionnent dès lors qu'un événement ou un changement de circonstances non imputable à la partie qui l'invoque entraîne pour elle des conséquences lourdes non envisagées lors de la conclusion du contrat et des charges financières excessives. Dans ce cas, si ces conditions se vérifient, une procédure contractuelle est mise en œuvre pour adapter l'économie du contrat, et si les parties ne se mettent pas d'accord une procédure arbitrale est ouverte qui permet de donner à la clause son efficacité. L'insertion de telles clauses est nécessaire car, pour les juridictions des pays qui n'acceptent pas l'imprévision et pour les juridictions arbitrales, l'absence de clause d'indexation ou de révision dans un contrat témoigne d'une volonté des parties de refuser une inexécution qui serait basée sur la théorie de l'imprévision. Les parties doivent donc éviter de laisser subsister tout doute quant à leur volonté. Vu la grande importance accordée à la volonté des parties dans les pays qui, comme la France, refusent de reconnaître la théorie de l'imprévision, il semble préférable de laisser aux contractants le soin d'envisager une éventuelle imprévision par le biais de clauses s'ils considèrent que la bonne foi et l'équité de leurs relations contractuelles le rendent nécessaire. Il paraît en effet dangereux en termes de sécurité juridique de laisser le juge s'immiscer à l'excès dans le contrat, alors que le but même de la négociation contractuelle est de laisser les parties choisir leurs propres règles.

Bibliographie :

Ouvrages généraux :

Casella G., La risoluzione del contratto per eccessiva onerosità sopravvenuta, Torino, Unione Tipografico-Editrice Torinese, 2001.

Textes officiels :

- Codice civile : commentato con la giurisprudenza, a cura di F.Bartolini e P. Dubolino, 19 ed., Piacenza, 2005 - Arret du Tribunal civil de Monza du 14 janvier 1993, Nuova Fucinati S.p.a c/ Fondamental International A.B, http://www.unilex.info/case.cfm?pid=1&do=case&id=21&step=FullText - Arret de la Cour d'appel de Colmar du 21 janvier 2001, http://witz.jura.uni-sb.de/CIG/decisions/120601v.htm

Articles :

- Boinat L., “Contrats internationaux et Imprévision en Arbitrage Commercial International”, http://www.institut-idef.org/IMG/doc/BOINAT.doc - Bouthinon-Dumas H., “Les contrats relationnels et la téorie de l'impévision”, Revue internationale de droit éonomique, 2001, http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RIDE&ID_NUMPUBLIE=RIDE_153&ID...

Sites internet :

http://www.rivista.ssef.it/site.php?page=20050331101552843&edition=2006-...http://www.jei.it/approfondimentigiuridici/notizia.php?ID_articoli=477http://www.finances.gouv.fr/fonds_documentaire/euro2002/etudes/contrats.htm